Petites apparences et grandes conséquences
La reproduction sociale repose-t-elle surtout sur des critères d'apparence ?
Les considérations physiques jouent un rôle très
important. La scolarité des enfants, l'accès à l'élite, le déroulement des
carrières obéissent largement à ces motifs. L'apparence continue,
particulièrement en France, à être tenue pour une préoccupation de chiffons,
frivole. On ne s'est pas penché sur l'impact qu'elle avait sur la vie
amoureuse. On ne s'est pas demandé sérieusement dans quelle mesure les salariés
n'étaient pas recrutés et payés à la tête du client. On ne s'est guère efforcé
de savoir si la sympathie ou le pouvoir de conviction d'un homme politique ne
dépendait pas tout simplement de sa bonne mine. Les sociologues, les
économistes ou les psychologues qui ont prêté attention à cette question sont
rares. Dans les années 70, Pierre Bourdieu avait bien signalé que l'apparence
constituait l'un des ingrédients de la reproduction sociale. Mais ce sont
surtout les publications américaines qui, depuis trente ans, traitent de
l'impact du physique sur notre vie sociale.
Pourquoi cherche-t-on à minimiser le rôle de l'apparence physique ?
Parce qu'en France, on
aime penser que les hommes sont égaux en droit, que seule la raison nous guide,
que, depuis la libéralisation des moeurs, on peut être naturel, spontané,
différent. Ce cartésianisme de bon aloi recouvre, contrairement à ce que l'on
prétend officiellement, la beauté. Et les apparences jouent un rôle décisif
dans la vie scolaire, professionnelle, politique et amoureuse.
Que pensez-vous des nouvelles normes de l'apparence que nous proposent les émissions de "real TV" ?
C'est l'obéissance à une injonction
normative. Ces individus aux profils délibérément racoleurs ont été choisis
pour y satisfaire. Ils correspondent à des normes industrielles de beauté. Ils
sont justes ni trop beaux ni trop laids. Ils reflètent ce qu'ils sont
socialement. La simplification et la standardisation des looks font apparaître
de nouvelles normes qui n'existaient pas quelques années auparavant. Mais je
dirais que, malgré cette tendance à l'uniformisation, notre société produit
plus encore de différenciation. Pensez, par exemple, aux vêtements masculins.
Mais les soins apportés à l'apparence ont un prix. Ils ne sont pas accessibles à l'ensemble de la population ?
Effectivement,
l'investissement dans une chirurgie esthétique de qualité ne concerne que
certains groupes sociaux. Mais, même si le jeu des apparences a toujours révélé
des inégalités, aujourd'hui, les écarts se creusent. Pensez à l'accès aux soins
dentaires ou au problème de l'obésité. Si les corps sont moins atteints, si
l'attention au corps a progressé, ce progrès global excepte une partie de la
population.
Les femmes sont-elles plus particulièrement handicapées socialement à cause de leur relation à la beauté ?
Effectivement,
les femmes sont exposées à un déferlement d'images idéales et retouchées, qui
leur présentent des corps de rêve (rires) incarnés par des mannequins souvent
artificiellement remodelés. Les femmes sont convaincues, dès leur très jeune
âge, que leur corps n'est pas satisfaisant. On sait que vers sept ans les
petites filles ont, comme les garçons, une bonne opinion de leur physique. Mais
leur jugement se détériore peu à peu alors qu'il reste à peu près le même chez
les garçons jusqu'à l'âge adulte. Actuellement, 60 % des adolescentes se
trouvent trop grosses et 20 % seulement sont satisfaites de leur corps. Et
cette mauvaise opinion ne s'arrange pas avec le temps. Au contraire ! En
France, 70 % des femmes se trouvent trop grosses alors que les hommes ne sont
que 30 % à le penser. Cette auto-dépréciation est une souffrance. Elle attaque
de front l'estime de soi, laquelle est capitale dans le bien-être, la réussite
professionnelle, la vie amoureuse. Je pense d'ailleurs que cette fragilité
induite depuis l'enfance joue un rôle important dans l'inégalité d'accès des
femmes aux fonctions élevées.
Quels sont les critères de beauté qu'apprécient les femmes vis-à-vis des hommes ?
Les visages
d'hommes qui recueillent le plus de suffrages sont ceux qui présentent une
harmonie réussie entre traits masculins et traits féminins opposés aux
stéréotypes de la virilité tels yeux larges, petit nez, lèvres charnues.
Aujourd'hui, les femmes aiment les visages d'adolescents style Leonardo Di
Caprio et apprécient, pour cette même raison, la faible pilosité,
caractéristique enfantine ou féminine.
Peut-on dire que notre relation aux apparences nuit à la démocratie ?
Je pense que la
tyrannie des apparences et la force des préjugés sont telles que le risque
d'eugénisme est réel. Car l'apparence n'est pas seulement une construction
sociale mais aussi une donnée déterminée génétiquement. La tentation existe
dans notre société de mettre à l'écart ceux dont le physique n'est pas aux
normes. Bien sûr, nous préférerions que ce soient les efforts et les mérites de
chacun qui fixent l'obtention des diplômes, des embauches et du déroulement des
carrières. Dans une démocratie, nous aimerions que les motivations
individuelles permettent à tout le monde de s'en sortir. Nous nous doutons
qu'il n'en est rien, car nous savons que l'un des régulateurs de la vie
sociale, qui va décider de la réussite, de la fortune ou de la gloire, a un
fondement arbitraire voire primitif.
Alors que faire ?
C'est en regardant en face cette source de discrimination que l'on peut
élaborer des stratégies pour limiter l'emprise de l'apparence. Par exemple, les
partisans du recrutement par entretiens et tests de la personnalité font le jeu
d'une sélection injuste. L'entrée dans les entreprises fait appel à des
méthodes qui donnent une place majeure à l'apparence quand ce n'est pas la
graphologie, la numérologie, l'hématologie ou l'astrologie... Mais il faut
savoir que si l'apparence est un produit social qui peut nous classer, nous
promouvoir, nous ignorer ou nous exclure, elle peut aussi nous permettre de
bousculer l'ordre établi. Pierre Bourdieu avait justement signalé cette
propriété particulière de notre corps qui, en même temps que produit social,
nous permet des marges de manoeuvre d'intervention et de modification. *
Editions Odile Jacob