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[Interview] "La publicité, c'est de l'art utilitaire", Irène Grenet

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Irène Grenet, autrice de La Publicité dans le monde nouveau.
Irène Grenet, autrice de La Publicité dans le monde nouveau.

Si la publicité n'est plus l'arme de séduction massive qu'elle fût un temps, elle doit continuer à faire rêver mais sans trahir et sans manipuler. Sa mission, d'utilité sociale, est d'aider à construire un futur désirable.

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Pourquoi vous intéresser à la publicité ?

Irène Grenet : Haut fonctionnaire, je n'avais pas du tout vocation à travailler dans ce secteur. Puis, j'ai occupé jusqu'en 2022 des fonctions dirigeantes à la régie publicitaire de France Télévision et j'ai eu un coup de foudre pour cet objet particulier qu'est la publicité. J'ai eu la chance de vivre un moment charnière, où la publicité est de plus en plus contestée, au sein de notre système de production et de consommation dont on interroge la viabilité. C'est le paradoxe de la pub : elle réussit à faire vendre en s'appuyant sur les désirs des consommateurs et en même temps, on refuse de reconnaître sa capacité à mettre en scène les désirs, à exprimer la réalité d'une époque. Et puis la consommation a beaucoup évolué. Les sujets sur la data et la protection des données sont devenus essentiels. La digitalisation des métiers est totale. Prendre un peu de recul est nécessaire pour comprendre ces bouleversements.

Quel est ce « nouveau monde » que vous décrivez ?

I.G. : Celui dans lequel la consommation est devenue un pouvoir. Le citoyen est d'abord un consommateur, devenu plus responsable et sérieux, et qui souhaite participer aux enjeux de biens communs. Au "Je consomme, donc je suis", succède "Je consomme, donc j'agis". La publicité est devenue moins amusante, beaucoup moins drôle, moins belle aussi. On rit moins car le consommateur attend de l'information, de la fiabilité, de la traçabilité...

Selon le sociologue Jean Baudrillard, "la publicité, c'est la prophétie autoréalisatrice" car elle reflète les désirs des consommateurs. En ce sens, la publicité a donc une responsabilité sociale car elle oriente les désirs des consommateurs. Elle façonne l'espace public, même si désormais la publicité n'a plus la même puissance. Si elle n'utilise pas à plein son pouvoir d'orientation, elle est condamnée à mourir. Un sursaut est possible pour peu qu'elle ne devienne pas uniquement sérieuse et informative.

À quoi sert la pub alors ?

I.G. : Elle doit servir à réinstaurer une forme de rêve et réorienter les désirs vers un monde où l'on consomme mieux et participer à une écologie désirable. Le progrès matérialiste a vécu. La publicité, c'est de l'art utilitaire. Il faut qu'elle mette à jour son imaginaire grâce à sa capacité de séduction pour avoir une utilité sociale et rendre plus joyeuse la perspective de l'avenir. Le capitalisme responsable a besoin de la publicité. En effet, l'éco-anxiété ne fera jamais une société heureuse. Le but de la publicité est de faire consommer, certes. Mais tout l'enjeu est de faire consommer autrement. Et puis, au-delà, le sujet est avant tout lié à la production. Les industriels ont un rôle à jouer. La publicité est là pour rendre attractive ces nouvelles modalités de consommation plus vertueuses.

Vous parlez même de poésie...

I.G. : La publicité est une invention géniale qui transporte le produit dans un univers dans lequel est embarqué le consommateur. Elle est poétique, au sens strict, car elle ne renvoie pas avant tout à l'objet réel, mais à sa connotation, c'est-à-dire à ce supplément de sens qui fait appel à l'imaginaire et à la subjectivité.

Les grands inventeurs de la publicité dans les années 20 aux États-Unis parlaient de manipulation.

Quelles publicités vous ont récemment fait rêver ?

I.G. : Je suis fascinée par la capacité des grands créatifs à résumer en peu de mots ou peu d'images une idée géniale. C'est une campagne d'affichage de Lego avec un très fort pouvoir évocateur : la brique fait travailler l'imagination. On ne voit pas le Lego mais la construction visualisée dans l'ombre du jouet, en l'occurrence un avion. C'est l'image de la publicité.

Diriez-vous comme Annie Ernaux que l'hypermarché, temple de la consommation, est un « grand rendez-vous humain, un véritable spectacle » ?

I.G. : La société de consommation est un fait majeur qui est à lui seul un sujet d'observation. C'est un excellent exemple de la façon dont la société s'est façonnée autour de la surconsommation. Ce monde ancien va rester mais la cassure est fondamentale.


« Le capitalisme responsable a besoin de la publicité »

La guerre de l'attention n'est pas nouvelle. En 2004, Patrick Lelay vendait du "temps de cerveau humain disponible" à ses annonceurs. Qu'est-ce qui a changé en 2023 ?

I.G. : Cette guerre de l'attention est encore plus forte à l'heure du digital. C'est un des éléments fondamentaux de la prise de pouvoir du consommateur qui fait ce qu'il veut sur son écran et qui dispose d'un contenu infini. Tout l'enjeu est de requérir son attention, c'est le sujet de la publicité. Les conditions se sont complexifiées mais tous les indicateurs de performance du digital sont aujourd'hui des indicateurs d'attention. La pub est contestée depuis ses débuts, car le produit c'est l'humain et au-delà, la data. Dans le contrat entre la marque et l'annonceur, l'individu est un objet de transaction ainsi que ses données personnelles. D'ailleurs, la pub aujourd'hui a généré des géants comme jamais dans l'humanité. Les GAFAM sont des régies publicitaires immenses dont la gratuité suppose la transaction des données personnelles. Or, la data est un nouvel eldorado collectif, un bien commun pour construire le monde nouveau. Elle ne doit pas être confisquée par quelques-uns.

En quoi le digital a-t-il impacté la publicité ?

I.G. : Le marché s'est démocratisé, il s'est ouvert à de nouveaux entrants mais le danger, c'est le risque d'une diminution des budgets alloués à la création publicitaire. Ce qui est le cas. Raconter une histoire sur le digital est beaucoup plus compliqué que sur tout autre support, pour des raisons liées au contexte de diffusion, aux formats publicitaires, à la rapidité... Le changement est fondamental : il ne s'agit plus tant d'émouvoir et de transporter le consommateur dans une symbolique que de favoriser le processus de mémorisation du produit, noyé au sein d'une multitude d'autres sollicitations.


Que pensez-vous d'une réglementation du métier d'influenceur ?

Cela s'impose évidemment. L'influenceur c'est le point d'aboutissement de l'émancipation du consommateur qui ne fait confiance qu'à son alter ego (le super consommateur) pour parler des produits et non aux marques, donc à la pub. Cette identification est dangereuse. Dans ce contexte, le consommateur, sérieux et émancipé, se parle à lui-même. Le discours sur la marque est partagé avec le consommateur, qui devient lui-même sujet du discours. Ce qui importe, c'est la crédibilité, pas le rêve. Elle serait acquise, dans ce bouche-à-oreille amplifié, par le fait que les messages sont véhiculés par des tiers et non par la marque elle-même. Le problème, c'est que derrière l'influenceur se cachent de gros enjeux économiques. Les dépenses liées au « earned media » (visibilité dont bénéficie gratuitement une marque) sont en très fortes croissances mais les marques ne doivent pas se passer de la publicité, au risque de s'effondrer.


Irène Grenet est l'autrice du livre intitulé La Publicité dans le monde nouveau - Vendre du rêve à l'ère du sérieux - préface de Maurice Lévy et édité par Odile Jacob


 
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