Partage & Co.
Coworking, covoiturage, cohousing, cofooding ou cobooking... Tout ou presque se partage aujourd'hui. Le mode de consommation collaboratif fait de plus en plus d'adeptes. Une nouvelle génération d'entrepreneurs se fait le chantre de cette nouvelle économie.
Sommaire du dossier
L'idée est primitive. C'est celle du feu commun dans la grotte. Tous les habitants d'un même groupe serrés les uns contre les autres pour se réchauffer, manger et échanger. Aujourd'hui encore, la notion perdure et le titre du best-seller d'Anna Gavalda Ensemble, c'est tout! a une résonance forte dans la cité. On parle «d'économie du partage», «collaborative» ou encore «participative». Il s'agit de préférer la fonctionnalité ou l'usage d'un bien à sa possession. « J'utilise souvent l'exemple de la perceuse pour expliquer la théorie de la «collaborative consumption», explique Antonin Léonard, diplômé de l'EM Lyon, entrepreneur et animateur du blog référent en la matière
« Les crises économiques et sociétales, conjuguées à l'émergence de communautés via les réseaux sociaux, ont boosté cet écosytème de partage, continue Antonin Léonard. C'est une véritable alternative à une société de propriétaires. Et il ne s'agit pas d'une tendance passagère. Nous pensons autrement notre relation à la consommation. Il s'agit bien d'optimisation économique. » Un simple retour au bon sens, diront certains, ou plutôt à une «common decency», la notion de décence commune créée par George Orwell est applicable à nos vies suréquipées.
Lisa Gansky
Cette économie «émergente» a même été identifiée comme l'un des scénarios de croissance établi par le très officiel Centre d'analyse stratégique (ex-Commissariat au plan), rattaché aux équipes du Premier ministre. Ainsi, dans la conclusion du rapport
Le site Peuplade invite les voisins à échanger services ou informations.
CityzenCar ou la voiture partagée
- S'il est bien un symbole du capitalisme propriétaire, fruit de toutes les projections de pouvoir, c'est bien l'automobile. C'est pourtant un beau gâchis car 92 % des voitures ne roulent qu'une heure par jour. Pour cause de restriction budgétaire, 56 % des Français seraient prêts à louer leur véhicule. L'Ifop et la plateforme de microlocation entre particuliers, CityzenCar, ont croisé leurs compétences pour décrypter ce phénomène fondé sur la confiance. La considération écologique (52 %) et la confiance accordée au site et à ses emprunteurs (52 %) inciteraient les Français à franchir le pas et à louer leur propre véhicule
CityzenCar propose aux propriétaires de louer leur voiture par le biais du site.
« Nous sommes au tout début du modèle collaboratif»
Interview
Lisa Gansky, l'auteure américaine de The Mesh, Why the future of business is sharing, le petit livre rouge de l'économie du partage (traduit dans plus de 15 pays), était le 3 octobre à Paris. Rencontre.
MM: Le phénomène collaboratif a-t-il des spécificités géographiques ou partage-t-on les mêmes biens et services partout?
Lisa Gansky: C'est un phénomène global. Nous recensons aujourd'hui 90 pays qui participent activement à ce mouvement, dans les 25 catégories identifiées par The Mesh. Catégories qui vont de l'immobilier à l'automobile, en passant par la nourriture ou les biens culturels. Mais chaque région adapte bien sûr son offre en fonction des attentes des clients. Des spécificités existent. On recense, par exemple, plus de 25 sociétés automobiles qui expérimentent le covoiturage, en adaptant l'offre à leur territoire. Je suis sûre qu'à l'instar du «bike sharing», qui est aussi transverse, toutes les initiatives qui collent aux aspirations profondes des consommateurs connaîtront un succès rapide. De plus, ces entreprises innovantes apprennent les unes des autres et c'est une immense opportunité. En ce sens, nous sommes tous gagnants.
MM: Faut-il légiférer et encadrer ce modèle? Notamment fiscalement?
L. G.: Je ne crois pas que les gouvernements doivent contrôler le modèle collaboratif. C'est beaucoup trop tôt! Nous sommes au tout début d'un changement majeur concernant ce business et cette économie. Le contrôle de l'Etat rendrait les innovations plus frileuses. En revanche, je suis pour que les institutions soutiennent ces expériences, grâce à la promotion de l'innovation, pour faire germer de nouveaux modèles économiques participatifs. C'est le marché qui choisira le type de partage ou de covoiturage le mieux adapté à son écosystème économique et sociétal. Le «maillage» que je décris dans mon livre génère un tel trafic de données qu'il s'auto-enrichit. Spotify Kisskissbankbank, Buzzcar, Deways ou Vélib' se sont tous construits sur ce maillage d'opportunités. Les Etats peuvent nous aider à lancer de nouveaux projets pour toucher certaines catégories de clients. Les entrepreneurs, les institutions, les habitants apprendront rapidement à évoluer dans un environnement responsable.
MM: Quels sont les secteurs d'activité qui vont le plus émerger prochainement?
L. G.: Il y en a trois. La mobilité d'abord. On estime qu'en 2050, 75 % de la population vivra en milieu urbain. Limiter ou encadrer les déplacements est impensable. Le mouvement doit être repensé entièrement et c'est un challenge très porteur. Les compétences, ensuite. Aucune entreprise, aucune ville ne parvient à retenir ses meilleurs éléments sans un cadre de vie serein. Enfin, la troisième voie de développement majeure concerne l'immobilier.
Des plateformes comme One Fine Stay Loosecubes, VRBO ou Airbnb permettent la valorisation de locaux souvent inoccupés et donc sous-valorisés. Enfin, le maillage ne s'étend que grâce à des individus mobiles, connectés et volontaires!
Interview réalisée avec la collaboration d'Antonin Léonard.
Du système D au système E
Le système D devient le système E (E pour ensemble). A six mois de l'élection présidentielle, par exemple, 72 % des Français pensent que les politiques sont corrompus et ce chiffre grimpe à 85 % pour les moins de 35 ans... Un seuil jamais atteint en trente ans
Alors, il reste l'autre. Son ami, son voisin, son collègue. Bref, son réseau. Et là, les scores de confiance sont bien meilleurs: 94 % pour les amis, 67 % pour les collègues et 65 % pour les voisins... « Envisager ce modèle économique participatif comme passager ou comme le fait de BoBos serait une erreur, estime Babette le Forestier, de TNS Sofres. On est loin de la notion de consommateur malin. Désormais, celui-ci choisit des voies de contournement. Il s'organise en dehors du système. Parfois naïfs, saugrenus ou éphémères, des centaines de sites ont un dénominateur commun, le partage ; coworking, colunching, cobooking, covacances... Bref, tout ce que l'on peut faire «avec» quelqu'un, si l 'on s'en réfère au sens étymologique du terme latin «co» ». Le partage est bien un phénomène mondial, assure Lisa Gansky. On recenserait près de 2 000 initiatives actives aujourd'hui. Les secteurs les plus matures et en avance de cette «wiki-économie» sont: la voiture, le logement touristique, le travail, la nourriture ou les vêtements.
Un des ouvrages de référence sur la consommation collaborative. Un mouvement qui est né à San Francisco.
Le lexique du partage
- Common decency: décence commune, fondée (ici) sur la sobriété en matière de consommation.
- Excess capacity: l'ensemble des bien sous-utilisés.
- Free lifers: consommateurs alternatifs créatifs, favorables à la décroissance, qui jouissent de la vie.
- Intelligence collective: théorie philosophique décrite par Epicure, qui affirme: «l'intelligence résulte toujours d'un processus collectif».
- Peer to peer ou P2P: échange entre pairs.
- Recessionista: victime de la crise, qui ne renonce pas à se faire plaisir en inventant ses propres modèles. Mot issu du vocabulaire des blogueuses de mode américaines.
- SEL: Systèmes d'échanges locaux, "Lets" en anglais (Local exchange trade system) nés au Canada en 1983 et arrivés en France, en Ariège, en 1994.
Sharing society: société de partage, théorisée par Lisa Gansky.
Pléonexie: désigne la frénésie d'avoir toujours plus. Terme d'origine grecque.
- Wiki économie: société et économie fondée sur le partage.
Des communautés de liens
Nicolas Le Douarrec, fondateur de CityzenCar, nouvelle plateforme de location de véhicules entre particuliers (voir encadré «CityzenCar ou la voiture partagée») parle volontiers de civilité et de lien social pour décrire son ambition. «Nous voulons accompagner un mouvement d'optimisation de la non-consommation. On est en plein dans l'économie «quaternaire», c'est-à-dire une économie dans laquelle on peut créer de la valeur en ne possédant rien. C'est aussi la fin d'une certaine forme de passivité. » Avec 10 000 inscrits, CityzenCar permet à deux populations de se rencontrer. Celle des propriétaires de véhicules et celles des personnes qui souhaitent en louer occasionnellement. « Il s'agit avant tout de rapports humains. Car nous encourageons nos membres à identifier dans leur entourage celui qui serait susceptible de louer son véhicule. »
Les constructeurs automobiles, qui ne pouvaient raisonnablement rester en marge du phénomène de covoiturage, ont réagi en créant également des plateformes de contact. C'est le cas de «Mu by Peugeot». On peut y louer des voitures, mais aussi des scooters, des vélos électriques ou pas, ainsi que des accessoires (toit coffre). Le secteur de l'échange n'est pas en reste. On connaissait le Trocathlon (Décathlon), la market place de Castorama, baptisée Troc Heures et Troc Conseils, le système de covoiturage d'Ikea (un pionnier). Ou encore Mobivia, nouvel opérateur de mobilité créé par Norauto. Toutes ces initiatives fédèrent un nombre grandissant de communautés.
La plus inattendue est celle du BHV: cet automne, le Bazar de l'Hôtel de Ville a organisé, rue de Rivoli à Paris, un «vide-dressing». Le principe était de fixer un rendez-vous avec une acheteuse, d'évaluer le prix de ses propres vêtements à troquer et, ensuite, de les déposer en vue de la vente. L'enseigne avait tout de même fixé ses propres règles: seuls les vêtements des grandes chaînes comme H&M, Zara et les jeans étaient acceptés. Parallèlement, sous l'influence d'eBay, les bourses d'échange ou d'occasion se multiplient. La Fnac, avec sa market place, s'inscrit dans cette tendance, de même que But.
Quant à l'immobilier, il se situe au coeur de cette évolution. Place aux espaces de vie ou de travail. La Mutinerie, par exemple, promet d'être un nouvel espace de coworking dans l'Est parisien, début 2012. Eric Van Der Bruck, son fondateur, responsable webmarketing dans une société de jeux, explique: « Nous avons choisi la mutinerie comme symbole, parce que les sociétés de pirates avaient leur propre organisation. Nous sommes tous motivés pour travailler différemment. » Il en va de même pour l'habitat.
Antonin Léonard
Antonin Léonard (entrepreneur): «L'écosystème de partage est bien une optimisation économique. »
Le cohousing ou partage de l'habitat
L'autre grand succès du partage de l'habitat est le cohousing. Le pionnier américain Airbnb (valorisé à 1,2 milliard de dollars lors de sa levée de fond à l'été 2011!) est sans doute l'exemple le plus bench-marké. Antonin Léonard, lors de son année d'étude au Brésil, à découvert cette possibilité d'hébergement « rapide, économique et très enrichissant. Une autre façon de découvrir le monde et de voyager ». Airbnb a dépassé le million de nuits réservées en France sur son site... De quoi inquiéter la chaîne hôtelière Accor. Ainsi, le groupe aurait récemment saisi Bercy pour encadrer cette concurrence qui échappe [ à l'impôt... Car si la wiki-économie séduit, elle inquiète aussi 1 beaucoup les 1 pouvoirs publics. « Partager des ressources, c'est aussi partager du pouvoir. Cela produit moins de croissance et pose le problème de la mesure de la richesse », expliquait Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération en septembre dernier.
Le partage c'est aussi la fête et la solidarité comme ici, les pique-niques de l'association "Voisins solidaires".
Le flou juridique et fiscal permet la croissance fulgurante du modèle. Bien sûr, les théoriciens du mouvement ne plaident pas pour un encadrement législatif. Mais jusqu'à quand échapperont-ils à cette logique économique?