Vieux mortar que j'aimais
On a pris l'habitude d'opposer le "brick and mortar", l'ancienne économie faite de briques et de mortier, à la nouvelle, faite de "clicks", la fameuse Net Economie qui bien souvent damait le pion aux institutions centenaires. Pour Dominique Beaulieu, président fondateur d'Affiniteam, l'heure est au réveil des dinosaures, et la revanche du "mortar" pourrait bien représenter une étape cruciale.
Si les dinosaures se sont finalement mis à la nouvelle économie, force est
de constater que certaines start-up, après avoir coulé des jours heureux, ont
coulé dans le béton. La suprématie de ces jeunes pousses insolentes tenait dans
leur capacité à lever, par tours de tables successifs, des capitaux avec
lesquels elles finissaient par se valoriser au-delà des groupes traditionnels.
Il n'était pas rare qu'elles atteignissent 100 millions de valorisation à la
première levée, 1 milliard à la seconde, le tout en l'espace d'un an. Dans ces
conditions, même les géants du monde traditionnel pouvaient difficilement se
réveiller et racheter leur nouveau concurrent pour contrôler leur marché. Le
mini-krach de février-mars a remis les pendules à l'heure. Le flou incriminé
portait sur les critères d'évaluation d'une entreprise. Devait-on privilégier
les actifs, premier référentiel utilisé pour évaluer la valeur de revente : les
moyens de production, les locaux ? Ou bien les bénéfices, pour mesurer
directement la performance des capitaux investis ? Ou encore céder la place au
chiffre d'affaires, dont les courbes d'évolution laissaient prévoir celui de
l'an prochain ? Mais le futur n'est plus une projection linéaire du passé, et
la rapidité d'évolution des start-up, qui se mesure en mois, a rendu inopérants
ces seuls outils de mesure. On a alors apprécié des éléments immatériels : les
hommes, les idées, les brevets, le système d'information, parfois les marques
pour les plus anciennes.
Les dotcoms et les dotcorps
Dès lors, comme il y a plus d'idées que de pétrole, l'explosion des dotcoms
(start-up indépendantes) a capté toutes les ressources : - Le capital : en
détournant vers le Nasdaq les ressources qui alimentaient les groupes
traditionnels. A une soirée de l'EBG (Electronic Business Group), Monsieur
Lespaliou, directeur général du groupe Accor, rappelait avec ironie que Last
Minute a, un temps, été capitalisée le tiers du groupe Accor, qui détient entre
autres 3 000 hôtels-restaurants dans le monde, est bénéficiaire depuis 20 ans
et connaît une progression de 20 % de ses bénéfices ! - Les hommes : la
fascination exercée par les dotcoms a détourné de précieux candidats
historiquement séduits par la formation des grands industriels. - La publicité
: il n'était pas rare de consacrer plus de 50 % du montant levé à des actions
publicitaires pour imposer, en quelques mois, une notoriété aussi forte que
celles bâties en plusieurs décennies. - La presse : les colonnes des journaux
délaissaient les grands groupes au profit de ces stars naissantes. Air Liquide
se plaignait de mendier un paragraphe au moment où les start-up monopolisaient
de pleines pages.
Les VC étaient fermés de l'intérieur
Le grégarisme de certains VC (les "Venture
Capitalists", capitaux-risqueurs) porte sans doute une responsabilité dans
l'effondrement de certaines valeurs, qui ne méritaient ni cette ferveur
exagérée ni ce bannissement unanime. En pariant sur le B to C, ils étaient
convaincus qu'une bonne campagne de publicité multimédia de 20 MF entraînerait
autre chose qu'une conquête d'audience aléatoire, des clients et non pas de
simples clicks : le jet d'éponge de boo.com a précédé une série de cessations
d'activité. Puis, ils ont voué un culte sans limites au B to B, des communautés
en tout genre rassemblant les professionnels, structurant les processus d'achat
ou apportant des commodités de gestion. Doutant du succès de ces centaines de
millions de francs investis par site, ils se sont consacrés aux dotcorps
(comprenez les émanations Internet des groupes traditionnels). Ne croyant plus
au B to C, ils semblent désormais se tourner vers les valeurs technologiques...
qui sécurisent ce même commerce B to C ! Notons que tout le monde a manqué de
maturité : - Les VC, par certains comportements moutonniers, qui misaient plus
sur une valorisation rapide du capital investi (un TRI, taux de retour sur
investissement, de 3 à 5 en 6 mois ou 1 an) que sur les qualités intrinsèques
des entreprises ; - Le marché Internet, qui a réagi plus lentement que prévu :
les internautes ont bien butiné, toujours plus nombreux, mais il y a eu peu de
production de miel - La presse, qui a brûlé ce qu'elle a adoré. Difficile
d'ouvrir un magazine à une époque sans découvrir, avec un certain agacement,
les success stories des start-up récentes, la fortune d'un nouveau chantre du
high-tech, ou le vade-mecum du parfait entrepreneur vous enjoignant à tenter
l'aventure. Tant et si bien que le salarié récalcitrant devait se sentir isolé
ou culpabiliser de ne pas se lancer dans l'aventure de la création. Les médias
se sont transformés en agence de voyages, filmant la retraite dorée d'un
ex-dirigeant sous les cocotiers, en croque-mort se repaissant de la dépouille
des sites moribonds. - Enfin, les start-up, dont certains dirigeants
mercenaires n'ont visé qu'une retraite rapide aux Bahamas. On parlait des B to
B B (born to be bought), ces entreprises soupçonnées d'avoir été créées dans
l'unique but d'être rachetées un jour, au prix fort bien sûr. Leurs
collaborateurs, après avoir profité dans leurs locaux d'un panier de basket, de
pistolets à eau, d'une trottinette et de la musique à fond, ont usé la moquette
et émoussé leurs motivations. Ils ont découvert les vertus du P to P, le Path
to Profitability. Ceux qui sont passés à côté ont goûté les joies du B to B
(Back to Banking) et du B to C (Back to Consulting), en rejoignant les bancs de
leurs sociétés d'origines, trop contentes d'accueillir à nouveau des
spécialistes expérimentés revenus à des prétentions raisonnables.
La réconciliation "click and mortar"
Il n'y a pas
d'ancienne et de nouvelle économie. On respire tous le même air. En revanche,
Internet est la première technologie qui a été structurante, tant au plan
marketing que sociétal. Les entreprises traditionnelles ont utilisé ce champ
d'expérimentation comme laboratoire, et prétendent incarner aujourd'hui le
meilleur des deux mondes, convaincues qu'elles disposent d'avantages précieux,
et que les pure players (entendez les sociétés qui s'adressent à leurs clients
exclusivement sur le Net) n'ont qu'à bien se tenir ! Elles redécouvrent une
marque forte et légitime, une base de clients, un réseau de distribution
physique pour jouer la complémentarité, enfin des processus de supply-chain
(approvisionnement-livraison) efficaces. Des sociétés installées ont payé au
prix fort leur manque de clairvoyance sur Internet. Encyclopaedia Britannica a
laissé ses concurrents Grolier et Encarta se tailler la part du lion, son
chiffre d'affaires enregistrant une chute de 80 % ces dix dernières années. Le
combat amazon.com et Barnes & Noble paraît plus égal : le premier peine à
rentabiliser ses activités physiques, là où le second a pris du retard sur la
vente en ligne. Les enjeux que doivent traiter les acteurs traditionnels sont
de plusieurs ordres : Identifier de nouvelles façons d'opérer dans leurs
métiers traditionnels. De peur de voir de nouveaux acteurs (tels E*Trade ou
SelfTrade) menacer leur suprématie, les financiers mettent en place la bourse
en ligne (eSchwab de Charles Schwab) ou la banque à domicile. Inventer surtout
de nouvelles opportunités de faire des affaires. Les actifs stratégiques ne
sont plus incarnés par le seul savoir-faire. Les Egouts de Paris, après s'être
diversifiés vers le tourisme en ouvrant aux visiteurs les boyaux de la
capitale, se transforment en opérateurs télécom en profitant du maillage
sous-terrain pour tirer des câbles. Ce choc de culture ne peut être ni naturel
ni indolore. Une place de marché bancaire change radicalement le métier des
banquiers traditionnels : de fournisseurs de produits financiers, ils passent à
organisateurs des échanges, rémunérés en pourcentage des transactions entre
leurs clients. Havas se diversifie vers la formation en ligne et les jeux
vidéo. Gérer les conflits potentiels entre canaux traditionnels et Internet :
cannibalisation de produits, grogne des réseaux de distribution actuels.
Décider de créer ou non une structure séparée avec des collaborateurs détachés,
un mode de rémunération adapté, des processus, des produits ou des prix
spécifiques. Les groupes multiactivité doivent-ils regrouper les dotcoms dans
une même entité (comme Vivendi Net), ou bien rattacher ces excroissances par
appartenance sectorielle ? Certains groupes ont décidé de conserver leur marque
existante. C'est le cas de fnac.com ou de nrj.com. D'autres préfèrent installer
un nouveau nom en rupture : bol.com de Bertelsmann, Fimatex de la Société
Générale, Ooshop de Carrefour, houra.fr de Cora, Noos de la Lyonnaise Câble ou
OK Assurance des AGF, qui revendique "des vrais gens derrière" dans sa
publicité. D'autres encore préfèrent installer un nom évoquant à la fois la
filiation à un groupe et le canal de distribution Internet : BNP Net, e-Cortal,
Havas Interactive ou C-mescourses, qui suggère discrètement Casino. Côté prix,
l'alternative consiste à rivaliser avec les start-up, ou bien à aligner ses
prix sur ceux du réseau physique. Fiat a échoué en essayant de lancer un
produit spécifique vendu exclusivement sur le Net. Toys'R'Us a choisi de
maintenir ses prix. Financer ces nouvelles activités n'est pas toujours facile
pour les grands groupes, jugés à l'aune de la rentabilité. La présentation de
la stratégie internet du groupe Accor a été accompagnée d'une baisse sensible
du titre. Plusieurs options se présentent : - l'autofinancement de la dotcorp
par sa maison mère (TF1, MSN) ; - l'introduction en bourse (Wanadoo pour France
Télécom) ; - l'adossement à un groupe financier ou industriel, comme le
libraire Barnes & Nobles avec Bertelsmann dans bn.com, ou K-Mart qui s'est
allié à Softbank pour lancer Bluelight.com ; - ou le recours au capital
risque, comme le géant américain de la distribution Wal-Mart qui s'est appuyé
sur Accel Partners. Adopter une stratégie de partenariat avec des
fournisseurs, des clients ou des co-opétiteurs, dans les domaines ou la
complémentarité permet de gagner en compétence ou en Time To Market. Prendre le
contrôle d'une start-up ou une participation significative à son capital permet
à un groupe industriel de rester au contact des pratiques les plus avancées, de
s'attribuer les services d'une équipe motivée, dédiée et engagée, d'économiser
le temps précieux qui aurait été nécessaire pour développer une activité
similaire. Europ@web (émanation du groupe Arnault) ou Artemis (PPR) ont
instrumenté ce principe. La Net Economie n'est pas une bulle, c'est une
tendance lourde. Les incertitudes proviennent seulement du rythme d'adoption
des consommateurs et du mode de conquête des entreprises. Les modèles
économiques innovants ont monté d'un cran le rôle du marketing, clairement
devenu un enjeu majeur de direction générale. Il y a quelque chose de rassurant
dans l'idée que le marketeur peut désormais conjuguer marque et créativité,
puissance et rapidité, avec une palette comportementale élargie : nouveaux
canaux, diversifications, partenariats.