[Tribune] Comment la psychologie du client guide l'évolution du marketing de fidélisation ?
De la fidélisation transactionnelle à la fidélisation expérientielle... Etienne Oddon, CEO de Leoo (Groupe ADLPerformance), un spécialiste du data-driven loyalty, qui explique comment avoir une meilleure connaissance du client grâce à la technologie.
La fidélisation des clients est depuis toujours une question centrale en marketing, et les programmes de fidélité sont une longue histoire. Plus de 60 ans après l'apparition de la première carte de fidélité d'une grande enseigne (la carte FNAC, en 1954), la question de l'efficacité des programmes de fidélité continue cependant à faire débat. Pourtant, il ne semble pas que la question soit celle de l'intérêt d'un programme de fidélité en soi : identifier et actionner les leviers permettant de fidéliser un client acquis est forcément un sujet clé pour une entreprise, et il semble logique que fidéliser soit moins coûteux qu'acquérir un nouveau client (à condition que le produit ou le service délivré au client soit conforme à la promesse, mais partons de ce postulat !).
En outre, dans de nombreux cas, le programme de fidélité constitue un pourvoyeur important de données sur les clients, que les entreprises ne pourraient pas collecter par un autre moyen. La question n'est pas celle de l'utilité d'un programme de fidélité (ou plus généralement d'un programme relationnel), mais plutôt, celle de sa forme. En 2020, quelle forme doit avoir un programme relationnel pour s'adapter aux attentes des clients et consommateurs et être réellement efficace ?
La logique transactionnelle comme base du mécanisme de fidélisation
Les premiers programmes de fidélité ont d'abord eu une logique transactionnelle, consistant à récompenser les achats par des points-fidélité ayant une valeur d'échange pour payer de futurs achats (logique "linéaire") ou s'offrir des produits et services complémentaires. Les programmes de type "Frequent Flyers" ont même fait des points fidélité une véritable monnaie d'échange. Nombre de petites enseignes continuent de proposer des cartes de fidélité à points. Ce mécanisme de fidélité "transactionnel", basé sur un système "earn-burn" est fondé sur une première analyse de la psychologie du consommateur : celle des comportements rationnels de consommation. Achat après achat, le client comprend son intérêt économique. En outre, ce système de points contribue à constituer, dans une certaine mesure, un coût au changement ("switching cost") : le consommateur conçoit la perte de ses points fidélité acquis comme une perte potentielle.
La limite des programmes de fidélité transactionnels se trouve dans le fait qu'ils ne s'adressent qu'à cette part rationnelle des individus, en se concentrant sur la variable économique comme seul levier d'influence. Tout compte fait, le client choisira toujours l'offre économique la plus intéressante, et pourra se laisser séduire par l'offre d'appel d'un concurrent, voire un programme fidélité plus généreux. Paradoxalement, de tels programmes peuvent même contribuer à attirer des clients non pas réellement fidèles à la marque, mais "chasseurs de prime" et au mieux des clients "multi fidèles" (fidèles à plusieurs marques concurrentes). Cette logique expose la marque à une pression économique des concurrents.
Ce phénomène a été accentué par la multiplication et l'intensification des programmes de fidélité, contribuant à la banalisation des cartes de fidélité. En 2018, les Français disposent en moyenne de 6,7 cartes de fidélité d'enseignes contre 4,7 en 2010 (1). Pourtant, ils les considèrent de moins en moins utiles : selon une étude menée en 2008 et 2011 par Forrester (2), les cartes de fidélité influencent de moins en moins les achats (-30 %), et les consommateurs sont de plus en plus nombreux à considérer qu'elles n'apportent pas de valeur (+50 %).
Augmenter l'engagement réel des clients grâce aux programmes "relationnels"
Ces constats ont conduit de nombreuses marques à réfléchir à une approche plus relationnelle de leur dispositif de fidélisation. Alors que les mécanismes de fidélité transactionnelle jouent sur les comportements rationnels du client, la fidélisation "relationnelle" fait appel aux notions de confiance et d'engagement. La fidélité obtenue du client est alors plus stable, car moins sujette à un comportement opportuniste.
La fidélisation relationnelle joue principalement avec ces 4 leviers :
- l'avantage économique statutaire (dans ce cas, l'avantage est permanent pour le client ayant acquis un certain statut, et non pas directement échangé contre des points fidélité)
- la personnalisation de la relation (personnalisation des contenus, des messages, des offres)
- l'accès à des services offerts, voire exclusifs (ateliers et formation autour du produit, exclusivités et avant-premières, service client facilité, ...)
- et enfin, la prise en compte des conversations du client avec la marque, notamment avec le service client
Les programmes de fidélité "relationnels" se sont multipliés à partir de 2010
Dès 2010, le secteur automobile, souvent en pointe en matière d'expérience client, voit se lancer de nombreux programmes relationnels, à commencer par BMW qui lance MyBMW dès février 2020 pour offrir des contenus, des informations, des services et des invitations aux propriétaires des modèles de la marque. Hyundai, Peugeot, et la majorité des grands constructeurs suivront la même année. Si les acteurs de la distribution sont quand à eux longtemps restés sur un modèle transactionnel, ils ont pratiquement tous refondu leurs programmes entre 2015 et 2018 pour y intégrer une dimension relationnelle. Monoprix a fait évoluer son programme en 2017 pour y intégrer plus de services : le retour a été immédiat, et l'enseigne a gagné 1,4 million de consommateurs fidèles et collecté l'email de plus de la moitié de ses encartés contre moins du quart auparavant (3).
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L'enseigne Décathlon a fait grand bruit en annonçant la fin de son programme de fidélité en 2018 (qui comptait tout de même plus de 10 millions d'adhérents). En réalité, la marque a simplement mis fin à la logique transactionnelle de son programme de fidélité, basé sur un système de cashback à la fois trop peu généreux pour les consommateurs et jugé trop coûteux par la marque, pour recentrer ses efforts sur la relation client, les services et les contenus proposés aux clients connectés.
En B2B, les programmes de fidélité se sont créés d'emblée dans une logique de fidélisation relationnelle.
En B2B, les programmes de fidélité étaient peu présents jusqu'en 2010, la fidélité étant d'abord traitée via la relation commerciale. Il est intéressant d'observer que de nombreux programmes se sont ensuite créés, et directement dans une approche d'abord relationnelle. Appelés non pas "programme de fidélité", mais "club", "cercle" ou encore "programme partenaire", ils sont souvent conçus avec un système de statuts, ils proposent des services et un accompagnement business, et ils fédèrent la communauté de clients professionnels autour de la marque fournisseur.
Les émotions des consommateurs sont un facteur puissant de fidélisation
Une étude datant de 2016 de Temkin Group (désormais Qualtrics XM institute) a montré que les individus sont 7,8 fois plus susceptibles d'essayer un nouveau produit ou service et 7,1 fois plus susceptibles à d'acheter davantage s'ils ont une émotion positive vis-à-vis d'une marque. La création d'un lien émotionnel permet donc de construire une relation plus solide et plus durable avec le client. Pour susciter des émotions positives chez les clients, les marques font évoluer leurs dispositifs de fidélisation et de relation client, pour mieux prendre en compte le lien humain et pour exploiter la plateforme relationnelle pour diffuser les valeurs de la marque.
Remettre l'humain au centre du programme
Rien ne peut remplacer l'expérience d'un lien "humain" avec la marque pour créer de l'émotion chez le client et renforcer l'attachement. Si le digital et la data ouvrent de nombreuses perspectives et sont de fait de plus en plus présents, il reste essentiel de valoriser le lien humain. Décathlon, qui a donc fermé son programme de fidélité transactionnel en 2018, a réussi à intégrer cette dimension dans sa plateforme relationnelle en misant sur la proximité et le conseil. La plateforme propose l'accès à des événements sportifs partout en France (plus de 6000 événements en 2018) et l'application Decathlon Coach propose d'accompagner les sportifs dans leur progression. Dans un autre secteur, Thermomix fidélise ses clients en misant sur le lien avec les conseillers de la marque et l'expérience des ateliers culinaires en agence, chez les particuliers, et - depuis avril 2020 et la crise du Covid - à distance avec les ateliers virtuels.
Diffuser les valeurs de la marque et son ADN
Le marketing émotionnel, c'est d'abord la capacité à communiquer aux clients l'histoire et l'ADN de la marque, pour construire un lien plus fort basé sur le partage des valeurs. Cela oriente le programme relationnel vers d'autres enjeux :
- être le premier vecteur des contenus de la marque,
- donner accès aux événements de la marque et de ses partenaires,
- être une interface favorisant des interactions personnalisées avec la marque et ses experts.
Ainsi, une marque comme Yves Rocher a choisi de remettre l'humain au centre de sa stratégie. A l'été 2019, l'enseigne a fait le choix de renouveler son programme de fidélité en " misant sur l'émotion et la proximité avec ses clients " (Véronique Rousseau, Directrice marketing). Son nouveau programme de fidélité s'appuie sur son ADN et lui permet non seulement de récompenser les clients mais également de participer à des initiatives de la marque comme la plantation d'arbres dans le cadre de " Plantons pour la Planète " de la Fondation Yves Rocher.
La mutuelle MGEN fournit un autre exemple de programme relationnel visant à renforcer la marque. Le programme MGEN Avantages permet aux adhérents de la mutuelle d'accéder à des milliers d'offres d'événements et d'expériences à prix très avantageux et sélectionnées partout en France pour leur cohérence avec le territoire de la marque (culture, éducation, activités responsables). Les sections locales de la mutuelle contribuent activement à enrichir le programme grâce à la négociation de partenariats avec des acteurs locaux. Autre exemple frappant de ce type de programme : la plateforme "Welcome Fans" du groupe Accor, lancée en 2016. Le site propose à chacun de pouvoir participer à des tirages au sort pour profiter d'expériences uniques et réellement "money can't buy" lors des nombreux événements dont la marque est partenaire. Le programme s'adresse à tous, mais les chances de gagner augmentent avec le nombre de points acquis par les clients.
De façon plus globale, la stratégie de fidélisation d'une marque doit intégrer un travail sur l'expérience client (CX) L'émotion est une des composantes de l'expérience client. Une étude datée de 2019 de Quatrics XM institute analyse le lien entre expérience client et fidélisation en regardant trois paramètres pour qualifier l'expérience client :
- l'émotion (les sentiments du client)
- l'effort (l'absence d'effort, ou au contraire les frictions)
- le succès (le fait pour le client d'atteindre un but et d'obtenir ce qu'il souhaite)
- L'étude montre une évidente corrélation entre l'expérience client et la fidélité et l'engagement client au sens large (augmentation des achats, recommandations, indulgence, confiance).
En intégrant la question de l'expérience client, la question de la fidélisation trouve à la fois un champ d'action très concret (l'expérience client fait l'objet d'une conception, elle peut être analysée, testée...) et très large. En fait, une fois le constat fait que l'expérience client impacte directement et fortement la fidélisation, il devient essentiel de concevoir un programme de fidélité comme un projet intégré à l'expérience client à tous les points de contact, et prenant en compte toutes les dimensions de la relation avec le client (vente, service, communication). C'est probablement cette réflexion qui a conduit certaines marques vers des projets majeurs de refonte de leur plateforme relationnelle, comme Accor, Nike ou encore Vinci Immobilier.
(1) TNS Sofres pour BNP Paribas Personal Finance
(2) North American Technographics Retail Online Benchmark Recontact Survey, 3e trimestre 2011 et 2008 (États-Unis) - Forrester Research, Inc.
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(3) Enquête LSA, 2018 : Les programmes de fidélité sont-ils obsolètes
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