Les opérateurs se positionnent
Depuis janvier 2006, le courrier de moins de 50 grammes n'est plus un secteur réservé. En 2009, c'est l'ensemble du marché postal français qui sera libéralisé. Tandis que le régulateur a déjà délivré ses premières autorisations à des opérateurs alternatifs, La Poste met tout en oeuvre pour maintenir son leadership.
«A partir de maintenant, les choses sérieuses commencent ». C'est ainsi que Marc Pontet, directeur de la stratégie à la direction du Courrier du groupe La Poste, réagit aux premières autorisations délivrées par l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes), qui marquent le coup d'envoi d'une bataille acharnée.
Premières licences
Si, depuis le 1er janvier dernier, le marché est effectivement libéralisé pour les plis supérieurs à 50 grammes (ou ceux dont le prix est supérieur à trois fois le tarif du timbre de base), ce n'est qu'en juin dernier que l'Arcep a délivré les premières licences, modifiant ainsi un paysage jusqu'alors figé. Adrexo, filiale du groupe Spir Communication, a fait partie des premiers candidats. L'entreprise a reçu le précieux sésame le 13 juin 2006. Depuis 1979, la société est surtout active sur le marché de la distribution des imprimés sans adresse. L'an dernier, Adrexo a enregistré un chiffre d'affaires de 237,5 millions d'euros pour 7,7 milliards de documents non-adressés et 25 millions d'adressés au cours de l'année. Le marché du pli adressé, sur lequel la société s'est lancée il y a trois ans, ne représente pour le moment qu'une part mineure de l'activité (6 % environ). Mais cela n'empêche pas son directeur général, Frédéric Pons, de nourrir de réelles ambitions sur ce segment et d'espérer devenir un opérateur alternatif de poids sur le territoire national (voir interview, p. 44). Avec ses 284 centres et relais de distribution couvrant plus de 14 millions de boîtes à lettres et 25 000 distributeurs salariés, Adrexo est le premier réseau postal privé de France. Quelques jours après Adrexo, c'est IMX France qui, à son tour, s'est vu autoriser la prestation de services postaux non réservés relatifs à la correspondance transfrontalière sortante. Idem le 29 juin, avec cette fois la Deutsche Post, toujours pour la correspondance transfrontalière sortante. « N ous avons près d'une dizaine d'autres procédures en cours, qui concernent des acteurs déjà présents sur le marché de la distribution », indique Joëlle Toledano, membre du Collège de l'Arcep.
Droits et devoirs
Ce régime d'autorisation confère à ses détenteurs une série de droits et obligations, parmi lesquels des éléments liés au respect de la confidentialité (protection des données personnelles…) et aux garanties pour les utilisateurs (mesures de qualité du service…). De son côté, La Poste devra mettre à disposition de ses concurrents un certain nombre d'informations et une partie de ses infrastructures. Ainsi, ces derniers auront accès aux boîtes postales installées dans les bureaux de Poste, pourront utiliser le répertoire des codes postaux et l'information géographique sur les voies et adresses et obtenir les informations collectées par La Poste sur les déménagés. Les concurrents pourront également user du service de réexpédition en cas de changement d'adresse. « I l est prévu que les titulaires d'autorisation aient accès aux moyens détenus par La Poste qui sont indispensables à l'exercice de leurs activités. Conformément à la loi, le groupe La Poste est prêt à examiner les demandes de tout titulaire d'autorisation et donner ainsi accès à ces moyens indispensables », précise Marc Pontet.
Investissements colossaux pour La Poste
Le 13 juin dernier, lors d'une conférence, l'Arcep a fait le point sur le marché postal français, délivré la première autorisation postale et défini l'encadrement des tarifs de La Poste. Ainsi, selon le “Price-Cap” 2006-2008, l'opérateur historique pourra augmenter ses tarifs du service universel dans une enveloppe globale de 2,1 % chaque année durant cette période (pour une inflation anticipée de 1,8 %). Cette augmentation des tarifs permettra à l'opérateur historique d'assurer le financement du service universel, mais aussi des investissements de modernisation du courrier. « N ous sommes sur un marché au mieux stagnant, voire en légère baisse. Le Price-Cap tient compte, d'une part, d'une baisse du volume économique de l'ordre de 0,35 %, d'autre part, des investissements nécessaires à la modernisation du service universel dont le point culminant se situera en 2007-2008 », explique Marc Pontet. Au cours des prochaines années, La Poste devra affronter deux enjeux majeurs : d'abord, faire en sorte que le marché du pli adressé se réduise le moins possible, voire se développe, et ensuite, trouver les meilleurs moyens de financer le service universel dans un secteur qui n'est plus réservé. Pour cela, l'entreprise a décidé, il y a deux ans, d'investir lourdement, à hauteur de 3,4 milliards d'euros, dans un programme de modernisation sans précédent. Ce vaste chantier, baptisé “Cap Qualité Courrier”, prévoit une large part des dépenses dans des machines nouvelle génération. L'an dernier, la plate-forme de Paris-Nord Gonesse a ouvert ses portes et traite près de cinq millions de plis chaque jour. Aujourd'hui, La Poste dispose de 25 plaques industrielles (centres de tri ou de distribution) modernisées. Le groupe souhaite automatiser au maximum sa chaîne de distribution et espère, qu'en 2010, 90 % du tri sera automatisé, contre 60 % aujourd'hui. A long terme, La Poste ambitionne de maintenir une part de marché très importante en France. « L'an dernier, 80 % du courrier prioritaire a été distribué en J+1 et nous visons un taux de 85 % d'ici à 2007 », ajoute Marc Pontet. Ce fameux J+1 représentera sans conteste un élément différenciant majeur face aux futurs concurrents qui, eux, ne disposeront pas d'une infrastructure semblable. Mais le premier atout du groupe, selon le directeur de la stratégie courrier, c'est bien le facteur. D'où un autre programme, en complément de Cap Qualité Courrier, nommé “Facteur d'avenir”, qui prévoit la modernisation du métier avec des perspectives de carrière plus développées.
Les Postes européennes
Face à la force de frappe de l'opérateur historique, seul Adrexo, pour l'heure, a affiché clairement ses ambitions sur le marché domestique. Les Postes étrangères, présentes en France, se cantonnent au segment du courrier international. Mais, pour Marc Pontet, la situation ne perdurera pas : « Les grands opérateurs sont déjà présents dans la plupart des autres pays et je ne pense pas qu'il y ait une exception française. » Ainsi, Deutsche Post (via DHL Global Mail), Spring (TNT Poste Group, Royal Mail Group et Singapore Post), Swiss Post International ou encore Belgian Post International tenteront probablement de tirer leur épingle du jeu sur le marché français, qui représente tout de même à lui seul 20 % du marché postal européen ! Quels segments choisiront-elles ? Opteront- elles pour les seuls segments en croissance (marketing direct ou documents de gestion), ou s'attaqueront- elles au courrier des particuliers qui, lui, est en déclin ? « La Poste française gardera toujours une part de marché importante, car elle restera le meilleur opérateur au niveau domestique. Les Postes étrangères se tourneront peut-être vers la spécialisation », répond Vincent Morius, directeur de SPI France (Swiss Post International). Même constat au sein de la Deutsche Poste, où l'heure est à l'observation : « Le développement ne consiste pas toujours à concurrencer une Poste historique, mais à se spécialiser dans certains métiers du courrier, qui peuvent être adressés ou non », renchérit Gunnar Gräf, P-dg de DHL Global Mail. En outre, il regrette que la libéralisation totale prenne autant de temps : « Avec les Postes hollandaise, suédoise et finlandaise, nous militons en faveur d'une libéralisation avec une date commune à tous les pays. »
En Europe
S'il est difficile d'anticiper avec certitude le paysage postal de demain, il est en revanche possible d'en dessiner certains traits en s'inspirant d'autres modèles européens plus avancés dans la libéralisation. La Suède est pionnière en la matière : son marché est totalement ouvert à la concurrence depuis 1993. Aujourd'hui, l'opérateur historique suédois, bien qu'ayant toujours une position dominante, doit faire face à la concurrence croissante de Citymail, qui s'est concentrée sur les flux importants et les zones denses des grandes villes. « Parmi les pays les plus avancés, on trouve la Suède où la Poste suédoise possède toujours 92 % de part de marché, le reste étant partagé entre Citymail et une trentaine d'autres opérateurs », rapporte Joëlle Toledano. Sur les flux industriels, la part de marché de Citymail avoisine les 11 % sur le plan national. Un taux qui atteint même 25 % pour les grandes villes. Les pays du Nord (Suède et Pays- Bas notamment) ont réussi à mettre en place un modèle “hand to hand” avec une véritable concurrence sur le dernier kilomètre. Aux Pays-Bas, Sandd (société privée) et Selekt Mail (rachetée par la Poste allemande en 2004), concurrents de l'opérateur historique TNT, se partagent chacun entre 8 et 10 % du marché du marketing direct. La Grande-Bretagne, elle aussi, possède une longueur d'avance, car le marché postal y est entièrement libéralisé. Une concurrence qui ne se retrouve pas sur le terrain : « C'est un marché dynamique, mais, bien que la concurrence opère de bout en bout, il n'y existe pas encore d'opérateurs sur le dernier kilomètre », note Joëlle Toledano. Un constat partagé par Antoine Mercier, P-dg d'e-box (voir encadré, p. 43) : « I l existe en Grande- Bretagne un verrouillage très fort sur le dernier kilomètre. Royal Mail a ouvert l'amont du marché, mais reste incontournable sur la distribution. » De même, l'Espagne dispose d'une libéralisation depuis près de quarante ans sur le courrier local et le publipostage, mais la Poste espagnole détient encore 90 % du marché national.
Et en France ?
Même si, dans les pays les plus avancés en termes de libéralisation, chaque opérateur historique a maintenu une certaine suprématie nationale, les opérateurs alternatifs parviennent à grappiller des parts de marché qui pourraient peser à terme. « En France, nous aurons, comme sur les autres marchés européens, un ou deux concurrents importants qui nous prendront des parts sur le courrier industriel. Et sur le marché local, nous serons confrontés à une concurrence plus forte avec beaucoup de sociétés qui démarcheront les professions libérales et les PME », anticipe Marc Pontet. En 2003, la commission des affaires économiques, dans un rapport sur le marché du courrier, prévoyait que l'échéance de 2006 risquait d'engendrer une perte de chiffre d'affaires de 200 à 250 millions d'euros pour La Poste. “Sans même parler de l'étape décisive de 2009, il ne fait pas de doute que les effets de la libéralisation accrue se feront d'abord sentir essentiellement sur les grands comptes, que représentent les entreprises de la vente à distance, les banques, les entreprises d'assurance et les services”, indique le rapport. L'enjeu est de taille pour l'opérateur historique, les entreprises représentant 90 % du chiffre d'affaires du courrier, contre 3 % pour les particuliers.
Le rôle de l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes)
Auprès de La Poste : elle s'assure que le service universel (service minimum garanti) est assuré et de son financement, contrôle les tarifs et définit les spécifications comptables. Avec les opérateurs : elle délivre les autorisations aux concurrents, règle les différends éventuels et mène des procédures de conciliation. Avec le gouvernement : elle assiste le ministre dans les relations internationales et rend un avis sur les lois et règlements postaux.
Les dates clés de la libéralisation postale
16 juillet 2002 Adoption de la directive 2002/39/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002, modifiant la directive 97/67/CE concernant la poursuite de l'ouverture à la concurrence des services postaux de la communauté. 1er janvier 2003 Ouverture à la concurrence du traitement des plis supérieurs à 100 grammes ou dont le prix est supérieur à trois fois le tarif du timbre de base. 20 mai 2005 Promulgation de la loi relative à la régulation des activités postales. 1er janvier 2006 Libéralisation pour les plis de plus de 50 grammes et dont le prix est supérieur à 2,5 fois le tarif du timbre de base. 13 juin 2006 L'Arcep délivre se première autorisation postale à Adrexo et définit l'encadrement des tarifs de La Poste pour la période 2006 à 2008. La Poste pourra augmenter ses tarifs d'au maximum 2,1 % chaque année. 2009 Date prévisionnelle pour la libéralisation totale du marché postal européen.
Avis d'expert La libéralisation postale : mythe ou réalité ? Par Alain Gosset, président du SNCD
La libéralisation des télécommunications en France et en Europe a été l'un des puissants accélérateurs de l'ère numérique et a très largement favorisé une plus grande efficacité du marché et une meilleure satisfaction des clients. En moins de dix ans, grâce à l'apparition de concurrents de taille équivalente ou supérieure aux anciens monopoles publics, concurrents aidés par l'accès aux moyens indispensables détenus par les opérateurs publics, les prix ont baissé, la qualité de service s'est fortement améliorée et les innovations se sont multipliées. Peut-on s'attendre à une évolution similaire pour l'industrie postale du courrier de correspondance et plus particulièrement pour le mailing ? Aux Etats-Unis, la libéralisation de ce marché a été intense sur toutes les activités postales en amont du dernier kilomètre, la distribution du courrier restant encore sous monopole public. Cette privatisation a eu un effet très favorable sur la qualité et les prix, et les volumes de courrier continuent de croître, Internet ayant, à ces niveaux de prix, un rôle de synergie plus que de substitution. La Commission européenne a, pour sa part, opté pour une ouverture prudente et progressive du marché entre 2003 et 2009. Comparativement aux télécoms, les moyens indispensables octroyés par les autorités nationales de régulation aux acteurs du marché restent très limités et la concurrence s'installe avec difficulté car elle ne bénéficie pas des infrastructures dont disposent les opérateurs publics (transports massifiés, bureaux de Poste, boîtes aux lettres sur la voie publique, banque postale...). Dans un tel contexte, il y a de fortes chances pour que la concurrence privée reste marginale, et que se structure un oligopole de Postes publiques ou assimilées conservant plus de 90 % de leurs marchés nationaux respectifs. A moins d'une véritable régulation asymétrique favorisant une saine concurrence, la qualité, les prix et l'innovation ne seront pas au rendez-vous. Pour l'heure, la libéralisation postale en France et en Europe reste plus de l'ordre du voeu pieux que d'une réalité économique apte à maintenir une place de choix au courrier et aux activités de main-d'oeuvre qui lui sont associées.
e-box ou l'Agence postale rapide
Et si la concurrence venait de là où l'on ne l'attendait pas ? Pour l'heure, les demandes d'autorisation confiées à l'Arcep ne concernent que des opérateurs existants. Mais cela pourrait changer. Antoine Mercier, P-dg d'e-box, a créé sa société en 2000 à la suite d'une livraison de colis qui s'est mal déroulée. Le concept, l'APR (Agence postale rapide), propose un ensemble de services postaux automatisés accessibles 24 h/24 et 7 j/7. Il repose sur un abonnement qui permet aux membres d'obtenir une adresse e-box où seront livrés leurs colis et courriers. La société les prend alors en charge et les dépose dans l'APR la plus proche. Le destinataire peut rentrer dans le local e-box grâce à une carte privative et y retirer son colis. Pour l'heure, la société ne possède qu'une seule agence pilote en France, près de la Gare du Nord à Paris, mais projette de déployer une vingtaine d'APR dans la capitale dès la fin de l'année. A plus long terme, la société souhaite ouvrir, d'ici sept ans, entre 8 000 et 10 000 points en France avec 300 à 400 abonnés par point. Ainsi, cette infrastructure pourrait être mise à disposition d'autres opérateurs postaux locaux, qui pourraient retirer les courriers et colis à tout moment avant de les distribuer au destinataire final. Antoine Mercier espère que le concept séduira particuliers et professionnels. Quant à son futur rôle sur le marché du courrier adressé, il prévoit de « se positionner dans quatre ou cinq ans ».
Interview « Nous souhaitons devenir une alternative à l'opérateur historique sur le plan national »
Adrexo est, pour le moment, le seul concurrent officiel de La Poste sur le marché du courrier adressé. La société dévoile ses objectifs et se donne les moyens de ses ambitions, comme l'explique Frédéric Pons, son directeur général.Le 13 juin dernier, l'Arcep délivrait à Adrexo la première autorisation de distribution postale. La préparation du dossier a-t-elle pris du temps ? La présentation d'un dossier requiert des exigences en matière de description de la stratégie, des moyens mis en oeuvre, de la procédure de qualité… Le dossier contient près de 400 pages et sa conception nous a demandé six mois de travail. Cette autorisation est-elle une étape importante de votre développement ? Depuis cette date, en effet, nous avons décidé de déployer une nouvelle stratégie d'expansion sur le segment du courrier adressé. Nous avons la volonté de construire une Poste privée locale, en commençant par les Hauts-de- Seine (92). Cet été, nous avons finalisé le test dans cette zone d'expérimentation et nous sommes maintenant opérationnels. Nous allons recruter près de 150 messagers postaux qui seront dédiés entièrement à l'activité postale. Ils seront tous habillés de tenues distinctives avec des vélos électriques, des scooters… Quel positionnement souhaitez-vous occuper sur le marché postal ? Nous proposons de rompre avec un système monopolistique. Aujourd'hui, La Poste se positionne sur un délai court. Pour notre part, le délai sera plus long, mais avec un niveau de qualité comparable, notamment avec la traçabilité. Nous allons réaliser deux tournées par semaine au départ, ce qui équivaut à du J+3. Alors que la Poste s'engage sur les délais, nous, nous garantissons les jours de distribution. Quelles sont vos ambitions à long terme ? Nous souhaitons devenir une alternative sur le plan national et prendre une part de marché significative. En Hollande, par exemple, les opérateurs concurrents ont réussi à prendre 12 à 15 % du marché de l'adressé. Pour y parvenir, nous allons investir dans des infrastructures, notamment dans des centres de distribution, des véhicules, du matériel de triage, des systèmes d'information… L'idée, c'est de monter en puissance progressivement pour être prêts, en 2009, à couvrir un part significative du territoire français. Quelles sont les prochaines étapes pour Adrexo ? Nous allons préparer le déploiement national, prévu dès 2007. Nos ambitions dépendront de ces premières phases et de l'accompagnement des clients. Par ailleurs, nous menons une réflexion sur la marque Adrexo. Tout ce que l'on fera sera brandé, à l'instar d'Adrexo Mail, nouveau produit qui correspondra à la distribution adressée. Nous allons tenter de mettre un peu de pourpre dans cet univers tout jaune.