Définir le futur d'entreprises et d'organisations
Consultant, enseignant et conférencier, Philippe Cahen a imaginé une méthode très personnelle pour définir le futur d'entreprises et d'organisations. Notre prospectiviste revient sur une collecte riche d'enseignements entamée voici dix ans.
Je m'abonnePhilippe Cahen est un personnage hors norme. Consultant, enseignant et conférencier, il a imaginé une méthode très personnelle pour définir le futur d'entreprises et d'organisations. En tant qu'auteur d'un ouvrage intitulé Les Secrets de la prospective par les signaux faibles(1), nous lui avons demandé de faire le point sur dix années de collecte de ces fameux signaux. Rencontre avec un homme à la parole forte.
Comment définir un signal faible?
Philippe Cahen: J'appelle un "signal faible", un fait paradoxal qui inspire réflexion. Il appartient à chacun d'entre nous de savoir si ce qu'il a identifié concerne ou non sa propre activité. Ce qui compte, c'est que cela entraîne une réflexion. En général, elle est intuitive. Et j'ai coutume de dire que l'intuition est un excès de vitesse de la pensée.
Y a-t-il des entreprises plus à l'écoute des signaux faibles que d'autres?
J'ai théorisé ça en classifiant les entreprises en 2D, 3D et 4D. L'entreprise 2D a les deux pieds dans le présent, mais a - à peine - la tête dans le futur. La firme 3D se situe dans le mouvement et elle a un pied dans le futur. Son homologue 4D a au moins un pied et la tête dans le futur. En France, 70% des entreprises environ demeurent 2D, 20% sont 3D et seuls 10% sont devenus 4D. Et encore. Mais en tous les cas, très peu d'entreprises sont en phase d'anticipation. Les Français ont peur de prendre des risques et n'aiment pas l'échec.
Quel est le principal obstacle humain à l'innovation?
Les entreprises sont obsédées par le poids du présent. De nombreux entrepreneurs s'occupent de faire progresser leur chiffre d'affaires et leurs marges. Et donc, de gérer le présent. Ils ont la tête dans le guidon et ne voient pas en avant.
Disposer d'une culture centrée sur le client n'est pas une habitude française?
Prenez la Fnac. Voici une enseigne qui, depuis 15 ans, a compris ce qu'était Internet. Or au sein de cette enseigne, vous ne pouvez pas acheter un produit vous-même depuis une tablette mise à votre disposition. Récemment, à la Fnac, on m'a conseillé d'aller chez moi consulter des produits sur Internet. Et de me rendre à côté, chez Darty, pour aller voir ces mêmes produits. C'est ahurissant. Et je parle de l'une des enseignes préférées des Français. On est en 2014.
Les entreprises actuellement en retard auraient-elles pu éviter certaines erreurs en écoutant les signaux faibles?
C'est évident. J'écris depuis presque dix ans que la Fnac va droit dans le mur. Le fait de se remettre en cause est important. Tout le monde a peur. Même les conseils extérieurs craignent de perdre leurs clients. Pourtant, le monde va tellement vite qu'il ne faut plus avoir peur de quoi que ce soit.
Vos signaux faibles sont proches des analyses prédictives, n'est-ce pas?
C'est en effet proche de ma démarche, qui consiste à établir des liens grâce à des algorithmes. Sauf que je réalise les algorithmes moi-même. Nombre de mes découvertes sont du registre de l'intuition, de la créativité et de l'émotion. L'algorithme ne sait pas le faire. Pas encore.
Quels conseils donner pour aider à écouter?
Avec les Trente Glorieuses est apparu le marketing de masse. Avec les "trente chahutées" est venu le marketing de précision. Maintenant, j'ai l'impression que nous sommes dans le marketing de l'intime. La grande différence avec l'étape précédente est liée au consommateur, très conscient du marketing. Et le marketing est l'un des mots les plus honnis qui soient. Cela devient une injure. Avant, le mot le plus détesté était "publicité", maintenant c'est "marketing".
Quand, à chaque fois que vous cliquez sur une page web, s'affiche une pub pour le site de commerce que vous venez de visiter, cela finit par ne plus avoir plus de crédibilité. D'où l'importance du marketing de l'intime. Comment faire passer un message auprès de quelqu'un sans que cette personne perçoive son intention publicitaire? Lorsqu'Amazon indique "ceux qui ont acheté ce livre ont aussi aimé tel autre", c'est très crédible. Je suis client d'Ooshop depuis 1998 et c'est une véritable catastrophe. J'aurais aimé être client de Tesco, qui envoie des e-mails personnalisés. Chez Carrefour, en général, lorsque j'ai fini ma commande, le site me propose une promotion pour un produit que je viens d'acheter. Donc il me dit: "tu t'es fait avoir".
Le consommateur n'a-t-il pas envie de dialoguer avec des entreprises qui le connaissent mieux?
Si, lorsque c'est utile. Les Français se méfient de l'utilisation des données. Cependant, je ne pense pas qu'ils soient contre. Chacun est parfaitement conscient qu'à chaque fois qu'il se déplace en tenant son téléphone à la main, il est traçable. Idem à chaque fois qu'un consommateur utilise sa carte bleue ou son pass Navigo. Si on ne veut pas être suivi, il faut payer en espèces. Mais combien de personnes le font? L'inquiétude concernant la data disparaît dès lors que l'on réussit à cadrer son usage.
Qui peut travailler sur ces signaux faibles?
N'importe qui. Il faut éviter de se faire piéger par des choses qui sont en train de se passer et que l'on voudrait ignorer. Ma méthode de travail porte sur les signaux faibles et sur des scénarios dynamiques. Les premiers proviennent du travail de recueil d'un individu. À mon sens, il s'agit d'éveil et non de veille. La veille revient à recueillir de l'information. L'éveil consiste à en faire quelque chose. Collecter sans savoir à quoi les données vont servir ne sert à rien. Après cela, on travaille sur la prospective de l'entreprise et sur la mise au point de signaux dynamiques. On se rend compte qu'à chaque fois que l'on a une idée sur l'avenir, on peut réfléchir à l'idée inverse. Ce système de logique fonctionne en prospective de manière très simple et oblige chacun à se remettre en cause.
Comment peut-on développer cette culture des signaux faibles?
C'est un travail très personnel, qu'il faut renouveler régulièrement. Il ne suffit pas de s'abonner à tel ou tel mot sur Google. Il faut lire. Posséder une ouverture d'esprit. Croiser ses informations avec d'autres personnes. Notre concurrent de demain n'est pas sur notre marché d'aujourd'hui. Quand Elon Musk a déclaré en 2002: "Je vais créer une entreprise qui enverra des satellites dans l'espace", Ariane Espace a beaucoup ri. Ce n'est plus le cas.
Est-ce que l'on est capable d'écouter des signaux faibles quand on est trop fort?
Non. Sauf quand on est une entreprise 4D. À l'image de Google. C'est-à-dire que l'on paye des salariés pour imaginer des solutions sortant de l'ordinaire. C'est ce que font, dans une certaine mesure, les sociétés de la famille Mulliez: Oxylane, Adeo, Decathlon, Leroy Merlin, Norauto... Ces compagnies travaillent sur des visions. Puis elles les remettent en cause.
Où est la place des personnes qui identifient ces signaux?
Idéalement, en interne. Ce sont généralement ceux qui ont une seconde vie en dehors de l'entreprise. Ces collaborateurs se situent en hors de la hiérarchie. Par exemple, les salariés qui sont affectés au SAV, des personnes au contact des clients et qui en font une synthèse remarquable. Ou bien des employés qui travaillent sur les machines-outils. Ou encore des livreurs. Voire des membres du service de R & D. Ils sont partout. Tout le problème consiste à savoir comment les mettre en éveil. Il ne s'agit pas de les mettre en veille. Ensuite, il faut savoir les remercier et les encourager.
Quels seraient les cinq bons conseils à donner à un marketeur?
D'abord, qu'il invente un autre nom pour son métier. Le mot "marketing" est fichu, il faut en trouver un autre. Il recouvre une notion qui était bonne dans les années soixante. Mais 50 ans après, elle n'est plus d'actualité. Pour moi, c'est évident. Ensuite, il faut revenir aux besoins des consommateurs. Et non continuer ce que l'on a fait depuis 30 ans, en déclinant une bouteille d'un litre en une bouteille d'un litre vingt-cinq puis en un format 75 centilitres. Le marketing s'est tué à cause de procédés de ce genre. Le marketing recouvre maintenant un nouveau métier : l'analyse non plus des besoins mais de suggestion des besoins. Pour finir, je conseillerais de ne pas avoir peur d'essayer. Il faut tester, sans arrêt. Enfin, quand on croit avoir trouvé, il est nécessaire de repartir sur un autre projet. Une partie des équipes est faite pour créer et une autre est dédiée à la mise en oeuvre. Il ne faut pas utiliser les mêmes ressources pour ces deux pans du travail.
(1) Les Secrets de la prospective par les signaux faibles. Analyse de dix ans de signaux faibles. Par Philippe Cahen, aux éditions Kawa.