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« Les enfants deviennent plus vieux plus tôt »

Hasbro, inventeur d'Action Man, caracole en deuxième position des fabricants mondiaux de jeux et jouets. Grâce à une série de rachats (Playskool, Monopoly et bien d'autres marques), la société couvre tous les secteurs du marché. Seul hic, les enfants boudent de plus en plus tôt l'univers des jouets, comme l'avoue son directeur général, Michel Moggio.

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Comment a démarré Hasbro ?


La société a été créée aux Etats-Unis dans les années 20, mais GI Joe, lancé en 1964, est le premier grand succès d'Hasbro. Ensuite, elle s'est développée en rachetant des sociétés, et notamment en analysant qu'il fallait sortir du côté mode des figurines. Hasbro a ainsi acquis Milton Bradley, spécialisée dans les jeux de société et les puzzles, ainsi que Playskool, spécialisée dans les premiers âges, qui sont des marchés plus pérennes. Le grand décollage en France a eu lieu au début des années 80, avec notamment le succès des GI Joe, des Transformers et de la ligne Mon petit poney, pour les petites filles.

Vous êtes très forts sur les garçons, un peu moins sur les filles...


Sur les petites filles, nous sommes en position de challenger, du fait de la prééminence de Barbie. Mais nous pensons qu'elles doivent être aussi bien traitées que les petits garçons. Pour elles, nous développons une stratégie d'encerclement avec une offre multiforme. Nous avons la marque Mon Petit Poney, les licences Disney et une marque qui s'appelle les Princesses Disney... Nous allons surtout essayer d'aller chercher des petites filles un peu plus âgées via des produits autour de la musique, des karaokés, des jeux de société, comme Dance-Mania qui a très bien fonctionné en 2002. Nous lançons ainsi Twister Mooves qui consiste à exécuter des pas de danse au son d'un CD... Tous ces concepts visent à leur proposer autre chose que ce qu'elles peuvent avoir jusqu'à présent. Côté garçons, l'évasion se fait un peu plus tard, on le mesure tous les jours, vers le sport, la musique, mais avant, ils font un détour vers la Playstation et le jeu vidéo.

Les enfants lâchent donc le jouet beaucoup plus tôt ?


Oui. C'est aujourd'hui une des grandes problématiques de ce marché : les enfants deviennent plus vieux plus tôt. A partir de 8 ans, ils achètent de moins en moins de jouets. Pour continuer d'exister, il faut donc proposer des produits qui vont attirer les 8 ans et plus. Nous le faisons via nos jeux de société parce que même à 10-12 ans, les enfants continuent de jouer. Mais, il faut leur proposer des produits autour de la musique, de la mod... Pour les filles en tout cas. Pour les garçons, cela tourne davantage autour du sport et de concepts de jeux, comme les cartes Magic, qui sont des relais à des jeux plus élaborés de collection, de stratégie, etc. Nous sommes sur un marché d'offres, un marché tiré par l'innovation, mais aussi par l'offre classique.

Vous travaillez avec des enfants ?


Oui. Aux Etats-Unis, nous avons un bureau d'études, le Fun Lab, où tous les jouets sont testés par des enfants de tous âges, même des bébés de trois mois avec leur maman ! Le problème, c'est que dès que vous mettez un jouet sur la table, ils trouvent ça "bien". Mais ce n'est pas eux qui peuvent faire la différence entre "bien" et quelque chose qui donne envie d'être acheté. Toutefois, les enfants s'attachent à des détails. Sur des figurines, par exemple, certaines subtilités qui semblent insignifiantes aux adultes peuvent déterminer leurs choix.

Le jouet reste en général guerrier pour les garçons et "gnangnan" pour les filles. Est-ce qu'il ne serait pas intéressant de travailler sur la mixité ?


... Sur des jouets moins sexués ? Oui, c'est vrai que c'est un univers un peu archétypal. Mais en fait, à partir de 2-3 ans, il y a vraiment des jouets filles et des jouets garçons. Des essais ont eu lieu chez les concurrents. Par exemple, Lego a sorti des lignes filles, mais même avec des produits qui leur sont dédiés, elles ne rentrent pas dans la construction. On ne sait d'où ça vient, nous on est fabricant et commerçant, on ne fait que constater.

Comment se comporte le parent avant que l'enfant ne soit prescripteur ?


Fin 90, on était assez normatif. On faisait des jouets Playskool avec un discours très développemental, en disant en bref aux mamans que "si l'enfant n'avait pas ce jouet-là, cela allait ralentir son développement". Maintenant dans les études, les mamans disent plutôt "moi, ce qui compte c'est que mon enfant soit heureux". Du coup, nous parlons aujourd'hui d'épanouissement de l'enfant. Cela nous conduit également à travailler la versatilité des produits, c'est-à-dire que l'on demande à un produit d'avoir plusieurs fonctions. C'est une attente des parents que d'avoir des jouets faits pour durer et qui suivent le développement de l'enfant. Après, à partir de 3 ans, la prescription de l'enfant devient extrêmement forte, parce qu'il est exposé aux médias, qu'il est socialisé, en France en tout cas. On voit sur des maternelles que les modes d'école sont perçues tout de suite.

Comment s'organise votre plan médias ?


On essaie d'être présents partout où il y a des enfants, des chaînes hertziennes en passant par le câble et le satellite. Nous avons beaucoup de produits. Notre plus gros budget télé, c'est Action Man avec 4 millions d'euros sur un total de 25 millions d'euros. Action Man est une marque présente toute l'année. On veut être partout, parce que l'on sait que l'enfant réagit vite à des films de pub sur les jouets. Il est donc inutile de forcer la répétition. Montrer dix fois le même film à un enfant ne sert à rien. On privilégie donc la couverture. Sur la fin de l'année, nous totalisions pas loin de 100 films répartis sur les différentes chaînes. Ce qui nous fait peur, ce sont les très petits consommateurs de télé ou ceux qui y échappent parce que, dans ce cas, on rate l'opportunité d'aller les chercher.

Combien de marques compte Hasbro ?


Beaucoup. Aujourd'hui, Hasbro a défini des core-brands, le coeur de business dont on veut faire des marques durables. Ce sont 14 marques, dont Action Man, GI Joe, Monopoly, Mon Petit Poney, Transformers..., qui doivent représenter 80 % de notre chiffre d'affaires. Après, il y a un périmètre très variable, avec toutes les marques événementielles qui arrivent, soit par des licences (de séries télé, de films comme Star Wars...), soit par des événements, comme Nak Nak, que l'on crée en permanence.

Quelle est votre politique en matière de licences ?


Hasbro a quasiment toujours été dans ce métier. Kenner-Parker était déjà licencié Star Wars en 1977 ! On a toujours été des interlocuteurs des grandes Majors. Mais la différence depuis trois ans, c'est que l'on ne veut plus tout prendre. Aujourd'hui, on cherche des partenariats durables. Nous en avons un très gros avec Star Wars jusqu'en 2005, date de sortie du prochain film. Nous sommes licenciés Disney. Ensuite, ponctuellement, nous faisons des tests sur des choses que l'on connaît moins, mais qui peuvent exploser. C'était le cas de Pokémon, il y a trois ans. Ce sont des opérations moins pérennes et plus rapides. Mais quand ça marche et que l'on est dans le coup, c'est bien aussi.

Combien de temps aura duré la vague Pokémon?


Ce fut un véritable raz-de-marée. Il y a encore des cartes, mais ça a duré véritablement un an. Aujourd'hui, les modes sont plus intenses et plus brèves.

Comment anticipez-vous ces succès de cours d'écoles ?


Ce sont soit, des produits qui ont déjà existé aux Etats-Unis, au Japon ou ailleurs, on a donc un benchmarking par rapport à ce qui a été fait dans ces pays-là. Les petites toupies, les "Beyblades", qui font l'objet actuellement d'un dessin animé sur France 3, les enfants japonais en ont acheté 20 chacun en quatre ans sur une tranche d'âge. Sachant cela, on recalcule le potentiel du marché ici. On détermine les quantités de mise en place pour la France, on accompagne d'une campagne de pub et l'on voit comment ça réagit. Quand ce sont des choses que l'on crée et que l'on lance en même temps que les Etats-Unis, on se benchmarke par rapport à des phénomènes concurrents similaires pour construire notre stratégie.

Ça marche à tous les coups ?


Il y a de toute façon un aspect pari parce que sur des phénomènes de mode, on est obligé de s'engager des mois à l'avance. Avant même d'avoir vos référentielles, sans une usine qui tourne derrière nous, ce sont des produits importés, en général d'Extrême-Orient. C'est un métier où il faut être très modeste parce que, lorsque ça ne marche pas, vous laissez énormément de stock chez vos clients et, quand ça marche bien, ils n'en ont en général pas assez. Contrairement aux médias qui prétendent que l'on crée la rupture, je dirais oui, il y a des ruptures, mais elles sont surtout dues au fait que l'on n'est pas très capable de prévoir finement ce qui va se passer, et que derrière, il y a des délais de réapprovisionnements.

La cour d'école est devenue une jungle. Quelles sont les incidences pour vous ?


En fait, pour nous, la cour d'école est surtout un média. On ne vend pas nos produits dans l'idée que les enfants vont se les montrer à l'école. Ils vont en parler et se les montrer ensuite. La Fédération du Jouet et l'Education Nationale mènent actuellement une opération intéressante dans des écoles où il y a des problèmes de violence et de socialisation. Ce programme consiste à faire jouer les enfants. Les enseignants donnent du temps après les cours et nous des jouets, notamment des jeux de société ; l'analyse étant qu'un enfant qui joue est un enfant qui admet les règles. Le jouet a un vrai rôle de construction de l'enfant que le marché ne met pas forcément en avant. C'est un peu masqué par tous les phénomènes à la Pokémon.

Estimez-vous qu'il est de votre responsabilité de proposer aux enfants des idées novatrices ? De sortir du guerrier pour les garçons, de proposer un Monopoly du commerce équitable ?


Le côté guerrier, c'est encore une fois un archétype de la façon dont les petits garçons jouent. Les universitaires allemands, qui sont très anti-violence, ont fait une étude sur les pacifistes convaincus, en leur demandant s'ils avaient joué avec des armes dans leur enfance. En gros, ils ont tous répondu oui. Aujourd'hui, il n'y a rien qui prouve que, si vous avez joué avec des petits soldats ou des fusils, vous devenez quelqu'un de violent. Quant à un Monopoly du commerce équitable, le problème, c'est que ça marche surtout avec les parents. Ce sont eux qui vont agir favorablement, ou non. D'un autre côté, l'enfant est très prescripteur, c'est vraiment son désir et sa compréhension qui priment. Or, l'enfant de 5 ou 6 ans n'a pas la compréhension du monde d'un adulte. Après, c'est un choix parental. J'en connais qui n'achèteront jamais un Action Man parce que ça véhicule des valeurs qui leur déplaisent. Mais je pense que l'enfant n'y échappe pas. Par la cour d'école, par les médias, par ce qui se passe autour et par la pression publicitaire.

Comment fait-on du marketing pour des petits Français en tant que société américaine ?


C'est un marché très global. Les mêmes produits vont marcher de la même façon des deux côtés de l'Atlantique. Après, il y a des différences culturelles que l'on ne peut pas nier. Sur Playskool, par exemple, les mamans américaines ont d'autres façons de voir l'évolution du bébé, donc le ton de nos campagnes en France est différent. Par rapport à ce que le jouet apporte à l'enfant, le discours est plus rationnel en Europe.

Que ferez-vous si le phénomène "jeunes vieux" s'accentue... ?


Nous avons plusieurs pistes pour trouver une légitimité de territoire. Nous avons essayé, puis laissé tomber les jeux vidéo. Aux Etats-Unis, nous développons beaucoup la collection, les gammes Star Wars, GI Joe, il y a un fort marché de collectionneurs. Là, nous allons vers des adultes avec des moyens marketing différents. C'est une façon de récupérer des consommateurs. Mais il n'y a pas de réponses univoques. Ce danger plane. Et si tous les fabricants se retrouvent sur les 0-6 ans, ça va être difficile. Il y a des réponses dans l'électronique, la musique, nous en sommes là.

Vous êtes joueur vous-même ?


Oui, je suis un grand fana de jeux de société. Il vaut mieux avoir un esprit enfantin pour pouvoir percuter sur des produits nouveaux et des concepts, qui au départ ont l'air un peu dérisoires. Il faut comprendre que l'enfant va rentrer dedans. Mais c'est sûr que la première fois que l'on voit un concept comme Pokémon, on est toujours un peu sceptique.

Biographie


Michel Moggio a 45 ans. Il est marié et père de deux garçons de 11 et 16 ans. Diplômé d'HEC en 1978, il entame sa carrière chez Kanterbräu, (Société Européenne de Brasserie, aujourd'hui Brasseries Kronenbourg). Il est ensuite chef de produit, puis chef de groupe chez Ricard. En 1988, il devient directeur marketing de Kellogg's France. En 1993, il entre chez Hasbro en tant que directeur d'une des filiales de Kenner-Parker. En 1995, il est nommé directeur général d'Hasbro France.

L'entreprise


Créée en 1923 aux Etats-Unis, Hasbro est le numéro deux mondial des jeux et jouets derrière Mattel. Le groupe compte 10 500 salariés, il est présent dans plus de 40 pays et réalise près de 3 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Hasbro France représente 13 % du marché en valeur, emploie 240 personnes et a réalisé en 2001, 173 millions d'euros de chiffre d'affaires.

Valérie Mitteaux

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