Seth Godin: "Le storytelling, fondement de toute stratégie marketing"
Ancien vice-président de Yahoo! en charge du marketing, Seth Godin s'est, depuis, érigé en gourou du marketing. Avec son blog et ses 588 000 twittos, le conférencier et entrepreneur distille, depuis New York, ses nombreuses théories.
- Depuis votre dernier ouvrage, "What to do when it is your turn", vous encouragez les individus à se saisir de leur liberté et de leur destin, à imposer leurs différences, à revendiquer leur singularité. Pourquoi avoir délaissé les sujets purement marketing qui ont fait votre succès au profit de thèmes liés au développement personnel?
Tout simplement car, selon moi, il n'est pas de marketing réussi qui ne corresponde à un style de vie sincère et authentique. Il y a 20 ans, le marketing se résumait à une publicité réussie. C'est loin d'être encore le cas aujourd'hui! Prenez par exemple Apollonia Poilane, qui a repris l'entreprise Poilane après la mort accidentelle de ses parents, Lionel et Irène, en 2002. Comment expliquer un tel succès? Comment est-elle parvenue à faire livrer ses pains à travers le monde? Comment a-t-elle séduit ces milliers de restaurateurs à Paris et ailleurs? Certes, ses produits sont bons, mais tout le monde ayant accès à de la farine, de l'eau et du levain, aurait pu les faire. Mais Apollonia, elle, a fait de cette recette simple quelque chose d'exceptionnel en y consacrant sa vie.
- En 1999, vous publiez "Permission Marketing", qui théorise une forme de publicité et de communication moins abusive, induisant l'accord préalable des consommateurs. Dix-huit ans plus tard, ce concept est-il toujours d'actualité?
À vrai dire, elle ne l'a jamais été autant ! Car aujourd'hui plus que jamais, les consommateurs ont la possibilité soit de vous écouter s'ils le souhaitent, soit de totalement vous ignorer. Or, dans ce bruit permanent, dans ce flux discontinu de messages, seule une communication non seulement acceptée, mais également pertinente, personnelle, aura de la valeur. C'est tout l'enjeu des marques aujourd'hui...
- Justement, comment les marques peuvent-elles se faire entendre parmi toutes les autres?
Tout simplement en le méritant. La plupart sont aujourd'hui égoïstes, court-termistes et mentent énormément. Pourquoi les gens voudraient-ils les écouter? Si elles agissent différemment, font preuve de générosité, se montrent transparentes et même vulnérables, alors elles auront une chance d'être entendues. Et, cerise sur le gâteau, elles construiront et animeront une communauté, elles connecteront les individus les uns avec les autres... Car, tel est le but de la vie, appartenir à une communauté...
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"La différentiation réside dans le storytelling"
- Croyez-vous que cela puisse se décréter... que se dire, un jour, "maintenant, je suis transparente et vulnérable", ce n'est pas déjà commencer à bâtir une stratégie un peu mensongère?
Ce qui est vital, pour une marque, c'est de définir ses valeurs et d'y faire adhérer l'ensemble de ses collaborateurs, service marketing compris. Tout est alors plus facile. Il suffit alors de s'adresser aux consommateurs par le biais de ces valeurs, et de faire uniquement les promesses que nous pourrons tenir. Prenez les marques de parfums ou de vêtements aux États-Unis. Leurs clients font bien la différence entre les unes et les autres, alors que leurs produits proviennent des mêmes usines, des mêmes fournisseurs. La différentiation réside dans le storytelling qui leur est associé, dans les promesses qui leur sont faites. Or, souvent, les marques, sous la pression de la concurrence et des prix, vont briser leurs engagements, donc la confiance et donc leur valeur.
- Mais comment unifier leur communication face à la multiplication des canaux, souvent gérés par des acteurs différents...?
Pourquoi s'intéresse-t-on à une marque? Parce qu'elle est meilleure sur Twitter ou Facebook? Parce qu'elle fait mieux les logos que les autres? Je ne crois pas. Non, on tient à elle car elle s'engage sur des sujets qui nous sont propres et chers. Voilà tout l'enjeu des marques post-industrielles... Elles doivent prendre position. Et nombreuses sont celles qui l'oublient. Tout le monde peut fabriquer un paquet de chips ou une bouteille d'eau. Ce qui est plus complexe, c'est de le faire d'une manière si unique, si artistique, si magique... que vous manquerez aux gens si vous vous arrêtez. Telle est la force de la France et notamment de Paris. Depuis Colbert, il y a 400 ans, la France brille par sa capacité à connecter le commerce et l'humanité, à concevoir une offre réelle, personnelle, et, le plus important, ayant du sens.
Et cette faculté est plus vitale que jamais, aujourd'hui que la force d'une marque ne se mesure plus à ses capacités de production, mais plutôt à celles de mobilisation.
- En s'engageant, les marques prennent le risque de se couper d'une partie de l'engagement. Selon vous, mieux vaut-il être clivant ou fédérateur?
Cela n'a plus de sens de vouloir plaire à tout le monde. Plus aucun produit ou service ne peut avoir cette ambition. Les marques doivent concentrer leurs efforts sur un petit nombre de clients, et susciter leur engagement. Et pour cela, elles ne doivent plus hésiter à être avant-gardistes, à prendre des risques, à oser les extrêmes !
- En France, dès que des marques se sont engagées auprès d'hommes politiques, elles ont été immédiatement désavouées par les consommateurs. Le risque aujourd'hui est donc de choisir des engagements très mainstream, qui ne blessent personne, comme l'écologie...
Certes. Mais regardez Patagonia. Eux s'engagent certes pour l'écologie, mais n'hésitent pas à aller toujours plus loin. Et ce, alors que cela signifie ne pas vendre certains produits, ou les vendre plus cher, ou ne pas être totalement maîtres de l'emplacement de leur magasin. Mais ces choix, parfois radicaux, donnent du sens à leur message et donc à leurs produits.
- Qu'ont les marques américaines à apprendre des françaises?
Dans les années soixante, la France a beaucoup copié les États-Unis car ce qui comptait alors était le prix. Grâce à notre excellente productivité, nous pouvions les baisser et donc importer nos produits qui, par voie de conséquence, gagnaient en notoriété. Aujourd'hui, tout le monde peut produire à très bas prix. Car toutes les marques ont accès aux mêmes usines, aux mêmes robots... Toute la différence réside alors, là encore, dans la capacité des marques à susciter l'engagement. Et en France, vous êtes, à ce niveau, brillants ! Pourquoi ? Notamment car les marques sont, en France, dirigées par de véritables leaders qui s'impliquent corps et âme. L'autre raison, c'est bien entendu l'héritage dont bénéficient les marques françaises. Pourquoi quelqu'un préfère-t-il un sac Louis Vuitton alors qu'il pourrait en avoir un faux pour 20 fois moins cher ? Tout simplement car il achète une histoire et surtout une certaine idée d'exigence et de qualité. Et cela vaut tout autant pour du sel de Normandie. Alors que je pourrais en obtenir pour presque rien, j'en acquiers pour 6 euros le petit pot. Pourquoi ? Parce qu'on ressent, dès qu'on le prend en main, que quelqu'un l'a fait et s'est inquiété de sa bonne conception. Et que chaque fois que je l'utiliserai, cela me rendra heureux. Et ce, pour seulement 6 euros... On peut dire que c'est une affaire! Il ne s'agit plus du prix, mais plutôt de l'émotion et de l'expérience apportées.
- À l'inverse, qu'ont les marques françaises à apprendre de leurs homologues américaines?
Les États-Unis sont très inspirants au niveau de la relation client. Les marques ont en effet compris les exigences de leurs clients qui s'attendent à obtenir, dès le lendemain de la commande, le produit, ainsi qu'au moindre problème, des excuses, un remplacement, voire un remboursement. Et les Français ont à apprendre à ce niveau, ainsi qu'à celui de l'expérience client. Quand je suis né, dans les années soixante, ce qui était incroyable, c'était d'acheter un stylo qui marchait. Aujourd'hui, n'importe quel stylo à n'importe quel prix marchera... ce qui est important et ce qui fera payer le prix aux clients, c'est l'expérience offerte, avec le produit, mais également en magasin.
- De nos jours, quel est l'enjeu majeur des marques?
Elles doivent refuser de se développer si telle n'est pas leur vocation. Sinon, le risque est de ne plus respecter leur promesse, de compromettre leur engagement. C'est exactement ce qui est arrivé à toutes les marques qui ont connu leur heure de gloire et qui sont retombées dans l'oubli. Attention donc à grandir selon votre propre rythme, et en ignorant les exigences des marchés. Prenez Starbucks, cette enseigne est puissante comme jamais. Mais dès qu'elle cherche à se diversifier, par exemple en se lançant sur les déjeuners, c'est un échec. Car leurs clients leur font confiance sur l'expresso, mais pas sur l'egg sandwich !
- Quels conseils donneriez-vous aux marketers français?
Nous sommes tentés de commencer gros. C'est une erreur. La véritable opportunité, c'est de commencer petit, de faire des promesses à une centaine, voir un millier de personnes, les tenir, tout en leur offrant la plus belle expérience possible. Ce n'est qu'ensuite que vous pourrez l'étendre à une dizaine de milliers de consommateurs et même plus !
- Selon vous, quelle marque est la plus exemplaire?
Plusieurs marques me satisfont dans l'interaction que j'ai avec elles. Il y a ainsi tous les magasins en bas de chez moi où on connaît mes goûts et mes attentes. Il y a également cet entrepreneur new-yorkais, Danny Meyer, dont tous les restaurants, mais aussi la chaîne de restauration rapide Shake Shack, procurent des expériences chaleureuses et personnelles. Car à chaque fois que vous passez la porte de ses établissements, vous avez l'impression d'être partie intégrante d'une communauté. L'autre exemple, c'est bien sûr la chaîne canadienne Tim Hortons. Quand vous y commandez un double-double, vous achetez plus que des donuts... Vous devenez un peu plus Canadien. Et quand vous achetez quatre donuts, et qu'on vous en offre huit, le partage que cela implique renforce encore ce sentiment.
- Quel impact aura la présidence de Trump sur le monde créatif?
Je ne veux pas parler de politique. Cela me rend trop triste...
- Vous dites que les marques doivent être uniques. Mais comment y parvenir?
Aujourd'hui, les gens peuvent acheter tout ce qu'ils veulent auprès de qui ils veulent. Donc, pour qu'ils vous choisissent, vous devez agir différemment, affirmer votre singularité dans ce que vous faites. Et bien sûr, oser ce que les gens ne veulent pas faire, ou ont trop peur de faire.
Pour aller plus loin:
New York, l'État du retail
Les marques américaines, pionnières du social media
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