Le temps, le dernier luxe
Tenter de maîtriser le temps qui file entre les doigts : voilà le vrai luxe de ce début de siècle. Comme si triompher du temps revenait à triompher de la vie. Reste que le temps se densifie, engendrant pressions et stress. Le temps libre, les vacances, c'est bien là le temps chouchou de l'homme, qui aspire à allier vie professionnelle et vie privée. Et à se laisser aller à la lenteur, pour son plus grand bonheur.
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Courir après le temps, ne pas avoir le temps, manquer de temps, passer du
temps, de temps en temps… les expressions ne manquent pas. Loin de n'être
qu'un simple sujet de conversation, le temps, matérialisé par la montre, est
une préoccupation de tous les instants pour tout individu. On utilise le temps
ou on manque de temps, on court après ou il nous rattrape, on cherche à
l'étirer ou à le compresser et il nous oppresse, on le mesure et il mesure
notre vie, nous le tuons ou il nous tue… S'il est mesurable, il est
incompressible, irréversible et donc gage de notre impuissance, source
d'inquiétudes et de stress pour l'être humain, dont le temps est compté.
Répétitif, le temps se conjugue aussi pour beaucoup avec la sempiternelle
ritournelle du “métro, boulot, dodo”. Le temps corvée s'oppose au temps
plaisir, au temps du loisir et du temps choisi, que nous vivons à notre propre
rythme. Préoccupation depuis la nuit des temps, le temps entretient aujourd'hui
une relation nouvelle avec l'homme. A l'heure des 35 heures, que le
gouvernement entend remettre en cause, l'homme souhaite davantage maîtriser son
temps. Car c'est peut-être là son dernier luxe.
De la conquête de l'espace à la conquête du temps
Après avoir fait le tour de la Terre, les grands conquistadors sont partis à la
conquête de l'univers, puis à celle de l'espace, l'ultime frontière.
Aujourd'hui, l'homme s'attache à conquérir le temps, qui structure ses propres
frontières. « Ce phénomène a commencé avec la révolution industrielle, la
taylorisation, pour se refléter également dans les performances sportives. Mais
il prend de plus en plus d'importance maintenant », constate Alyette Defrance,
directrice du planning stratégique chez Publicis Dialog. Et Nicole Aubert,
sociologue et psychologue, d'écrire dans son dernier ouvrage, Le culte de
l'urgence - La société malade du temps : “Au-delà des métaphores, les rapports
que nous entretenons avec le temps se sont, depuis la dernière décennie du XXe
siècle, considérablement radicalisés. Plus ou moins délivrés des contraintes de
l'espace, c'est sur le temps, désormais, que nous concentrons notre volonté de
conquête, tandis que, simultanément, les tyrannies que le temps fait peser sur
nous semblent absorber la totalité de notre énergie. Dans ce contexte, émergent
au-devant de la scène de nouvelles formes d'expression de notre rapport au
temps qui sont l'urgence, l'immédiateté, l'instantanéité et la vitesse, cette
dernière constituant le dénominateur commun qui unit les trois autres. Ces
notions, étroitement corrélées entre elles, ont été générées par l'avènement de
la mondialisation économique et financière à partir du milieu des années 1980,
ainsi que par la révolution survenue dans le domaine des télécommunications,
apparue à peu près au même moment.”
La culture du temps réel
« Ce n'est pas simplement une question de management de la vie quotidienne,
c'est plus fondamentalement notre rapport au temps qui est en train de
basculer. C'est pour moi une véritable révolution culturelle », affirme Francis
Godard, sociologue et chercheur à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées
(voir son interview p.12). En entrant dans la culture du temps, réel, l'homme
est sans cesse pris sous le feu d'informations nouvelles : son système de GPS
l'avertit de changer d'itinéraire pour éviter un bouchon, un simple appel sur
son portable et son rendez-vous de 14h est remis à 15h… Les nouvelles
technologies rendent l'homme toujours joignable
et disponible, transformant sa relation au temps et engendrant du stress
supplémentaire. « Le champ des relations entre les individus se trouve
désormais investi de la même exigence d'immédiateté des réponses aux
sollicitations de l'autre et ne pas consulter son mail ou son téléphone
portable plusieurs fois par jour paraît, sinon irresponsable, au moins suspect
: “Comment ! Tu n'es pas au courant ? Mais je t'ai envoyé un mail ce matin…”.
On ne peut même plus différencier l'urgent de l'important, poursuit Nicole
Aubert. On est dans une société du faire, de la performance. Il faut donc en
faire toujours plus dans un temps qui n'a pas changé, et qui tend même souvent
à s'amoindrir. On est dans une obligation d'hyperréactivité permanente. C'est
une course sans fin. » Et d'ajouter : « Certaines personnes vivent très bien
dans cette urgence. Elles finissent par ne plus pouvoir fonctionner autrement,
elles en sont stimulées. Elles ont un sentiment de maîtrise du temps. D'autres,
au contraire, n'arrivent pas à faire face à ces demandes d'extrême réactivité,
ce qui va engendrer au minimum des mal-être, voire certaines pathologies. La
dépression nerveuse semble alors, sur le plan symbolique, le seul moyen
qu'aurait trouvé la nature pour “ralentir” le temps. »
Le temps, pour soi, déculpabilisé
« Autrefois, on était dans le rythme du temps déterminé par le
travail. Aujourd'hui, le temps libre devient l'essentiel de la vie, car l'homme
se trouve acteur de son temps libre. On perd peut-être un peu son temps au
travail, mais pas son temps libre », analyse, de son côté, Alyette Defrance.
Une idée que l'Institut Chronopost a ainsi mis en évidence dans son étude “La
nouvelle donne du temps de travail des salariés français”, réalisée en 2003
avec le Club du Temps et en partenariat avec Ipsos. Selon cette étude, les
Français, dans leur majorité, déclarent que leur vie professionnelle n'est pas
leur priorité. Et, si 58 % des salariés disent s'impliquer dans leur travail
“assez, mais de façon à complètement préserver leur intimité”, ils sont
cependant 10 % à affirmer clairement que le travail n'est pas leur priorité.
Leur principale motivation : leur qualité de vie. Néanmoins, un peu plus du
quart des salariés se définissent comme très impliqués dans leur vie
professionnelle, et 5 % vont même jusqu'à se qualifier de “stakhanovistes
s'impliquant essentiellement dans leur vie professionnelle, quitte à faire
passer leur vie personnelle au second plan”.
« La réduction du temps de travail a accentué la distance au travail, estime
Alyette Defrance. Elle a permis de dire “J'ai du temps à moi”. Le travail est
souvent considéré comme un passage obligé. Cela n'est que du temps de travail.
Le plus important, c'est le temps pour soi. En outre, le côté sacrifice des
femmes est bien fini : la femme donne à sa famille, mais elle s'octroie du
temps à elle aussi, du temps pour se faire dorloter, pour se faire plaisir,
pour ensuite mieux partager du temps avec les autres. Si le week-end est
réservé aux enfants et au conjoint, la journée de RTT est souvent consacrée à
son propre bien-être : coiffeur, exposition, shopping… » On arrive ainsi à une
sorte de déculpabilisation du temps pour soi.
La réduction du temps de travail est néanmoins paradoxale. Car, si elle a
permis de réduire dans l'absolu le temps passé au bureau, elle n'a pas pour
autant réduit la charge de travail du salarié ou de l'ouvrier. Pour Nicole
Aubert, « les RTT ont intensifié le temps professionnel puisque l'on a moins de
temps pour faire la même chose. » D'où une différence de perception des RTT en
fonction de leur mise en place dans l'entreprise. « Ceux qui apprécient les RTT
sont ceux qui décident de leurs journées de congés et de leur emploi du temps.
Ils constatent alors une nette amélioration de leurs conditions de vie. En
revanche, ceux qui ont une réduction quotidienne de leur temps de travail en
voient assez peu les conséquences. Les cadres qui décident de leurs jours de
RTT ont donc une vision plus positive des RTT, car ils autorégulent leur temps.
Les autres se voient imposer leurs jours », insiste Francis Godard. Dans son
étude, l'Institut Chronopost avait ainsi pointé du doigt le fait que les
salariés réclamaient davantage de souplesse et de flexibilité dans leur temps
de travail. Les horaires fixes n'ont décidément plus la cote.
Le temps sur-mesure
Cette dépréciation de la rigidité se ressent également dans
l'univers du tourisme. Laurence Berman Clément, directeur général de Jet tours,
constate que les packages sont de moins en moins appréciés, au profit du
sur-mesure. « Les gens ne veulent plus de préimposé. Pour un acteur du
tourisme, il s'agit donc de proposer des activités à la carte. Cela nous a
amené à organiser, depuis l'été 2004, des “circuits à votre rythme”, pour
entrer dans cette décomposition du temps. » Jet tours propose également des
voyages combinant circuits touristiques et détentes balnéaires. Les années 80
qui faisaient la part belle au balnéaire et à la sédentarité sont bien finies.
Aujourd'hui, les gens veulent optimiser leur temps en faisant deux choses à la
fois. Ils ne veulent plus n'avoir que du temps passif. « Les gens élaborent
leurs plans de vacances plus tardivement. Ils planifient moins. En 2003, 6 %
des individus n'avaient pas choisi leurs vacances d'été à fin mai. En 2004, ils
étaient 15 % », note ainsi Laurence Berman Clément. Preuve, s'il en fallait
une, que la gestion du temps des vacances évolue.
Jet tours l'a bien compris, adoptant en 2002 une communication axée sur
l'importance du temps des vacances dans la vie des Français, avec le slogan “On
peut tout rater, mais pas ses vacances”, devenu en 2003 “Vous n'êtes pas près
de rater vos vacances”. Pour l'année 2005, Jet tours et son agence Publicis
Dialog développent encore cet axe stratégique de la réussite des vacances, en
misant sur une mise en scène très zen autour de la sérénité et du soin de soi.
« Parce que les gens ne veulent pas perdre leur temps, nous avons mis en place
un service visa où l'on s'occupe de tout pour eux. Et, parce que leur temps est
compté, nous les dédommageons si leur avion a du retard. Car les attentes aux
aéroports sont perçues comme du temps de vacances perdu. » Et Laurence Berman
Clément d'ajouter : « Le temps de vacances est un temps chéri. Il est plus
important, d'une part en nombre de jours, et d'autre part, du fait du stress
que l'on vit au quotidien. »
Apologie de la lenteur
Pour faire face à ce stress, et alors que la vitesse devient la
norme au quotidien, un nouveau courant se fait jour : celui de la “slow life”.
« Nous sommes en face d'un temps que nous avons cherché à accélérer mais que
nous voulons maintenant ralentir. Le rapport est double : nous cherchons à
gagner du temps pour mieux le perdre », poursuit Alyette Defrance. L'homme ne
supporte pas d'attendre aux caisses, il préfère les hard discounters aux
hypermarchés qui réduisent considérablement son temps de courses, il ne
supporte pas la lenteur de son ordinateur, il s'essaie au speed-dating… Se
dépêcher de faire certaines choses pour mieux ralentir ensuite, voilà le credo
de nombre de Français aujourd'hui. « On observe l'émergence d'une célébration
de la lenteur, constate Alyette Defrance. A travers une montée de la
spiritualité, de la tendance zen, du yoga, de la thalasso… De plus en plus
d'automobilistes privilégient la sécurité, le confort et la convivialité à la
vitesse. D'ailleurs, le fait de brider la vitesse des voitures commence à être
un sujet de conversation, preuve qu'un nombre croissant de gens sont prêts à
accepter ce genre de choses. »
Le sociologue Gérard Mermet écrit d'ailleurs dans “Francoscopie 2005” : “La
slow life est une revendication croissante de la part des urbains stressés.
Elle explique par exemple le mouvement de néo-ruralité, qui autorise un rythme
de vie plus lent que celui des villes et une plus grande harmonie avec la
nature. L'image des produits biologiques est associée à celle d'une forme
d'agriculture moins intensive, qui laisse le temps aux légumes et aux fruits de
mûrir. On observe aussi un engouement pour des pratiques comme le yoga, la
marche, le bouddhisme, la sophrologie, les gymnastiques douces ou des thérapies
destinées à désintoxiquer les “drogués” du temps. La sensation d'avoir le temps
ou de le prendre sera sans doute le véritable luxe de demain. (…) Confrontés à
l'accélération du temps, beaucoup de Français voudraient désormais réapprendre
la lenteur. Refusant la mobilité et le nomadisme, certains se complaisent dans
l'immobilisme et la sédentarité. Face au gigantisme et à la mondialisation, ils
se replient sur une attitude que l'on pourrait appeler “petisme”. Ils
recherchent les plaisirs minuscules de la vie, conscients de la difficulté mais
aussi de la vanité d'obtenir les plus grands.”
C'est ce qui fait dire à beaucoup que “c'était mieux avant”. Le succès de films
comme Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, Les Choristes, Une hirondelle a fait
le printemps ou encore Les enfants du Marais, prouve ce besoin des foules de
retrouver une époque où l'on savait vivre et profiter des petits bonheurs du
temps, de plaisirs minuscules. Francis Godard l'affirme : « Entre les tenants
du tout speed et les adeptes du new age de la lenteur, il ne faut surtout pas
choisir, mais plutôt ne pas se tromper de tempo. Comme dans le rugby ou le
tango, il faut savoir alterner habilement vitesse et lenteur. » Pour lui, si le
travail appelle la performance et la rapidité, si le sport appelle la vitesse,
d'autres activités humaines appellent au contraire la lenteur : « L'éducation
des enfants, la démocratie, l'amitié et l'amour. » Et de conclure : « Si une
société n'est pas capable de ralentir, elle est foutue ! »
24 % de “Chrono victimes” !
TNS Secodip a réalisé une étude au dernier trimestre 2004 pour identifier le rapport au temps des consommateurs : “Temps manquant, temps gagné, temps perdu, temps
à perdre…”. La population française a ainsi été répartie en
six groupes, suivant la relation que les individus entretiennent avec le temps. Une variable
qui joue énormément sur
leurs comportements d'achat.
• 24 % de “Chrono victimes”. Stressés, ils ne maîtrisent pas leur temps. Leur vie est une course permanente. Ils se sentent dépassés et culpabilisent : “En m'organisant davantage, j'aurais plus de temps”. Fatigués, pour eux le week-end idéal consisterait
à se reposer. Mais en réalité,
ils le passent à courir, faire le ménage et les courses. Ce sont les premiers utilisateurs de courses à distance.
• 19 % de “Chrono épicuriens”. Ils optimisent leur temps
pour vivre heureux. Ils sont anti-routine. Le temps est avant tout source de plaisir pour un minimum d'organisation et de maîtrise. Ils sont plus ouverts vers les autres que les “Chrono zens” : ils privilégient la famille mais aussi les amis. Ils prennent soin d'eux.
• 19 % de “Chrono logis”.
Du temps : pour quoi faire ?
Ce sont les plus âgés de tous les profils : 40 % ont plus de 65 ans. Leur préoccupation première : ne pas avoir de soucis d'argent et avoir une bonne situation professionnelle. S'ils disposent de temps libre, ils ne savent pas quoi
en faire et tombent dans la routine. Ils n'ont pas ou peu
de vie sociale.
• 15 % de “Chrono actifs”.
Ils sont débordés sauf s'ils s'organisent. Quoi qu'ils fassent,
ils cherchent à perdre le moins de temps possible. Ils ont
une vie sociale importante.
Le week-end idéal est rempli d'activités pour toute la famille.
• 15 % de “Chrono zens”.
Ils entretiennent une relation sereine au temps. Leur valeur dominante : avoir le temps avec et pour leur famille. Ils arrivent à peu près à faire ce qu'ils veulent le week-end.
• 8 % de “Chrono zurbains”.
Le temps est disponible pour sortir, voir des amis, s'occuper de soi. Ils passent la majorité de leur temps libre hors domicile. Pour eux, le week-end idéal est un week-end bien rempli. L'occupation de leur temps peut être anxiogène.
Les priorités des salariés
L'étude “Générations
au travail”, réalisée par BVA pour Le Monde Initiatives en juillet 2004, révèle les priorités des actifs français.
• A la question : “Parmi les critères suivants, lequel est le plus rentré en compte dans le choix de l'entreprise/administration dans laquelle vous travaillez ?”, si 49 % répondent l'intérêt du travail, 30 % répondent les horaires et le temps de travail.
• A la question : “Aujourd'hui, quelles sont vos priorités ? », ils sont 74 % à placer en premier l'augmentation de salaires, l'augmentation de leur temps libre (en dehors des vacances) arrivant en seconde position avec 51 %. Enfin, s'ils restent dans
leur emploi actuel, c'est
pour 50 % à cause de la proximité du domicile,
49 % pour l'intérêt du poste et 41 % pour le temps libre laissé par le travail.
Qui manque le plus de temps ?
Les actifs non salariés, et notamment les professions libérales : 50 % déclarent en manquer.
Les cadres : 44 %.
Les Franciliens : 35 % des citations contre 28 % en province.
Les urbains : 34 % à Paris contre 27 % en tissu rural.
Source : Institut Chronopost - Etude “La nouvelle donne du temps de travail des salariés français” - décembre 2003