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Carrefour passe en mode open data

Bernard Arnault a annoncé, le 31 août, son retrait du capital de Carrefour. L'enseigne se dit pourtant en plein "boom" digital, en témoigne le récent lancement de Carrefour Links. Entretien avec la directrice e-commerce, data et transformation digitale du groupe Carrefour, Élodie Perthuisot.

Publié par Floriane Salgues le | Mis à jour le
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Carrefour passe en mode open data
© Corentin Mossiere

Meubles, décoration, télévision connectée en permanence au site e-commerce du distributeur... Élodie Perthuisot affiche, dans son bureau du siège de Massy, la couleur de son engagement pour l'enseigne Carrefour. La quadra, arrivée en 2018 en tant que directrice marketing et clients de Carrefour France a rapidement fait ses preuves. En 2021, elle change de dimension. Elle intègre le Comex au niveau du groupe et prend en charge la transformation digitale du distributeur en France et à l'étranger. Rencontre avec l'un des nouveaux maillons forts de la chaîne Carrefour.

Emarketing.fr : Vous avez été nommée directrice e-commerce, data et transformation digitale du groupe Carrefour en mars 2021. Avec quelle feuille de route?

Élodie Perthuisot : Ma mission première consiste à mettre au coeur de la stratégie de Carrefour la transformation digitale du groupe, dont le cap a été fixé dès 2018 par Alexandre Bompard, notre président-directeur général, au travers du plan de transformation Carrefour 2022 - visant à rendre accessible à tous le bien manger. Ce plan de transformation, engagé il y a plus de trois ans, nous a permis de mieux affronter le démarrage de la crise du Covid-19, qui a considérablement accéléré l'utilisation du numérique parmi nos clients. Alors en charge de l'e-commerce pour la France, j'ai été aux premières loges pour assister aux tout premiers changements des modes de consommation de nos clients. À mon arrivée au Comex Groupe, mes convictions étaient renforcées sur la nécessaire accélération de notre stratégie digitale pour les prochaines années. Celle-ci doit être conjuguée à deux autres piliers également renforcés par la crise : le pouvoir d'achat et la qualité de nos produits.

Ce "boom" du digital se traduit donc par une explosion surprise des ventes e-commerce ?

Nous sommes devenus le premier livreur à domicile sur l'alimentaire en Europe continentale ! Nous avons connu, en 2020, une croissance de 70 % sur l'e-commerce alimentaire au niveau du groupe. Cette tendance positive s'est maintenue en 2021. Les ventes e-commerce ont même, dans certains pays, été multipliées par deux, en l'espace de deux ans seulement. Jusqu'au début de l'année 2020, l'e-commerce alimentaire ne paraissait pas encore avoir atteint sa maturité : la crise du Covid-19 nous a fait vivre une accélération considérable et nous a permis de développer de nouveaux services pour répondre aux changements de comportement de nos clients. Nous avons ainsi considérablement transformé notre réseau physique en un réseau de préparation e-commerce : en France, d'ici la fin de cette année, 2 000 points de vente Carrefour disposeront de services tels que du drive, du drive piéton, de la livraison à domicile ou de la livraison express (en 1 heure). Nous développons ces services seuls ou avec des partenaires comme Deliveroo ou Uber Eats.

Comment préserver l'expérience d'achat en magasin, tout en intégrant ces éléments du digital ?

C'est un défi ! Mais, c'est aussi une opportunité considérable. Si l'on prend l'exemple de nos magasins de proximité, ces derniers placent, au coeur de leur promesse, le service du client. Les directeurs de ces magasin ont été les premiers à percevoir qu'il y avait un nouveau besoin, e-commerce, et que celui-ci n'était pas contradictoire, mais complémentaire, avec le besoin d'achat en magasin. Ils ont compris qu'en ouvrant des services e-commerce, ils allaient fidéliser leur clientèle, voire en attirer une nouvelle. Bien sûr, le groupe a initié ce mouvement mais le réseau s'est saisi immédiatement du service additionnel apporté à leurs clients. Plus de 900 magasins sont ainsi connectés aux plateformes de livraison Deliveroo ou Uber Eats, avec qui nous avons conclu un partenariat en France dès avril 2020 pour une livraison express, qui se fait même de plus en plus en 10-20 minutes.

La gestion des flux des livreurs et des clients ou la préparation des commandes n'induisent-elles pas des frictions ?

Nous nous adaptons. Nous avons, par exemple, développé un logiciel dédié à la préparation de commandes en magasin, qui aide à trouver rapidement l'emplacement des articles. Nous avons aussi structuré les flux : les livreurs attendent à l'extérieur des magasins, tandis que l'équipe du magasin, doté du logiciel et de sa connaissance des rayons, prépare la commande. Nous nous nourrissons des initiatives individuelles comme celle d'un patron d'un magasin de proximité dans le 12e arrondissement de Paris qui a constitué des têtes de gondole avec les produits les plus demandés online. Ses équipes ont plus rapidement accès aux produits et ne gênent pas les clients dans les rayons... Il y a beaucoup de créativité sur le terrain pour faire face aux contraintes.

L'un des grands symboles de la transformation digitale du groupe Carrefour est la plateforme de retail media "Carrefour Links", officiellement présentée en juin. Est-ce l'aboutissement de votre stratégie ?

C'est sans aucun doute un marqueur fort de la transformation digitale du groupe. Carrefour Links est une plateforme qui recueille les données propriétaires de Carrefour et incarne une nouvelle façon de travailler avec les marques. Elle vise également à mieux répondre aux attentes des clients en créant des expériences plus personnalisées et pertinentes, en magasin comme en ligne. Ce ne sont plus seulement des données de ventes, mois par mois, mais aussi des données client - de comportement d'achat -, recueillies, notamment, grâce aux cartes de fidélité. Nous regroupons dans la plateforme les données de transaction de 80 millions de clients dans le monde, dont 14 millions de clients fidèles actifs sur la France et 50 millions de porteurs de la carte de fidélité dans le monde. Nous disposons ainsi d'une granularité au niveau de la typologie de client et du produit et sommes capables de dire quelle est l'évolution des ventes de produits de la même catégorie, et, par exemple, si les hausses sont liées à la fidélisation de clients ou au recrutement de nouveaux clients. Ces analyses permettent également aux marques de prendre des décisions au niveau du marketing, comme un plan promotionnel, une personnalisation du contenu ou l'adaptation de leurs forces de vente, à un niveau régional et quasiment en temps réel. La puissance de la donnée les oriente vers des actions beaucoup plus réactives.

Comment fonctionne la plateforme pour les marques ?

Nous avons fait le choix d'une plateforme ouverte qui s'appuie sur la technologie de 3 partenaires de Carrefour : Google, LiveRamp et Criteo. Nous mettons à disposition des marques des reportings de données qui permettent à leurs équipes de data scientists de travailler directement sur des données pseudonymisées - donc protégées. Grâce à notre partenariat avec LiveRamp, les annonceurs peuvent constituer des audiences et faire du look alike sur des assets publicitaires extérieurs à Carrefour. Pour les marques moins avancées dans leurs stratégies data, nous proposons un produit plus packagé avec des analyses clé en main.

Pourquoi ce projet de structuration de data a mis "autant de temps" à voir le jour alors que le groupe Casino a lancé une offre de retail media dès 2017 avec sa filiale RelevanC ?

Nous avons lancé officiellement Carrefour Links en 2021, mais la première brique de la plateforme, le data lake développé avec Google - qui permet d'accéder en temps réel aux données - a été lancée en 2018. Depuis trois ans, la régie publicitaire propose une offre très proche de ce que permet aujourd'hui Carrefour Links. En réalité, notre plateforme est assez différente de l'offre du groupe Casino*, car nous avons fait le choix d'une stratégie à l'international. Cela prend forcément un peu de temps de réunir l'ensemble des pays du groupe sur une unique plateforme. Mais, c'est extrêmement important, car le marché est mondial et demande à avoir des bases de données unifiées.

* NDLR : le groupe Casino possède une offre retail media de dimension internationale depuis début juillet 2021

Quelle suite comptez-vous donner à la transformation digitale au sein de Carrefour ?

Nous avons finalisé cette brique "data", qui est un élément essentiel du développement futur du retail et qui doit désormais être prise en main par l'ensemble des métiers du groupe. Dans la transformation digitale, il y a aussi la tech. Impossible, aujourd'hui, de faire tourner de l'e-commerce ou de la donnée, sans socle IT adéquat. Nous avons ainsi fait de grands choix technologiques, extrêmement structurants, comme celui du Cloud avec Google. En moins de deux ans, nous avons migré 25 % de nos applications sur le Cloud. 50 % le seront en 2022, avec un objectif de 100 % à terme. Les outils technologiques vont également nous permettre de rendre nos employés mobiles : il est essentiel qu'un directeur de magasin ait accès à tous les KPIs essentiels sur son téléphone et puisse immédiatement réagir pour passer une commande de réassort ou répondre à la remarque d'un client... et ce, sans quitter sa surface de vente. Enfin, nous travaillons également sur l'interaction digitale avec nos clients, via notre application, mais aussi via la digitalisation du ticket de caisse et du catalogue. La législation va imposer une réduction du papier, et nous prenons donc les devants pour proposer les meilleures options à nos clients.

Carrefour digitalise ainsi ses catalogues sur Messenger et WhatsApp. L'adhésion des consommateurs à ce service est-elle au rendez-vous ?

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Nous avons de très bons scores sur le catalogue numérique sur les formats WhatsApp et Messenger. Soit plus de 10 millions de clients, depuis le début de l'année, via ces deux canaux. Nous utilisons également YouTube pour présenter les nouveaux catalogues. 24 millions de Français les consultent sur la plateforme, c'est colossal. Nous n'aurions pas pensé, il y a deux ans, que ces médias allaient s'imposer de la sorte. D'où l'intérêt de rester très en phase avec les usages. Puisque l'interaction avec nos clients passe de plus en plus par les réseaux sociaux, nous nous sommes aussi mis au live shopping. Tout le commerce Carrefour s'y prête, des jouets au voyage ! Nous sommes d'ailleurs pionniers sur la GSA (Grande surface alimentaire, NDLR). Le live shopping crée de l'engagement chez les clients et porte du contenu et du branding.


Pour poursuivre sur les innovations : le service de courses via l'assistant Google lancé juin 2020 est-il toujours opérationnel ?

Nous sommes en train de mettre à jour et de retravailler le service d'assistant pour répondre à l'attente profonde des clients : avoir un panier qui se remplisse de manière personnalisée et quasi-automatique. Nous préparons ainsi avec Google une nouvelle version de cette innovation.

Carrefour s'est donné comme mission d'accompagner les consommateurs dans la "transition alimentaire pour tous". Cela passe par des initiatives comme Loop ou le programme Act for Food, lancé il y a plus de 3 ans. Avez-vous atteint vos objectifs ?

Act for Food nous permet de communiquer sur l'ensemble de nos actions sur la transition alimentaire, comme la pêche durable, le bio ou la réduction des emballages. Nous avons mis en place un indice RSE et transition alimentaire qui rend compte de l'ensemble de nos résultats et les agrège en une note unique. C'est une boussole ! Et c'est positif : nous sommes même en avance sur les objectifs que nous nous étions fixés. Sur l'emballage, en particulier, nous avons déjà économisé 6 154 tonnes de packaging sur les 10 000 prévus en 2025. Nous avons aussi réduit de 9 % nos émissions de CO2 en 2020, c'est plus que prévu. En avril dernier, nous avons donc décidé de rehausser nos objectifs dans plusieurs domaines. À titre d'exemple, alors que nous avons atteint 44 % de produits de la pêche durable en 2020 sur nos marques Carrefour, nous souhaitons étendre l'ambition aux produits de marques nationales. Aussi, nous visons désormais les 20 000 tonnes d'emballage économisées d'ici fin 2025 et -30 % d'empreinte carbone des produits vendus d'ici 2030. Le bien-être animal, la nutrition et la santé, l'engagement des fournisseurs de marques nationales, la diversité des collaborateurs font également partie de nos engagements. La transparence est notre maître-mot. Nous sommes ainsi le premier distributeur à afficher en ligne, à côté du nutri-score, un éco-score qui analyse l'impact environnemental des produits. C'est effectif sur 70 % des produits à marque Carrefour et sur 28 000 marques nationales.

Data ou RSE, où se situe votre priorité en 2021 ?

Les deux ne s'opposent pas. Au contraire : avec l'Eco-score, par exemple, la donnée publique de la base de données alimentaires Open Food Facts permet de contribuer à un objectif RSE de l'entreprise. De mon côté, je travaille beaucoup à l'optimisation du transport et la donnée contribue à des objectifs de réduction de CO2. La data doit être l'un des moteurs de l'optimisation de nos opérations au service des objectifs de RSE.

Corentin Mossière

Corentin Mossière

Alimentaire, mon cher Watson !

On vous dévoile les petits secrets d'Élodie Perthuisot...

- La data que vous regardez tous les jours ?

Je regarde le NPS*. Plusieurs NPS, d'ailleurs : le NPS à la commande et à la livraison. Mais, aussi, les taux d'appel de nos clients au call center, en temps réel. Je regarde une donnée très granulaire et vois, tout de suite, quelles sont les sources d'appel qui ont évolué (une promotion mal passée ; un problème informatique ou dans le check-out).

- Le type de logiciel dont vous ne pouvez plus vous passer ?

Google Worksplace (la suite bureautique de Google, NDLR).

- L'app que vous ouvrez le plus souvent sur votre téléphone ?

Je pourrais dire celle de Carrefour... mais, en vrai, c'est plutôt WhatsApp.

- Votre produit Carrefour préféré ?

Le jus de pomme de Bretagne Reflets de France.

- Vous êtes plutôt courses en ligne ou en magasin ?

Je fais toutes mes courses en ligne, avec tous les services possibles (drive, livraison à domicile, en express...), et plusieurs fois par semaine car j'oublie toujours un produit !

(*) Le Net Promoter Score (NPS) est un indicateur clé utilisé par les enseignes pour mesurer la satisfaction des clients en magasin sur une échelle qui va du "détracteur" au "promoteur" de l'enseigne. Carrefour mesure le NPS pour chacun de ses services, dans le magasin ou à la remise de la commande

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