Voyageur au singulier et touristes au pluriel
Si, selon Proust, «La vie est un voyage», personne ne fait jamais le même. C'est ce que reflète aussi le marché des voyages et du tourisme. Sans opposer Marco Polo et les Bronzés, l'esprit des voyageurs et des touristes ne souffle pas sur les mêmes contrées. Ce qui permet aux professionnels de laisser vagabonder leur imagination pour élaborer de nouvelles propositions. En matière de voyages et de tourisme, l'histoire individuelle et collective imprime des désirs différents où voyageurs et touristes disposent de leurs propres territoires mentaux et géographiques.
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"A l'aube du XIX e siècle, le temps du paysan, celui de l'artisan comme
celui de l'ouvrier étaient poreux, pénétrés d'imprévu, ouverts à la
spontanéité, soumis à l'interruption fortuite ou récréative. Ce temps de
relative lenteur, souple, malléable a été peu à peu remplacé par le temps
calculé, prévu, ordonné, précipité de l'efficacité et de la productivité ;
temps linéaire strictement mesuré qui peut être perdu, gaspillé, rattrapé
gagné. C'est lui qui a suscité la revendication de l'autonomie d'un temps pour
soi, dont la grasse matinée et la pêche à la ligne constituent des séquences
emblématiques. Or, le désir de ce temps vide, insidieusement menacé par
l'ennui, a paradoxalement suscité un autre temps de loisir et de distraction, à
son tour prévu, organisé, rempli, agité, fondé sur de nouvelles valeurs, le
temps-marchandise des premiers clubs de vacances qui ne diffère du temps
initial de la modernité que par l'absence de travail" , écrit l'historien des
sensibilités Alain Corbin dans L'Avènement des loisirs *. Et c'est bien un
nouveau découpage du temps qui affaire et agite nos sociétés. Il faut un temps
pour tout. Et, au fil de l'histoire, le temps des vacances et du tourisme n'y a
pas échappé. Au milieu du XIXe siècle, la révolution industrielle bouleverse
les rythmes du temps de travail et va entraîner un réaménagement des temps
sociaux. Une industrie et une culture du divertissement populaire s'installent.
Le tourisme apparaît. Thomas Cook invente les tarifs négociés, les prix
préférentiels, et crée la première agence de voyages qui signe les débuts
tourisme de foule. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la diffusion
des congés payés et des vacances, le tourisme social et associatif explose.
"Les nouvelles modalités du temps de travail ont peu à peu modelé celles du
temps libre et déterminé la nature des revendications qui ont facilité son
émergence Elles ont notamment contribué à imposer la notion de remplissage du
temps disponible, à réaménager la crainte de la vacuité, à faire peser sur le
loisir l'injonction de la prévision. (...) Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, une même éthique du forcing en est venue à régir tout à la fois le
travail et le loisir" , constate Alain Corbin.* Ainsi, colonies de vacances,
auberges de jeunesse, VVF, clubs alpins se développent. Le Club Méditerranée
est créé. Mais c'est la révolution des airs et le changement d'échelle des
distances qui en découle qui va déterminer la plus grande mutation des
pratiques touristiques. Jacques Maillot va fonder Nouvelles Frontières avec une
équipe inspirée par l'esprit routard des années 70. Aujourd'hui, le clivage
s'agrandit. D'un côté, les adeptes du tourisme de masse, des vacances et des
séjours industriels. De l'autre, les amateurs de voyages, de découvertes sur
mesure, de sensation et de réflexion et de bien-être. Le marché du tourisme et
des voyages s'infléchit dans cette direction. Cinéma d'art et d'essai pour les
cinéphiles, salle multiplexe pour les cinéspectateurs, le voyageur n'est pas le
touriste. "Le voyageur est aristocrate, le touriste est plébéien. Le voyageur
découvre, le touriste suit. Le voyageur vit une expérience intime et intense,
le touriste se contente d'émotions de commande et de sentiments frelatés. Le
voyageur est seul - ou se l'imagine - et découvre des lieux inviolés ; le
touriste va en troupeau et met ses pas dans les pas des autres. (...) Et
toujours, le voyageur, pour échapper au touriste, s'enfonce plus profond dans
les forêts, les déserts et les archipels. (...) Là où le premier pose le pied,
le second apparaît bientôt. Une industrie paradoxale voit alors le jour :
organiser en masse des voyages loin des masses", écrit Catherine Bertho-Lavenir
**. Ce qui risque de ne pas mener très loin ceux qui s'y appliquent. Plutôt que
de réfléchir sur un marché protéiforme où ce sont les désirs et leurs
singularités qui permettent l'enrichissement. * L'Avènement des loisirs,
1850-1960. Editions Flammarion, Collection Champs. ** La Roue et le stylo, de
Catherine Bertho-Lavenir. Editions Odile Jacob.