Avoir la vue n'est pas en mettre plein la vue
Andrée Putman, telle qu'en elle-même, crée des lunettes solaires d'inspiration singulière pour le groupe Lamy. Valeurs inconscientes, goût des mots, associations libres font partie d'une stratégie sans poudre aux yeux.
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Pour y voir plus clair, plus loin, pour jouer aux stars, pour ne plus se
sentir exposé, pour croire au don de double vue, pour cacher son
désenchantement ou son ennui, pour rendre son regard impénétrable, pour masquer
ses émotions ou sa fragilité, les raisons qui poussent à porter des lunettes
solaires ne se limitent pas à la protection physique. Mais comment s'y
retrouver dans la pléthore productiviste qui aligne les paires de lunettes dans
un foisonnement digne d'une multiplication infinie des pains ? Comme si une
manne céleste des lunettes se déversait en continu sur les rayons ? La dernière
tendance serait-elle la tendance tout en même temps : fonctionnalité et
matériaux techniques, biomorphisme, futurisme, sexe et science-fiction sexy,
nostalgie des stars hollywoodiennes ? Quelle signature choisir : Ralph Lauren,
Cartier, Chanel, Prada, Gucci, Thierry Mugler, Christian Lacroix, Sonia Rykiel
? C'est justement en voulant prendre une distance avec cette ronde des marques
et cette farandole des licences que le groupe Lamy, fabricant de lunettes, a
rencontré Andrée Putman. "Inspirées à la fois des très populaires lunettes
destinées à l'éclipse et du mystérieux loup pour le carnaval de Venise ou de
Rio, elles se jouent des tendances et des clichés. "Eve adorait le soleil et le
soleil a doré Eve" (Jacques Prévert). Mais moi je l'ai vue, et elle portait ces
lunettes-là. Adam préférait l'autre modèle, mais souvent ils se les
échangeaient...", écrit en prélude au dossier de presse la créatrice. « Nous
désirions suivre une démarche plus intimiste que le marquage ou la licence,
explique Sophie Lacombe, chef de marque chez Lamy. Nous avons donc pensé à un
mariage non conventionnel entre une créatrice d'exception et le groupe Lamy. Le
travail d'Andrée Putman s'est imposé à nous pour nouer une relation de
véritable partenariat. Nous ne voulions pas nous livrer à des prouesses
d'innovation technologique gratuites et sans contenu. Nous avons choisi de
raconter une histoire qui s'adresse à des individus sensibles, capables de
capter des émotions. Les lunettes d'Andrée Putman ont une apparence de
simplicité qui permet d'autant mieux d'en apprécier la sophistication. »
Edifier son style
Ces montures à fort caractère
combinent deux larges plaques d'acétate qui jouent avec la lumière d'une
expression de surface importante. Le premier modèle, que l'on pourrait appeler
"Loup-y-es-tu ?", allie plusieurs inspirations, le loup des carnavals, les
ambiances vénitiennes et celle du Bal Masqué de Verdi où Riccardo chante la
célèbre aria "Je veux encore contempler ton visage"... Les lunettes sont
proposées en version noir au blanc ou blanc au noir selon qu'on se sent plus
proche de la page blanche ou de l'encre de l'écriture. Ou en version écaille
qui dessine les contours d'une nouvelle version graphique et colorielle du
camouflage. Le second modèle est un clin d'oeil aux lunettes distribuées lors
de l'éclipse de l'été 1999 et qui risquait de frapper de cécité ceux qui la
regardaient sans protection. Un clin d'oeil encore, cette fois-ci à une maxime
de La Rochefoucauld : "Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement".
Ces montures suggèrent aussi les éclipses des sentiments, la fragilité du
regard sur lequel on doit mettre un masque de repos et ce qui ne dure que le
temps d'un déjeuner de soleil et qui s'éclipse bientôt. Selon Alain Clerc,
designer intégré chez Lamy, « Les licences traduisent habituellement une
attitude de suiveur. C'est pourquoi nous avons opté pour un nom, des produits
habités et des expressions d'auto-affirmation pour une cible décalée et
éclectique. » Ainsi, certaines entreprises vont-elles user du privilège qui
préside à la création de produits sensibles, laisser à l'oeuvre les émergences
d'inconscient de vrais créateurs ? « Lorsque l'on observe les phénomènes de
mode, on voit bien l'importance grandissante du désir de mélanger les
accessoires et les styles pour trouver une inspiration à soi qui témoigne
d'envies plus singulières et plus personnelles. Une nouvelle mentalité est en
train de se constituer, celle de vouloir édifier son propre style », ajoute
Sophie Lacombe. Qui se reconnaîtra dans "Lamy Andrée Putman" ? Les lunettes
viennent juste d'être mises en vente. Leurs acheteurs capteront-ils la
sensibilité de leur auteur ? « Je me fie à mes affinités. Je n'ai pas de
projections calculées. Mais je remarque souvent que pour pas mal de projets,
c'est à un véritable sauvetage avec les mots auquel il faut se livrer », confie
Andrée Putman. Les mots pour le voir, et les dire pour y croire, en quelque
sorte.