L'Europe des jeux se met en marche
Vingt huit ans après le lancement du Loto, onze ans après celui du Keno et
cinq ans après celui de Rapido, La Française des Jeux lançait, le 13 février
dernier, Euro Millions, un jeu de tirage avec jackpot roulant. Un système
inédit en France qui va permettre aux joueurs de remporter des sommes
considérables grâce à l'addition des mises des joueurs espagnols, anglais et
français. Inspiré des expériences nord-américaines, scandinaves ou allemandes,
Euro Millions est de fait l'aboutissement d'une réflexion et d'un travail
communs de trois loteries : La Française des Jeux, Camelot, son homologue
anglais, et la Loteria y Apuestas del Estado (L.A.E), la loterie ibère. En
effet, si ce lancement doit générer pour les trois partenaires un gain de deux
milliards d'euros sur 52 semaines, soit en 2005, il aura fallu que chacun des
partenaires acceptent quelques compromis. A commencer par la date de
lancement. Si le vendredi 13 est devenu en France synonyme de chance, il reste
en Angleterre, un “fucking day”. Quant aux Espagnols, c'est au mardi 13 qu'ils
attribuent des pouvoirs magiques. « Pour convaincre nos amis britanniques de
l'intérêt de lancer le jeu le 13 du mois, nous leur avons demandé de vérifier
dans leur historique, si ils constataient un effet de grappage sur ce numéro
(l'effet de grappage se rapporte aux numéros les plus cochés, NDLR). En
l'occurrence c'était le cas, la superstition pouvait donc être renversée et, de
négative devenir positive », indique Caroline de Fontenay, responsable
marketing des jeux de tirage. Il a également fallu se mettre d'accord sur
l'heure et la périodicité, en sachant là encore que les différences sont
fortes… Il a surtout fallu inscrire ce nouveau jeu dans le portefeuille de
marques pour ne pas canibaliser les autres, et notamment pour la France, le
Super Loto. « En France, le vendredi soir est celui du Super Loto et de son
gros lot. Il fallait donc inventer pour l'Euro Millions un nouvel imaginaire
pour ne pas qu'il soit confondu avec le Super Loto », poursuit Caroline de
Fontenay. Pour donner à Euro Millions toutes ses chances de devenir un grand
jeu, à l'image du Powerball américain ou du Viking Loto scandinave, ses pères
fondateurs ont accompli en amont du lancement un travail exemplaire. Durant
deux ans, La Française des Jeux et Camelot, dans un premier temps, ont
travaillé main dans la main pour parvenir à élaborer un jeu qui repose sur des
règles et des principes communs. « Depuis une dizaine d'années, La Française
des Jeux avait la volonté et l'envie de lancer un jeu paneuropéen. Pour des
raisons de faisabilité ou de législation, les tentatives à douze, puis à quatre
ont échoué. Nous pensions qu'un petit cercle serait plus favorable à
l'aboutissement du projet. En 2001, nous avons, avec nos homologues anglais,
commencé à explorer plusieurs pistes, en ayant en tête que le tirage devait
associer un maximum de joueurs afin d'obtenir un gros gain », explique
Caroline de Fontenay. Et d'avouer que, si la France et l'Angleterre parvenaient
à s'entendre, plus aucun obstacle ne pourrait se dresser sur le chemin du jeu
!
Juin 2001, le brief quali
A la mi-2001, la
Française des Jeux et Camelot décident donc de mener une étude quali pour
sonder les attentes des joueurs et savoir s'il fallait innover ou se tourner
vers un schéma de jeux plus classique. Une fois n'est pas coutume, de ce
côté-ci de la Manche comme de l'autre, la décision est prise de travailler sur
un seul brief, une seule méthodologie et avec un partenaire d'études unique. La
Française, comme Camelot, ont des expériences réussies avec Added Value dont le
nom s'impose très vite. « Le brief pour l'institut a été élaboré avec nos
consœurs anglaises, en anglais. Ce point a probablement été l'un des plus
délicats », poursuit Caroline de Fontenay. Dotées du même brief, les équipes
anglaise et française d'Added Value, forment un “brain pool” et font
différentes propositions aux équipes marketing de La Française des Jeux et de
Camelot. Dans un premier temps, Added Value va donc explorer le thème de
l'Europe à travers des entretiens avec des experts. Sémiologues, commissaires
européens, publicitaires, chefs d'entreprise, journalistes vont livrer à
l'institut leur vision de l'Europe. Un terreau qui sera exploité dans le
deuxième temps. « Pour explorer les attentes en spontanée, nous avons ensuite
organisé dix entretiens en face à face avec des consommateurs qui aiment le
jeu. Nous avons ainsi pu identifier des freins vis-à-vis du thème européen. En
complément, nous avons organisé des groupes conso où, là encore, il s'agissait
d'imaginer des jeux autour de différentes thématiques, de trouver des angles et
des symboliques. De tout ce travail, il est ressorti que la concrétisation de
l'Europe, c'est l'euro et que l'un de ses symboles demeure l'Eurovision »,
indique Sylvie Etchecopar-Bera, directeur d'Added Value. A ce stade,
marketeurs et créatifs s'enferment trois jours pour générer un maximum d'idées.
« Même si nous avions déjà des idées sur ce que pouvait être le jeu, nous ne
voulions pas nous interdire d'explorer les idées les plus folles, les plus
originales, note Caroline de Fontenay. Nous voulions avoir ce débat sur la
nécessité ou non d'aller vers l'originalité. » A l'issue de ce brain storming
et après avoir exclu tout ce qui était spécifique aux Anglais ou aux Français,
le concept et le produit se dessinent. Il y aura une grille, des chiffres à
cocher et un petit supplément d'Europe avec une forme qui reste à définir.
Après que Camelot et La Française des Jeux se soient penchés sur les
contraintes techniques, et notamment les problèmes de probabilité, les jeux
sont soumis à six groupes de consommateurs anglais et français.
L'Europe s'arrête à la pub
Une fois la matrice et le
nom définis, le principe testé en quanti, restait à définir l'identité visuelle
du jeu. Là encore une seule enseigne, en l'occurrence Enterprise Identity Group
Paris, va être retenue après compétition. « Notre problématique était
d'exprimer, à travers une seule identité, la dimension européenne du jeu et
l'énormité du gain », explique Vincent Lebrun, directeur artistique. Plusieurs
pistes sont retenues : The King of the game avec ses couronnes, un concept qui
peut séduire les Anglais mais laisse de marbre les Français, les lingots de
Brake the Bank et l'Union fait la fortune, symbolisé par un anneau en or. C'est
finalement cette dernière idée qui est retenue « Nous avons retenu l'anneau de
Saturne qui symbolise la fortune, les boules qui identifient la mécanique de
jeu et les drapeaux qui symbolisent la dimension europénnen du jeu », raconte
Caroline de Fontenay. Et d'ajouter, « ce jeu étant appelé à s'ouvrir à de
nouveaux partenaires, l'identité devait être assez flexible pour permettre à
chaque nouveau pays d'exprimer la sienne à travers la valorisation de ses
couleurs ». Après avoir validé à trois l'ensemble de ce travail, chacun des
pays re-prend son indépendance pour caler la communication. Nous sommes en
avril 2003, La Française met en compétition quatre agences : BETC Euro RSCG,
Saatchi & Saatchi, TBWA\ et enfin Young & Rubicam. C'est cette dernière qui
empoche le budget grâce, notamment, à la création d'un personnage emblématique
: Ari Willem von Hildebure. « Nous avons avant tout cherché à savoir quel
serait l'élément motivant du jeu. S'agissait-il de l'Europe ou de l'énormité du
gain ? Nous avons également effectué un gros travail de benchmarking sur la
communication des jackpots roulants. Enfin, nous savions que nous devions nous
écarter totalement de l'histoire publicitaire du Loto », indique Jean-Patrick
Chiquiar, directeur général de Young & Rubicam France. Après avoir validé
l'idée que la vraie motivation est le gain, après avoir constaté que toutes les
communications du secteur se concentrent autour du joueur, Young & Rubicam
décide d'opter pour un autre point de vue et de donner la parole aux riches de
naissance, une caste que le lancement d'Euro Millions met en danger. La reco
faite à la FdJ se fonde donc sur une promesse parfaitement claire, “devenir
plus riche que riche !”. Quant à son traitement, il s'appuie sur principe de
l'anti-pub. Si les médias traditionnels, télé, radio et affichage, ont permis à
la France de se familiariser avec Ari Willem von Hildebure, président du CRCE
(Comité des Riches contre Euro Millions), et avec le jeu, le personnage et de
son univers vont continuer de vivre sur un site, crce.org. Un site dont le clou
est l'hymne des riches, parodie des réunions d'artistes autour des grandes
causes…