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Vers des villes sans architecture ?

La ville serait-elle devenue à ce point un lieu de flux et de permanentes mutations pour que les urbanistes et les architectes ne puissent plus agir sur elle ? C'est en tout ce que laisse entendre l'architecte hollandais Rem Koolhaas.

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Stimulante et paradoxale exposition que celle conçue par l'architecte hollandais Rem Koolhaas sur les évolutions urbaines, intitulée "Mutations" (voir encadré). Stimulante, d'abord, sur la forme avec une mise en scène. Jeux de photos, de vidéos et de sons nous font oublier les approches traditionnelles de la ville. En général, ce genre de manifestation privilégie en effet les approches classiques de plans, de schémas directeurs, de perspectives et de maquettes. Mais stimulante et paradoxale aussi, et surtout, sur le fond avec un discours semblant annoncer la fin de la ville telle que nous la connaissons depuis des siècles en Occident. Une ville qui se bâtirait non plus sous la houlette des politiques, des urbanistes et des architectes, mais sous l'influence du brassage des hommes et des marchandises, conséquence directe de la mondialisation libérale et marchande. Une mondialisation qui, bien plus que les villes privées que nous évoquions dans le numéro précédent, remettrait en cause tous les schémas urbains établis et ce, aussi bien en Asie, qu'en Amérique ou en Afrique

Lagos (Afrique Occidentale) : la ville marché


En Afrique, d'abord, où, en dépit d'un manque flagrant d'infrastructures, certaines villes réussissent à s'inscrire dans les flux d'échanges mondiaux et connaissent ainsi une formidable croissance, tel Lagos, la capitale du Nigeria. Une ville qui, malgré ses 15 millions d'habitants, est ignorée du monde occidental (il n'existe pas de photo satellite de Lagos) et qui pourtant « bouleverse toutes les idées reçues sur les caractéristiques de ce que l'on appelle la cité moderne » (1). C'est ainsi que se reconstruit à partir du marché d'Alaba, une nouvelle "ville-marché" disposant de son propre système de rues et d'adresses, de sa propre police, de sa justice privée, de ses églises, de ses banques, mais qui ne dispose d'aucun schéma d'aménagement. Bref, "une ville entreprise" soumise aux seules lois du marché libéral et dont la seule finalité est de ressembler à Dubaï ; un vaste marché libre à vocation mondiale. Et cela fonctionne. Grâce à sa proximité avec l'aéroport de Lagos, Alaba est ainsi devenue en quelques années la porte d'entrée des nouvelles technologies en Afrique noire. Pour Rem Koolhaas, Lagos et son marché sont « l'avant-garde de la modernité mondialisante », et annoncent peut-être la « situation future de Chicago, de Londres ou de Los Angeles ». A ceux qui resteraient dubitatifs sur cette prédiction, le cas de Houston au Texas devrait pourtant donner à réfléchir.

Houston (Texas) : la ville sauvage


Voila en effet une grande ville occidentale, la troisième des Etats-Unis, que tout semble éloigner de Lagos et qui pourtant partage avec elle bon nombre de points communs. A commencer par l'absence totale de plan directeur d'aménagement (alors que Houston fait un quart de la surface totale de la ville de New York) et une totale confiance dans les seules règles du marché pour se développer. Ville « sauvage, dérégulée, débridée », Houston est ainsi devenue, selon Rem Koolhaas « une confédération lâche de centre de profits industriels, régie par la seule logique d'intérêts particuliers ; la Nasa, le Texas Medical Center ou les centres commerciaux périphériques ». L'un des exemples les plus flagrants est le succès du centre commercial et de loisirs Galleria. Développé par un promoteur privé, il s'est transformé en un nouveau pôle urbain périphérique aux dépens du centre-ville. La Galleria a contribué à ruiner et à supplanter le quartier déclinant des gratte-ciel, considéré à l'origine comme le coeur de la cité. Houston serait devenue, depuis une dizaine d'année, une gigantesque machine à réaliser des « opérations juteuses. Et préfigure ce que pourrait être le véritable impact de la mondialisation économique sur les sociétés humaines ». Totalement dérégulée, Houston est aujourd'hui la ville qui comprend le moins d'espaces verts aux Etats-Unis et où la qualité de l'air est la plus mauvaise d'Amérique du Nord.

Shenzen (Chine) : l'architecture mutante


Cette confiance dans le marché pour développer une ville touche actuellement tous les pays, même ceux qui a priori devraient y être le plus étranger, tel la Chine communiste. Soucieuse de rattraper son retard économique sur l'Occident, l'Empire du Milieu s'est en effet engagé dans une course au développement qui transforme totalement le visage de certaines de ses grandes villes côtières, installées dans la zone dite Pearl River Delta. Le cas de Shenzen est à cet égard exemplaire, puisque la ville, qui n'était, il y a dix ans, qu'un petit port de pêche, compte aujourd'hui 12 millions d'habitants "grâce" à sa zone économique spéciale. « C'est historiquement rare : le bond entre le rien et un état urbain s'est produit sans aucune étape intermédiaire (...). En 1993, il y avait 450 tours à Shenzen. Ces dernières années, on en dénombre le double. Si une ville est capable de produire 900 tours en dix ans, c'est qu'il doit exister une figure mutante », fait remarquer avec humour Rem Koolhaas. Les architectes chinois, très peu nombreux par rapport aux pays occidentaux, bâtissent chaque année l'équivalent d'une tour de 30 étages (!) chacun, et doivent faire face lors de la construction à des changements de programmations permanentes. Car en Chine, un plan ne veut plus rien dire, « un bureau devient un hôpital à mi-parcours du chantier. Toute conversion est possible : tel ce bâtiment, initialement conçu comme un parking, qui a rempli au moins 45 autres fonctions ». L'architecture, à l'image de la ville, est en mutation permanente.

Paris XIIIe (France)


« Le caractère définitif de l'architecture est aujourd'hui illusoire - une illusion que sauront dissiper les vingt prochaines années, poursuit Rem Koolhaas. Elle pourrait gagner l'Europe très prochainement. » Si ce n'est déjà fait, au vu des travaux passionnants menés par l'architecte italien Stefano Boeri sur les nouvelles mutations des villes européennes. A cette occasion, l'architecte transalpin s'est penché sur le cas de la dalle Italie, située dans le XIIIe arrondissement de Paris. Et il démontre comment la population chinoise l'a détournée de sa vocation première, à savoir l'habitat. « La nouvelle population asiatique utilise les parkings comme des espaces marchands, travaille par roulement dans les appartements des étages élevés, transforme l'habitation en un système de lieux intermittents et mobiles. » Selon Stefano Boeri, il se met en place « une culture de l'habitat fluide qui modifie de manière continue l'identité des lieux et en bouleverse les règles. » A la question sur la place de l'architecte aujourd'hui dans des villes de plus en plus soumises aux seules lois marchandes, Rem Koolhaas répond sans ambages que « l'architecte n'a en effet rien à proposer ». Selon lui, l'enjeu n'est pas tant la défense d'une profession, que la volonté d'inciter ses confrères, les urbanistes, mais aussi les politiques, à réfléchir autrement sur la ville. Pour cela, on ne peut que le remercier. (1) Les citations sont extraites du livre Mutations, Editions Actar 2000.

Mutations s'installe à Bordeaux


L'exposition "Mutations" se déroule jusqu'au 25 mars 2001 à l'Entrepôt à Bordeaux, et donnera lieu à nombreuses conférences, rencontres et diffusions de films sur la ville (www.mutations.arcenreve.com). Elle est accompagnée par la sortie d'un livre éponyme dirigé par Rem Koolhaas et son équipe du Harvard Project on the city, et des contributions de Stefano Boeri, Sanford Kwinter, Nadia Tazi et Hans Ulrich Obrist (coédition Actar/arc en rêve centre d'architecture).

François Bellanger, directeur de Transit, et animateur de "L'Observatoire des Nomades" et de "Transitcity(C)". obsnomades@aol.com

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