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La société névrosée du temps

L'hyperactivité règne sur notre société. De la politique au monde de l'entreprise, en passant par notre vie privée, l'urgence domine. Pourtant, ralentir le rythme ne ferait de mal à personne. Au contraire. C'est même vivement recommandé. Voire inévitable.

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@ (c) Philippe Gaston

Notre société serait-elle devenue une droguée de la vitesse? Plus que probable. Car l'hyperI activité semble toucher tous les pans de notre vie. A commencer par la politique avec notre président de la République. «Il répond à tout ce qui se passe autour de la planète en un quart de seconde», s'amuse Jean Ollivro, professeur de géographie à l'université de Haute Bretagne et auteur du livre Quand la vitesse change le monde. Nicolas Sarkozy est l'archétype de l'homme pressé du XXIe siècle. Par ailleurs, notre vie de tous les jours est rythmée par notre montre. La première image que nous avons le matin est celle de notre réveil. Au travail, la productivité prime. Il s'agit de faire nos tâches le mieux possible et le plus rapidement possible. Durant leur temps libre, les parents jonglent entre leurs loisirs personnels et ceux de leurs enfants, les séances de shopping, le zapping médiatique, les sorties au fastfood et le réchauffage, en deux minutes, de plats tout prêts. Dans un ascenseur, le bouton de fermeture des portes est le plus utilisé. Nous nous énervons dès que notre ordinateur, ou la connexion internet, mouline alors que la puissance des ordinateurs ne cesse de grimper et que les débits ADSL n'ont jamais été aussi rapides. Dans une société dominée par la vitesse, le moindre contretemps tourne donc rapidement à la panique générale.

«La grève de novembre a laissé un goût de précipitation, lâche Bruno Marzloff, sociologue et animateur du groupe Chronos. Chacun s'est projeté dans l'urgence: Sarkozy et Fillon agités, les syndicats débordés, les grévistes bégayant entre «stop» et «encore» et les salariés impatients d'en finir.» Et lorsque les transports fonctionnent normalement et alors que nous n'avons jamais eu autant de temps libre - 35 heures obligent - tout le monde se plaint de n'avoir pas de temps pour soi. «C'est une névrose de la société moderne, affirme Jolanta Bak, fondatrice d'Intuition. On a plus de temps libre mais on a toujours plus de choses à faire. Plus on a de temps, plus on en manque.» Alors, forcément, les marques redoublent d'efforts pour que le consommateur pressé perde le moins de temps possible...

@ (c) Marc Bertrand

Jolanta Bak (Intuition):

«L'hyperactivite est structurante de la société post moderne.»

A la chasse aux temps morts

Dans le métro, la carte Navigo permet de passer plus vite entre les tourniquets. Avis a mis en place le programme «Avis Preferred», offrant au client la possibilité de ne perdre que trois minutes entre le moment où il met les pieds dans l'agence et où il repart au volant d'une voiture de location. Air France teste de son côté un système de «smartboarding» qui, comme l'indique Christine Buscailhon, planneur stratégique chez G2 Paris, devrait «raccourcir le temps passé avant l'embarquement dans l'aéroport», grâce à une carte personnelle sécurisée. SFR multiplie, quant à elle, les messages publicitaires prouvant au consommateur qu'il peut accéder à tout ce qu'il souhaite à partir de son mobile, «à la vitesse du son». Cette frénésie a même atteint les rencontres amoureuses, avec le speed dating. Là encore, les marques surfent sur la tendance. En novembre dernier, Celio a lancé une opération de speed shopping, combinant shopping et rencontres! Et Kompass lui a emboîté le pas avec une soirée de «Business speed dating» en décembre, offrant à ses clients et prospects la possibilité d'échanger, via une succession de rendez-vous.

Pour l'agence Australie, «ce qui changera en 2008, ce n'est pas la nature des tendances, mais la vitesse avec laquelle elles affectent les mentalités et les usages». Et d'ajouter que l'on «n'a jamais vu les individus s'approprier les technologies aussi vite, en particulier le numérique. Plus encore, c'est le changement, dans les attitudes et les usages, qui est spectaculaire. Massivement adoptés, Internet et la téléphonie mobile sont en train de modifier notre rapport au temps et notre rapport aux marques.» Bienvenue donc dans l'ère du «tout, tout de suite.» «On entre dans une ère où tout va toujours plus vite, souligne Christine Buscailhon. Avec les nouvelles technologies, nous sommes connectés partout.» L'instantanéité prime. L'information nous parvient en continu. Et «ce n'est pas prêt de s'arrêter, prévient. elle. On est encore au début du wi-fi, de l'Internet sur mobile. Nous aurons toujours un oeil sur le portable à faire deux choses à la fois.» Jean Ollivro parle , de mobilité cumulée.

«On bouge en bougeant», insiste-t-il. A l'instar des usagers des transports en commun empruntant un tapis roulant tout en téléphonant. De même, dans le TGV, au lieu d'observer le paysage qui défile, le voyageur profite de ce temps entre parenthèses pour lire, faire sa liste de courses, téléphoner ou travailler sur son ordinateur portable. Tout temps mort est scrupuleusement évité. Jolanta Bak parle d'une société qui «a peur du vide, de la contemplation, de la conversation». Résultat: il n'existe quasiment plus de moment de transition. La fondatrice d'Intuition précise que Y «on rentabilise même les moments de repos». L'idée de performance règne définitivement sur la société car elle a «horreur du temps perdu», souligne Jolanta Bak.

Le virus de l'urgence

Cette tendance touche même les enfants. Patrick Lemoine décrit ainsi les parents surbookés dans son ouvrage «S'ennuyer, quel bonheur!»: «Les «bons» parents s'activent pour aider leur marmaille à tuer le temps. On peut observer des cohortes de mères et parfois de pères, aussi pathétiques qu 'épuisés, passer leurs mercredis et leurs samedis à courir d'un cours de musique à un entraînement de foot, foncer à une kermesse, un spectacle de danse, une compétition d'escrime, bref tout faire pour qu'ils «s'occupent intelligemment»». Cari Honoré abondait déjà dans ce sens en 2005 dans son livre Eloge de la lenteur, lorsqu'il écrivait que «dans notre monde frénétique, le virus de l'urgence est déjà passé du monde des adultes à celui des plus jeunes. A notre époque, les enfants grandissent plus vite.» Depuis tout petits, leurs parents leur lancent dès le matin l'ordre de se dépêcher. Et le weekend, ils occupent leur temps libre, les privant ainsi de ces précieuses heures à rêvasser, à faire travailler leur imagination. Comme l'écrivent le philosophe Stéphane Szerman et la journaliste Isabelle Gravillon dans «L'art de la lenteur», «l'enfance, c'est avant tout le temps de l'insouciance. Voler ça à un petit, c 'est lui dérober une partie de son enfance... Un emploi du temps «à trous» ne doit pas inquiéter. Les enfants raffolent de ces temps de vacuité, ils en ont même besoin. L'ennui peut se révéler très constructif C'est là qu'un enfant devra faire preuve d'imagination pour le combattre. Il pourra aussi s'y laisser glisser pour se reposer des obligations qu'il subit à d'autres moments.» Ainsi le philosophe Thierry Paquot indique qu' «il faut du temps de l'ennui, du temps perdu, du temps pour la rêverie, du temps de récréation». Et ajoute qu' «il faut prendre du temps avec ses enfants, en amour...» Cependant, la vie professionnelle empiète de plus en plus sur la vie privée, entachant ainsi ces précieux moments de liberté. Les e-mails peuvent se consulter de chez soi. C'est pourquoi «certaines personnes ne parviennent plus à s'arrêter quand commencent les week-ends. Ils ne «freinent» donc que progressivement et les temporalités du travail contaminent les temps libres. Certains finissent réellement par «décrocher» le dimanche après-midi ou au moment où il est temps de reprendre...», affirme Jean Ollivro.

Christine Buscailhon (G2 Paris):

«Demain, la lenteur sera liée au fait de ne plus être connecté.»

Jean Ollivro (Université Haute Bretagne):

«La vitesse est tellement omniprésente que certains n'arrivent plus à freiner.»

MetroNaps conçoit des fauteuils relaxants que les entreprises achètent pour leurs salariés.

MetroNaps conçoit des fauteuils relaxants que les entreprises achètent pour leurs salariés.

Le temps prime sur l'argent

La course à la performance s'insinue donc dans tous les pores de notre vie. Jean Ollivro ajoute que «dans une société où le temps est exalté, le temps est une valeur qui a pris une importance énorme», il prévaut même sur l'argent. Dans les sociétés, les actionnaires attendent des résultats au mois, et plus au trimestre. Christine

Buscailhon définit l'entreprise comme étant dans «l'ère du speed» à cause des pressions financières. Thierry Paquot insiste en déclarant que l'hyperactivité est devenue une norme, un modèle: «On doit s 'identifier à celui qui accumule le plus d'activités en un minimum de temps, ce qui est contradictoire avec la gourmandise du temps, c'est-à-dire avec une forme de jouissance.» Ne sommes-nous pas valorisés lorsque nous crions haut et fort que nous sommes «surbookés»? Toutefois, le psychiatre Patrick Lemoine tient le discours contraire dans son livre sur l'ennui en affirmant notamment que ceux qui ont l'air le plus fainéant sont souvent ceux qui travaillent le plus et qui sont les plus créatifs. Les apparences sont donc trompeuses et les préjugés bien ancrés dans les esprits. Par ailleurs, au travail, les moments de pause se réduisent à peau de chagrin. Thierry Paquot critique ainsi «l'un des pouvoirs du chef», qui est «le contrôle du temps»: «Je crois que les gens seraient beaucoup plus productifs s'ils organisaient eux-mêmes leur temps de travail.» Les salariés manquent de temps pour savourer et fêter le succès d'une mission, la fin d'un projet. D'où une «érosion de sens de ce qu'on fait», explique Jolanta Bak. «Le travail apparaît comme une course sans fin», ajoute-t-elle.

S'il n'existe quasiment plus de temps pour la célébration, de même, il n'y a plus de temps pour le débriefing et la critique, pourtant constructifs. Aujourd'hui, seule une poignée d'entreprises semblent avoir compris l'importance de laisser le champ libre à leurs personnels. Procter Se Gamble s'est ainsi dotée de fauteuils de sieste MetroNaps, tout comme PriceWaterhouseCoopers et Cisco. D'ailleurs, en Chine, la sieste est inscrite dans la Constitution! A Paris, la Bulle Kenzo offre également la possibilité de faire la sieste durant une demi-heure... pour 20 Euros la séance. En France, le nombre d'instituts dédiés au bien-être a ainsi augmenté de 40% en un an, selon Christine Buscailhon. Et si auparavant dans les hôtels l'argument de vente était la présence d'Internet et du wi-fi, la tendance tend à s'inverser au profit d'hôtels proposant de se déconnecter. «Avec la revendication de la sieste, on s 'aperçoit que Von veut casser une productivité mais pour être beaucoup plus efficace et productif après coup», explique Thierry Paquot. Reste que ce mouvement prônant un peu plus de lenteur n'est encore qu'embryonnaire. Le philosophe poursuit: «Il y a toujours ce culte de la performance, de V efficacité, de la rationalité, de la productivité, tous ces mots terribles qui sont toujours associés curieusement à une plus grande concentration du temps.»

Le temps libre formaté

Alors, aux antipodes, émergent des mouvements qui demeurent le plus souvent marginaux. A l'instar des journées internationales de la lenteur, programmant par exemple des courses récompensant le dernier arrivé! Dans l'alimentation, le mouvement slow food va à l'encontre de la nourriture toute prête. Aux Etats-Unis, une journée annuelle baptisée «Take Back Your Time» est organisée pour reprendre son temps en main. Mais c'est en Italie, où le mouvement est né, qu'il a pris le plus d'ampleur avec la mise en place d'un réseau «Citta Slow», visant à faire des villes signataires des havres de paix face à la frénésie du monde moderne. En outre, des associations comme Mountain Wilderness prônent un tourisme lent, contrastant avec les voyages cumulant un maximum de sorties en un temps compté. Aujourd'hui, en effet, la vitesse touche même ce fameux temps de vacances, qui devrait au contraire être l'occasion de ralentir.

Preuve s'il en fallait que le sujet préoccupe, Jaques Attali s'était intéressé à ce thème dans une chronique pour L'Express: «Prendre des vacances, c'est, en principe, prendre du temps libre. En réalité, à voir l'affluence sur les routes, sur les plages et dans les supermarchés voisins des campings, nous pouvons nous demander quelle partie du temps passé dans ce genre de vacances est vraiment libre. Et plus généralement, de combien de temps véritablement libre nous disposons dans notre vie.» Pour lui, la réponse est claire: «Nous ne choisissons, en général, pas nos occupations plus de dix heures par semaine.» Le temps apparaît de fait comme formaté et chacun d'entre nous ne semble pas vraiment libre de l'occuper comme il le souhaite. «Les horaires de la télévision, le rythme même des émissions, deviennent un standard», constate Thierry Paquot. Et c'est loin d'être une bonne chose. Car au lieu d'être vraiment libre, notre temps est programmé d'avance.

Trouver son propre rythme

Il s'agit bien pour chacun de trouver son propre rythme, librement choisi. Ainsi Thierry Paquot mise sur la désynchronisation des temps. C'est pour le philosophe, «un vrai combat politique et culturel qui n'est pas gagné d'avance parce qu'on est toujours plus convaincu par ce qui est banalisé, standardisé, que par ce qui est singulier. Or le temps de chacun, c'est précisément cette singularité». Personne ne devrait donc aller au même rythme, notamment à cause des différences de génération. Pas facile néanmoins de trouver son propre rythme dans «une société qui va trop vite», précise Stéphane Szerman. Pourtant, il y a urgence. Car «si on continue comme cela, on ne pourra plus ralentir. Nous allons moins bien vieillir, nous allons développer des maladies et du stress», prévient-il. L'homme a déjà perdu deux heures de sommeil depuis le début du siècle! Et les jeunes générations ne semblent pas vouloir ralentir ce rythme. Christine Buscailhon va également dans ce sens lorsqu'elle affirme que «d'un côté, on va aller toujours plus vite, mais en même temps pour survivre il va falloir se ménager des moments de lenteur». L'alternance entre des plages «speed» et des plages «slow» pourrait donc représenter une alternative à notre ère de l'hyperactivité. Ainsi, Jolanta Bak ne croit pas que la tendance à venir soit au ralentissement, mais plutôt à un équilibrage entre des moments d'agitation et des moments d'arrêt.

D'ailleurs, qui voudrait aujourd'hui renoncer au gain de temps accordé par les nouvelles technologies? Thierry Paquot confie que «chacun d'entre nous veut concilier les deux. C'est-à-dire à la fois bénéficier de tout ce qui peut accélérer, et en même temps avoir la possibilité de lever le pied de l'accélérateur». Y compris dans l'univers professionnel. Car alors, un peu plus de lenteur appellerait à plus de réflexion et serait source d'idées nouvelles. Le philosophe observe que l'on commence à voir que ce n'est pas toujours la vitesse qui l'emporte, que «des moments de pause ou de lenteur ou d'autres détours ne sont finalement pas opposés à l'ensemble d'une société qui veut aller vite». Il suffit de regarder les publicités de TGV et d'Air France pour analyser ce phénomène. Elles ne vantent ni la vitesse ni la destination, mais «une parenthèse de lenteur», «un moment de paix et de tranquillité» aux dires de Christine Buscailhon.

Lever le pied, une nécessité

Le véritable enjeu consiste a réussir a revendiquer cet appel à plus de lenteur, sans être mal vu par le reste de la société. Patrick Lemoine ajoute d'ailleurs que «la cessation de travail ne signifie plus farniente, mais présuppose que l'on s'adonne à une autre activité. Flemmarder au soleil n 'est plus à la mode. (...) Cesser de travailler signifie s'activer autrement». Pourquoi les adultes ont-ils si peur de ralentir le rythme ou d'assumer le fait de le désirer? Pour Jean Ollivro, «dire qu'on a le temps, ce n'est pas une honte». Ce serait même le signe que l'on se porte mieux. «La vitesse est incompatible avec le bien-être de l'individu», rappelle Christine Buscailhon.

Et si l'argument du bien-être et de la santé ne suffit pas, de toute façon, par la force des choses, nous serons tous obligés un jour ou l'autre de lever le pied. L'argument économique de l'augmentation du prix de l'essence en constitue un bon exemple. Finalement, comme l'observe Jean Ollivro, nous allons assister à «un renforcement des mobilités numériques et à une diminution des mobilités d'ordre mécanique».

Un nouvel art de vivre devrait voir le jour, selon Thierry Paquot, centré sur un bon usage entre la vitesse et la lenteur. Les 35 heures auraient pu permettre sa mise en place mais ce sont les préoccupations environnementales qui pourraient finalement représenter le salut. «Par le biais d'une préoccupation environnementale, la dimension temporelle va forcément être déplus en plus prise en compte», note le philosophe. Comme le constate Jolanta Bak, «le ralentissement est vital pour la survie de la planète. Face à l'environnement, on n'a pas le choix». Alors, si le bien-être des individus ne les motive pas davantage à ralentir, peutêtre que la survie de la planète saura les forcer à lever le pied? «Il faudrait en appeler à une amabilité avec le temps», conclut Thierry Paquot. Plus de lenteur serait bénéfique à plus d'un titre. Au travail, les individus seraient plus créatifs et moins stressés. Les enfants pourraient s'épanouir à leur rythme. Et la planète gagnerait en santé. «Ne faites pas du mal aux heures. Elles vous sont comptées», prévient le philosophe. Ce n'est, en somme, qu'une question de bon sens...

@ (c) Louis Monier

Thierry Paquot (philosophe):

«Je pense qu'il y a une écologie du temps.»

Sur ce sujet, lisez aussi
- Le temps, le dernier luxe. (MM 93, mars 2005)

Aurélie CHARPENTIER

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