Quand la recherche fait avancer le marketing
Comment l'économie comportementale peut-elle transformer le marketing? En renversant le constat de l'économie néo-classique: c'est le comportement, avec sa part d'influences inconscientes, qui préside à la construction des attitudes.
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Parmi les courants de recherche susceptibles de transformer la pensée marketing, il en est un, né aux Etats-Unis, qui n'a pas fini de faire parler de lui en cette période de crise économique: il répond au nom anglo-saxon de «behavioral economics». L'économie dite «comportementale» se définit par opposition à l'économie néo-classique et s'attaque avant tout au mythe, porté par les théories traditionnelles, de l'«homo economicus», cet agent rationnel, aux motivations individualistes, qui optimiserait son choix en maximisant son utilité.
Ces modèles ne résistent pas à l'observation de la réalité. Nous savons tous, rationnellement, qu'il faut épargner pour préparer sa retraite, faire du sport et arrêter de fumer pour garder la forme... Et pourtant, nos comportements ne sont souvent pas optimaux!
Cette discipline trouve ses origines dans les années quarante, avec les travaux d'Herbert Simon (Carnegie Mellon University), qui a développé le concept de «rationalité limitée». Notre jugement, expliquait-il, est sous contrainte des ressources attentionnelles finies dont nous disposons, mais aussi sous influence invisible de l'environnement. C'est toutefois Daniel Kahneman et feu son collègue Amos Tversky qui sont, aujourd'hui, considérés comme les pères de la «behavioral economics», grâce à un article fondateur publié en 1979: «la théorie des perspectives». Ils ont en effet été les premiers à remettre en cause deux idées communément admises. La première: le consommateur est un agent rationnel et son jugement est généralement optimal. La seconde: seules les émotions mal maîtrisées peuvent faire dévier les comportements de cette logique rationnelle. En cherchant l'origine des approximations et raccourcis conduisant à nos jugements erronés, Kahneman (auteur de l'ouvrage Thinking Fast and Slow) et Tversky ont montré qu'ils venaient en fait de la manière dont notre cerveau est câblé pour traiter rapidement l'information, et non de «pollutions émotionnelles». Simon et Kahneman ont d'ailleurs chacun reçu le prix Nobel d'économie pour la fécondité transdisciplinaire de leurs travaux.
RICHARD BORDENAVE
Par RICHARD BORDENAVE, de BVA
Directeur innovation et marketing du groupe
Le monde de la recherche académique est traditionnellement source d'inspiration pour le marketing. En particulier les sciences humaines (psychologie, sociologie, anthropologie...), qui, depuis les années cinquante, alimentent les cadres conceptuels de notre compréhension du consommateur.
Aujourd'hui, des disciplines émergentes, comme l'économie comportementale ou les neurosciences, viennent renouveler nos modèles. Elles offrent de nombreuses opportunités pour repenser le marketing. Pour les faire découvrir, BVA et Marketing Magazine ont créé cette rubrique qui présente une sélection d'ouvrages-clés regroupés autour d'une thématique différente chaque mois.
Aider le consommateur dans son choix
Ainsi, l'économie comportementale nous montre que la manière dont les choix nous sont présentés compte autant que les alternatives proposées et que certains biais sont en fait la norme de nos comportements. Ce qui fait dire à Dan Ariely, dans son best-seller Predictably irrational, que notre «irrationalité» est prédictible. Ariely démontre en particulier qu'il existe des effets de contexte prévisibles ou des normes sociales implicites qui régissent nos décisions. Mais nous en avons bien rarement conscience, tant nous sommes ignorants de nos propres limites. Et c'est là que se trouve le piège: si vous demandez à un consommateur les raisons de sa décision, il sera toujours prompt à vous fournir une réponse, alors qu'il en ignore les véritables motifs.
Pour vérifier si les hypothèses «raisonnables» qui fondent nos équations le sont véritablement, l'économie comportementale prône la méthode expérimentale dans des situations de la vie réelle: en observant les décisions prises en fonction du contexte. Par exemple, augmenter le choix maximise-t-il vraiment la satisfaction?
Les réalités que les chercheurs découvrent vont souvent à rebours de l'opinion commune: ainsi, un grand choix a plutôt tendance à diminuer la satisfaction et même l'achat (cf. infographie ci-dessous). La difficulté à arbitrer paralyse, ou laisse un doute sur une opportunité ratée.
Accélérer l'innovation utile
L'économie comportementale interroge sur l'utilisation de la seule parole du consommateur pour prévoir son comportement: nous sommes en effet bien peu aptes à prédire nos propres actions. Il est souhaitable que la culture marketing évolue vers une meilleure prise en compte des comportements observés. La connaissance des biais liés au contexte de recueil en matière d'étude devient essentielle. C'est en recherchant systématiquement la déformation que subissent les messages reçus qu'il devient possible de corriger la manière de les présenter pour les rendre plus efficaces en termes de marketing.
Historiquement, les modèles marketing académiques expliquent le plus souvent les comportements du consommateur par les attitudes déclarées. L'économie comportementale renverse le constat: c'est le comportement qui devient un antécédent de la construction des attitudes. Le consommateur décide intuitivement en agissant dans un environnement donné et construit ensuite son discours en mobilisant alors sa rationalité.
L'économie comportementale montre qu'il existe de multiples leviers indirects pour influencer un comportement. Ils ont trait, entre autres, à la manière dont le stimulus marketing est présenté au sein des alternatives, à la première impression générée en contexte ou à l'influence du regard des autres. Des facteurs que d'aucuns considéraient comme des biais d'étude à neutraliser voient leur statut renversé par l'économie comportementale: ils sont si puissants à guider nos comportements qu'il est préférable d'en faire des objets d'étude pour les transformer en leviers marketing. L'économiste Richard Thaler a baptisé ces leviers indirects des «nudges» (ou «coups de pouce»). Les «nudges» constituent une méthode douce parfois plus efficace que les logiques de persuasion publicitaires classiques. Ils sont particulièrement recommandés quand les discours normatifs ont montré leur impuissance à changer les comportements. La connaissance comportementale accélérera aussi l'innovation utile en révélant des besoins de l'utilisateur «inarticulables» a priori. Et la maîtrise de nombreux leviers sociaux tels que le mimétisme, le jeu, la starification, le contrôle social... seront autant d'opportunités pour concevoir des programmes marketing efficaces. A condition d'en faire un usage responsable: car le caractère moins visible de ces ressorts peut parfois soulever des questions éthiques. Il est en tout cas certain qu'une meilleure compréhension du consommateur est et restera le moteur essentiel du business.