Marketing et intégrité : un oxymore ?
“Goodbye, tyranny. Hello, democracy […] Your brand no longer belongs to you.” Ces quelques lignes étaient à la une du journal américain Advertising Age, le chapô d'un remarquable article de Bob Garfield, intitulé Listenomics, ou “L'Open source revolution”.
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En quête d'informations, quel internaute serait aujourd'hui assez stupide pour ne visiter que le seul site d'une marque ? Au langage forcément “bonimenteur” de cette dernière, il opposera celui - critique - des sites de rating des produits, une fois passée la ligne Maginot imaginée par les marques pour résister à l'ennemi (des commentaires laudatifs, copies des communiqués de presse ou, à l'inverse, ceux émis par les marques concurrentes). Il ira ensuite sur des sites spécialisés, qu'il s'agisse d'automobile ou de nutrition, en prenant soin, malgré tout, de choisir ceux qui paraissent le plus objectif. Il finira par un site d'e-commerce et un site de comparatifs de prix pour avoir quelques détails “techniques”.
Le fin du monologue de la marque
Vous ne voulez pas mettre la composition nutritionnelle de vos produits ? Qu'à cela ne tienne ! Une simple visite sur Ooshop ou Houra et le tour est joué. Vous citez les travaux d'un scientifique. Il vous suffit de quelques clics pour connaître son CV et ses diverses collaborations. C'est une illusion - voire de l'outrecuidance - de croire que la marque va pouvoir maîtriser l'information. Pour Seth Godin, le père du “Permission Marketing”, « les hommes de marketing ineptes sont ceux qui croisent leurs bras et insistent pour que vous écoutiez leur histoire ». (Advertising Age, 10/10/2005). L'ère du monologue marketing est définitivement révolue. Comme le dit un autre observateur, britannique cette fois, “les marques ne peuvent plus considérer comme acquis qu'elles ont le pouvoir de dicter au consommateur que ce qu'il doit acheter” (The Grocer, 15/10/2005). D'autant que le fossé ne cesse de se creuser, et il semble que ce sont les professionnels qui en soient les premiers responsables, les premiers déconnectés, habitués à des années de “dictature”. Le consommateur à des kilomètres lumière. Deux anecdotes : pour faciliter la compréhension des étiquettes des produits alimentaires, certains, plutôt que de simplement demander à leurs clients, envisagent un “groupe de réflexion sémantique avec des sociologues”. En Grande-Bretagne, une association qui regroupe tous les acteurs de l'univers de la banque-assurances va créer une commission destinée à les aider à redéfinir un langage “compréhensible” par leurs clients ! Le parcours du combattant pour atteindre le service consommateurs des marques ou, pire, leur absence de réponse ne font qu'exacerber le client simplement curieux ; celui-ci cherchera donc ailleurs, sur la blogosphère sur laquelle la marque perd définitivement tout contrôle. Certaines de ces marques y ont déjà laissé quelques plumes, et non des moindres, Dell pour ne citer qu'elle.
Les fausses barbes de l'éthique
Demain, un simple mensonge (par omission, naturellement), toute opération de relations publiques jugée peu honnête seront immédiatement “dénoncés” sur le Web. Les marques contraintes à la transparence. Comme le décrit le patron de l'association américaine Center for Informed Food Choices, il y a quelques années, les écologistes ont qualifié de “green-washing” les actions menées par les entreprises pour apparaître plus “vertes” ; selon lui, aujourd'hui, les grands groupes agroalimentaires sont en train de faire du “nutri-washing”. Mieux, certaines firmes se sont donné comme mission, quasi héroïque, voire philanthropique, de “rééduquer” le consommateur, oubliant peut-être un peu vite que ce sont les mêmes qui ont enrichi leurs produits de sucres simples, année après année, pour les rendre plus séduisants aux palais des enfants. Pas un communiqué de presse, pour un nouveau lancement, qui n'exprime la volonté - très désintéressée et très sincère - des marques de “participer à la lutte contre l'obésité”. Dans le même temps, elles se battent becs et ongles pour défendre le droit de communiquer vers les enfants. Le commerce équitable devrait également donner des idées aux marques, le marché est encore modeste mais progresse rapidement. En outre, ces produits sont un vecteur d'image très important. Il suffit pour s'en convaincre d'observer la large place qui leur est réservée sur les sites des groupes, industriels comme distributeurs. Mais il ne faut pas perdre de vue la stratégie marketing ; des réunions ont lieu dans les arcanes des départements marketing. Est-il plus pertinent d'avoir un petit bout de commerce équitable dans chaque gamme de café plutôt qu'une seule gamme de café équitable ? Quel pays aura l'origine la plus évocatrice ? Le petit planteur de café, plutôt Africain ou Sud-Américain. Et voilà deux stratégies “caritatives” qui ne pourraient se réduire qu'à des “opportunités marketing”, comme on dit dans la presse professionnelle. Et si le consommateur n'était pas dupe ? Selon la récente étude Megabrand de TNS Sofres, 92 % des Français souhaitent que la marque “informe complètement le public sur ce qu'elle fait”. Une exigence qu'il ne faudrait pas prendre à la légère. De même, toujours selon cette étude, les marques perdent de leur “capacité de conviction”, de leur “légitimité”.
Si l'honnêteté était le choix le plus économique ?
À défaut d'être sincère, la moralité pourrait bien devenir un impératif économique. De toutes les façons, vous n'avez pas le choix. Sinon, vous serez vendus. Pas des “vendus” ; vendus. Il y a peu de temps, lors d'une assemblée générale, l'un des actionnaires de General Mills a tout bonnement proposé de vendre la société, considérant que les épidémies d'obésité et de diabètes qui allaient s'abattre sur les États-Unis dans les prochaines années ruineraient à moyen terme cette société et que sa vente immédiate permettrait à ses actionnaires de “maximiser leurs profits”. En Grande-Bretagne, l'association professionnelle Chartered Institute of Marketing va consacrer plusieurs mois à réfléchir sur le thème “Morality in Marketing”. Objectif : convaincre ses 55 000 membres que la moralité est devenue une “business issue” que les hommes de marketing ont tout intérêt à prendre en compte. Les analystes financiers intègrent désormais dans leurs critères d'évaluation financière les efforts faits par les firmes en matière de R&D santé. Pour ces observateurs, ces dépenses entrent dans le cadre de la “corporate sustainability”. Un élément qui intègre en 2005, les vingt outils de mesure retenus dans le Dow Jones Sustainability Index et est classé dans les trois premiers par ordre d'importance. Dow Jones va plus loin : “Imprimer [ses engagements] dans un rapport ne suffit pas. Nous voulons des preuves des investissements en R&D réalisés en développement produit ou en reformulation […] De même, nous sommes très vigilants sur les efforts faits par les firmes en termes de respect des recommandations nutritionnelles des États ou des consignes d'étiquetage”. John Banzhaf III, l'avocat qui s'est rendu célèbre pour ses procès gagnés contre l'industrie du tabac, considère que la crainte de voir leurs réputations largement écornées devrait déjà les inciter à modifier rapidement leurs recettes. Premières conséquences et première “victoire” de ces poursuites judiciaires, même avortées : les grandes sociétés de notation financière ont mis en garde les fonds d'investissements sur les activités “à risque”. Selon lui, ces avis négatifs ont fait plus pour la santé publique que les heures de négociation avec l'OMS ! Selon un récent article du Wall Street Journal (31/10/2005), les engagements récents de Kraft Foods de ne plus communiquer vers les enfants de moins de 12 ans pour certains de ces produits est une façon de “prendre le contrôle du débat sur la problématique du marketing enfants”. Comme l'explique Michael Mudd, Executive Vice President chez Kraft Foods : « Si l'industrie du tabac pouvait revenir vingt à trente ans en arrière, elle aurait immédiatement modifié ses stratégies marketing, pour désarmer les critiques, au risque de sacrifier quelques centaines de millions de dollars de profit immédiat. » Mais n'y aurait-il pas des solutions plus simples ? Commencer par le début. Il a fallu des années pour que les entreprises soient sincèrement sensibilisées au développement durable. Elles ont, en quelques années, fait des progrès considérables. Quelques années auparavant, avec les mêmes succès, elles avaient investi massivement dans les process de qualité. Dans tous les cas, elles ont travaillé en amont. Il faut, dès le début de leur cursus universitaire, sensibiliser les étudiants en marketing ou en agronomie aux externalités des produits qu'ils concevront, à leurs impacts sociaux, écologiques ou nutritionnels ; leur démontrer que le succès d'une marque n'est pas qu'une affaire de volume ; que celui d'une entreprise ne se limite pas au Cac 40. Que le marketing n'est pas “que du marketing” comme on l'entend trop souvent et si péjorativement. Que la “Corporate Social Responsability” n'est pas le dernier concept de management à la mode. Bref, qu'il est possible de concilier marketing, honnêteté et intégrité.