«Savoir identifier les innovations qui vont avoir du sens»
Grand acteur du boom de la téléphonie mobile, Alcatel voit l'avenir en rose avec une direction du design et de la communication qui, sous la houlette de Vincent Créance, coordonne désormais toutes ses valeurs. Et une démocratisation des produits qui met le design à l'honneur parmi les critères de choix des utilisateurs.
Je m'abonneQu'est-ce qui a présidé au fait que vous deveniez en 1999 directeur du design ET de la communication ?
D'une part le fait
que nous savons maintenant qu'en matière d'importance stratégique au niveau de
la téléphonie mobile, le design est fondamental. Les études montrent clairement
que le succès des produits tient essentiellement à leur design. C'est le point
d'entrée dans le produit. A partir de ce constat, il est assez logique de
réunir autour du design tout ce qui va communiquer les valeurs de l'entreprise.
Il y a un mot derrière cela : c'est la marque. Quand on fait un OneTouch Easy
avec de la couleur, de la rondeu... on exprime le fait que les valeurs portées
par le produit sont des valeurs de sympathie plutôt que des valeurs de sérieux
et d'efficience. Quand on a dit cela, et que cela accompagne l'utilisateur tout
au long de sa journée et dans le temps, que cela porte la marque Alcatel, il
est logique de coordonner les outils de communication. C'est de la gestion de
marque.
Le design n'a pas toujours eu cette forc...?
Il y a une forme de logique dans tout cela. Quand un produit est diffusé dans
un milieu très restreint, l'acte d'achat est beaucoup plus rationnel. "C'est
cher, je vais en avoir un usage professionnel", comme au début du téléphone
mobile, "je suis donc plus attentif au rapport entre le prix et le service
rendu". Là, le design est plus en retrait. Quand le produit devient plus
accessible, que je vis avec lui en permanence, et qu'il se diffuse en grandes
quantités, ressortent alors les dimensions affectives, parce que le
technologique est banalisé. C'est un produit avec lequel on vit, une sorte de
prolongement du corps, une quasi prothèse. Un des rares objets avec les
lunettes, les stylos, le maquillage, à avoir ce statut. Quand on l'oublie le
matin, il y a un petit quelque chose qui ne va pas.
Pratiquement, que change cette double direction dans la gestion de la communication ?
En premier lieu, cela oblige le designer à être parfaitement
clair sur son discours et ce qu'il raconte au travers des produits par rapport
à la marque. Le degré de précision que l'on obtient sur ces valeurs permet
ensuite de coordonner les autres outils : publicité, édition, site Internet,
dénomination des produits, événements et salon... On va chercher pour chaque
action les spécialistes là où ils sont, mais ils sont guidés de l'intérieur en
matière de stratégie et de positionnement.
Le design est donc aujourd'hui le critère de choix numéro un ?
C'est quelque chose
qui ne ressort pas tel quel dans les études. Quand on demande à un utilisateur,
il ne répond pas "mon premier critère d'entrée est le design". Il n'avouera
jamais une chose pareille ! Mais, quand on regarde tous les critères
d'appréciation d'un produit, ce qui est valorisé en premier, ce sont les
éléments qui sont du ressort du design. Ce que l'on sait, c'est que l'entrée du
produit se fait par les signes externes et ensuite par des signes internes. Le
premier signe externe étant la couleur. Après vient la forme et, un peu plus
loin, l'usage et l'ergonomie du produit. L'ensemble constituant un mix. Si l'on
traite un seul des maillons, la couleur par exemple, et qu'elle n'est pas
relayée par la forme, on n'y croit pas. Il y a une hiérarchisation qui se crée
et, si un point n'est pas coordonné avec l'autre, tout s'effondre. Il y a eu
dans l'histoire de la téléphonie des tentatives de prendre des produits
classiques, type brique noir un peu austères, et de mettre de la couleur dessus
pour en faire des produits grand publi... cela n'a jamais marché. Le grand
public n'est pas si bête !
Au-delà de la nébuleuse "groupe Alcatel", quelle est l'image d'Alcatel auprès du grand public et par rapport à ses concurrents ?
Nous sommes perçus comme différents des autres
en termes de design et dans notre relation générale. Ce qui est majeur ici,
c'est l'importance qui a été accordée au design. Aujourd'hui, c'est une
direction à part entière rattachée directement au patron de la division qui
comprend aussi la communication. C'est une situation un peu particulière qui se
traduit en termes de philosophie tous les jours dans l'approche du marché et de
nos clients. Je pense que l'on est vu comme une entreprise qui essaye vraiment
d'être à l'écoute de ce qui se passe dehors et qui essaye de le retraduire dans
les produits. Après, vis-à-vis du groupe Alcatel, ce qui est certain, c'est que
le groupe est immense. Qu'il compte une partie business to business et la
partie grand public qui est portée par les terminaux. Les deux activités sont
complémentaires. La partie grand public permet d'incarner, de donner une
présence physique au-delà du cercle professionnel dans les mains de chacun, ce
qui concrétise la marque Alcatel dans la vie quotidienne.
Comment évolue le rapport au mobile ?
Nous l'étudions en permanence d'une
part d'un point de vue cartésien et rationnel avec les études consommateurs. Le
deuxième niveau, plus intuitif, est simplement le regard qu'a le designer en
permanence sur ce qui l'entoure. Cela se traduit par de l'intuition, de la
sensibilité. Ensuite, le talent consiste à faire la fusion de tout cela et à le
concrétiser sous la forme d'un produit. C'est vrai qu'il y a toujours dans le
design une ambiguïté entre intuition, sensibilité, talent, des mots très
irrationnel... et le fait que cela soit aussi une technique. On utilise des
contraintes technologiques très fortes, des informations purement statistiques,
qui viennent des marchés, des études. Faire notre métier, c'est arriver à faire
cohabiter ces différentes visions. Deux catégories de dimensions, sensibles et
rationnelles, que l'on porte tous en nous, et qui sont toujours très liées.
Quid de l'aspect Big Brother et de la rumeur sur les dangers du portable en terme de santé ?
Etre localisé est le principe du
portable. On peut penser que l'on est pisté mais il y a des moyens encore plus
puissants tels que la carte bancaire. Question santé, le consensus scientifique
aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas d'effet sanitaire lié à son utilisation.
Le mobile : gestion du temps ou de l'hystérie ?
Le
téléphone mobile est utilisé dans toutes les situations de la vie. Aussi bien
dans des contextes professionnels où le niveau de stress est important et où
l'objet peut concourir à en rajouter un peu parce qu'on a l'idée que l'on ne
peut pas l'éteindre. Dans le grand public, ce n'est pas uniquement pour avoir
des discussions sérieuses. Plus la téléphonie mobile se diffuse dans toutes les
couches sociales, plus la relation avec l'objet change. Il y a des images
d'Epinal qui sont liées au mobile qui vont faire long feu. Le mobile en tant
qu'outil d'astreinte, de limitation de la vie privé... sont des images fausses.
Ce n'est qu'une question d'usage. Rien n'empêche jamais de filtrer. C'est une
question de rapport avec l'outil. C'est comme la télévision. Certains la
subissent, ne peuvent pas s'en passer, d'autres en contrôlent l'utilisation. Ce
qui est vrai, c'est que la téléphonie mobile n'a quasiment que quatre ans
d'existence de manière vraiment diffusée ; c'est encore très jeune. On n'est
donc pas au bout de nos surprises, en matière de services offerts, mais aussi
en matière d'intégration de l'outil dans la vie quotidienne.
Sur quels scénarios prospectifs travaillez-vous ?
Le grand avenir de
la téléphonie mobile, c'est à la fois de faire de la communication mais c'est
aussi la possibilité de transmettre des données, ce que nous avons été les
premiers à proposer. Cela apparaît en ce moment. WAP (Wireless Application
Protocol) en est un bon exemple. C'est un protocole qui permet d'afficher sur
un téléphone des données qui proviennent d'Internet. Cela va donner lieu à une
quantité de services très divers qui sont aujourd'hui assez limités du fait des
capacités graphiques des écrans mais qui demain vont se développer davantage.
Des cours de la bourse à l'état du trafic en passant par les jeux, la mété...
nous n'en sommes qu'au tout début. Le rôle du designer dans l'entreprise, c'est
de savoir identifier quelles vont être, parmi toutes ces possibilités, celles
qui vont avoir du sens. Car on peut tout faire a priori. Ce qui est sûr, c'est
que la téléphonie aujourd'hui sert essentiellement à acheminer de la voix et
que cela ne sera plus vrai demain. Il y aura de la voix et des données. Au-delà
de la paranoïa sur le fait de pouvoir être localisé partout, être capable
d'adapter un service par rapport à la situation géographique de l'utilisateur
peut permettre par exemple de rendre des services sensationnels.
La transmission de données n'est-elle pas incompatible avec la petitesse croissante des appareils ?
Plus ces outils se diffusent,
plus ils sont capables de faire des choses, soit très simples comme passer une
communication, soit très sophistiquées comme la consultation de données. On
peut penser qu'il y aura des usages très différents. Des produits très petits,
très simples d'usage, avec un nombre de fonctions très limité, et parallèlement
des produits très performants avec de plus grands écrans pour de plus grandes
capacités d'affichage.
Pourquoi une joint-venture avec Thomson Multimédia ?
Elle est effective depuis le 1er janvier. En matière
de design, nous travaillons sur tous les produits qui sont créés par la
joint-venture, comme le Web Touch et la téléphonie résidentielle. Cela fait de
la structure le premier constructeur en téléphonie résidentielle.
La politique marketing pousse-t-elle au renouvellement ?
Les évolutions technologiques sont très dynamiques. Les produits se
renouvellent donc au rythme des innovations. C'est un moteur très fort. Mais
elles viennent aussi parce qu'il y a une demande, des attentes diffuses d'accès
à l'information. Par ailleurs, plus le temps passe, plus le prix des terminaux
baisse et autorise des renouvellements plus fréquents. Le rythme de conception
des produits et de renouvellement est donc de plus en plus rapide. Ce qui est
remarquable aujourd'hui, c'est que la durée de vie du produit est plus courte
que sa durée d'étude. En fait, il y a un effet multiplicateur : on traite
quatre générations de produits en même temps : celui qui est sur le marché, qui
est toujours accompagné par une version améliorée, celui qui va sortir, celui
qui va le remplacer et les réflexions amont qui nous permettent de nous
projeter à horizon 2001.
Est-ce la guerre entre les fabricants ?
Il y a une concurrence très dure. Je crois que l'on a franchi la
barre des 20 millions d'appareils en France. C'est un milieu où tous les
maillons de la chaîne doivent être à un très bon niveau. Il ne peut pas y avoir
de maillon faible dans la chaîne industrielle. Pour nous, la problématique
n'est pas française. Quand on parle design et positionnement, c'est toujours
international. Il n'y a pas de recettes ou de règles bien définies. Le OneTouch
Easy passe les frontières, il se passe une sorte de magie. Un succès unanime
qu'il est toujours assez compliqué d'expliquer en termes rationnels.
Travaillez-vous avec des cabinets de tendance ?
Ce sont
d'abord nos propres observations, nos propres convictions. Puis nous
travaillons avec des cabinets externes qui étudient les tendances
internationales ou sur un pays en particulier. Nous avons un noyau créatif ici
en interne qui assure tout le positionnement. Nous sommes une vingtaine. Ce
noyau qui fait également de la création est renforcé de ressources externes qui
viennent d'Europe et des Etats-Unis. Une fois que l'acte créatif est réalisé,
la mise en oeuvre et la mise sur le marché sont gérées en interne.
L'introduction de la radio dans un portable ne semble pas avoir rencontré beaucoup de succès. Comment l'expliquez-vous ?
Il y a
parfois des rapports avec les objets qui sont un peu passionnels. On leur
demande certaines choses et pas d'autres. Je n'ai pas envie de pouvoir écrire
avec ma montre. Ce n'est pas l'idée que j'ai du produit et cela ne passe pas.
Cela ne veut pas dire qu'un téléphone doit uniquement permettre de téléphoner.
Il faut savoir si ce que l'on adjoint est pertinent avec la fonction
téléphonie, si la fusion peut se créer ou si c'est une pièce rapportée. C'est
cela que le designer doit comprendre.
Biographie
Vincent Créance a 38 ans, il est marié et a deux enfants. Après deux années de droit, il s'oriente vers le design et obtient en 1986 un diplôme de l'ESDI (Ecole Supérieure de Design Industriel). Il travaille ensuite dix ans au sein de l'agence Plan Créatif avant d'intégrer Alcatel en 1996 en tant que designer pour la téléphonie mobile. En 1999, il devient directeur du design et de la communication de la branche Alcatel Mobile Phones.
L'entreprise
Alcatel dans le monde en 1998. Chiffre d'affaires : 139,5 milliards de francs répartis entre France (17 %), Amérique du Nord (16 %), Allemagne (10 %), reste de l'Europe (32 %), Asie (10 %) et reste du monde (15 %). Alcatel est présente dans 80 pays, emploie 118 000 personnes. Sa part de marché 98 en téléphonie mobile (norme GSM) était de 29 % en France et de 10 % sur le marché mondial, ce qui la place au quatrième rang international.