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Quand la société tourne le dos au corps

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L'anthropologue David Le Breton voue sa vie à l'étude du corps et à la prise de risque. Dans son dernier ouvrage, l'Adieu au corps, (Editions Métailié), il nous alerte sur le devenir de notre corps. Fantasme de toute puissance, bricolage sur soi, biopouvoir, le corps est-il en train de s'instituer laboratoire public ou privé? La cybersexualité sonne-t-elle le glas du corps voire de l'Autre? Des questions qui font froid dans le dos...

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Qu'entendez-vous par "Adieu au corps" ?


Notre part de sensorialité s'amenuise. Il faut répondre aux ordres de la technique. Le corps est mis entre parenthèses dans le quotidien où seulement quelques plages d'exercice lui sont concédées. Notre société veut maîtriser le monde, tout contrôler, tout vérifier, tout mesurer. Le corps est assimilé à une mécanique. Il faut que ça marche tout de suite. Il est devenu une matière première qu'il faut bricoler, formater, un brouillon qu'il faut corriger. Les régimes alimentaires doivent le mettre aux normes de la séduction. La chirurgie esthétique doit le rectifier. Les salles de mise en forme l'entretenir. Et l'humeur doit se programmer à l'aide de psychotropes. Face aux techniques de fabrication de soi, aux possibilités d'expérimentation, le marché se construit autour de l'idée de se changer soi pour changer sa vie sans souci de changer le monde.

Assistons-nous au triomphe de l'hystérie masculine, avec ses visées totalitaires et sa haine du féminin ?


Je ne l'exprimerais pas tout à fait comme ça. Mais il y a effectivement un fantasme de toute puissance et un mépris masculin du corps de la femme. Il faut gommer tout ce qui est associé au féminin, à l'imprévisible du désir et de la jouissance. Le corps ne doit plus être le lieu de la jubilation d'exister. La pharmacologie permet de programmer ses humeurs et son efficacité.

Certaines recherches peuvent-elles s'apparenter à une version technologique des "lebensborn" (1) ?


Pour certains médecins, c'est la qualité génétique qui prime. On peut en effet penser à des "lebensborn" propres, dont le corps de la femme serait éliminé, avec utérus et couveuses artificiels. La gestation se ferait dans un contexte hygiénique et surveillé contrôlé en permanence. C'est la société du spectacle poussée à son paroxysme dans une apologie de la vision qui est une valeur masculine.

L'informatique joue-t-elle un rôle important dans la mise à l'écart du corps ?


Nous sommes en effet dans la négation du mouvement d'une humanité assise. Regardez les automobilistes, leur corps est devenu la prothèse de leur voiture. Les cybernautes jouent à se débarrasser de leur corps. Ils pensent qu'il est dépassé, leur fait perdre du temps. Pensez à cette élimination de la réalité du visage et du corps dans la cybersexualité. Tous les masques et toutes les identités sont possibles. On essaie même d'informatiser le cerveau. Le corps est un terrain pour effets spéciaux, Il est soumis à un design parfois radical qui ne laisse rien en friche ; body building, marques corporelles, chirurgie esthétique, transsexualisme... Il faut l'entretenir comme une machine pour être reconnu par les autres, pour exister dans leurs yeux. Il faut dispenser à tout prix les signes de sa vitalité, peu importe qui l'on est.

Pourrait-on employer le vocabulaire du marketing et l'appliquer à notre corps. Parler, par exemple, de plus produit, de trois en un, de capital de marque, de packaging, de design produit, etc. ?


Il faut en effet démontrer en permanence que l'on est un bon produit, toujours à la hauteur des attentes des consommateurs. Il faut être sa propre marque, répondre à un argumentaire de vente. Regardez la mode des marques corporelles pour sursignifier sa présence.

Quels sont les risques et conséquences ?


Nous risquons de perdre en partie notre puissance de jouissance sensorielle. Les espaces propices à la flânerie se rétrécissent. Il faut rentabiliser l'espace et le temps qui mesurent profondément notre sensorialité. Il faut faire preuve d'une grande aptitude au choix et à la décision personnelle pour simplement décider de mener une vie heureuse et d'entretenir une relation ludique avec les technologies qui nous entourent. Ces outils sont en passe d'être divinisés dans un délire religieux sans âme.

Nos structures mentales vont-elles se modifier ?


On peut craindre d'être immergé dans une version du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley revue par les jeunes cybernautes. Il faut vivre dans l'instantané et l'immédiateté. L'attente est devenue insupportable. C'est l'ère du "Je veux/J'obtiens". Les technologies pourraient écraser l'homme condamné au totalitarisme de soi. Alors qu'elles pourraient soulager la misère. Une croissance vertigineuse comme fin en soi entraîne un culte de la cruauté qui ressemble à une résurgence de darwinisme, c'est-à-dire l'idée d'un monde déterminé entre les forts et les faibles.

Et quid de la sexualité et de la relation homme-femme ?


Nous assistons à une mise en scène du désir de l'homme qui dépasse les fonctions du sexe. Ces valeurs sont censées s'imposer tant aux hommes qu'aux femmes. Le corps de l'Autre sera désormais une disquette, un fichier de disque dur, un CD-Rom interactif. Eros électronique érigeant l'onanisme en art technologique. C'est une sexualité sans corps et sans Autre, aux possibilités illimitées puisque le fantasme a l'avantage de ne pas craindre le démenti du réel, ni les reproches du partenaire. La fragilité du corps de l'Autre et du sien propre n'existe plus puisqu'il n'y a plus de corps à revêtir de nudité. * Professeur à l'Université de Strasbourg, il est notamment l'auteur de Des Visages, de Du Silence, de Anthropologie de la douleur, de Passions du risque (ces derniers ouvrages sont publiés aux Editions Métailié). (1) Il s'agissait de sorte de camps de reproduction où hommes et femmes sélectionnés selon des critères stricts devaient s'accoupler pour donner naissance à des enfants "parfaitement" aryens.

 
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Stiresius

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