M'as-tu-vu nu ?
Depuis quelque temps, le couple voyeurisme et exhibitionnisme triomphe. Ultime avatar de tous les succès, l'émission Loft Story, colonie de vacances pénitentiaire, où l'intimité en prêt à consommer fait recette.
Je m'abonne
«Nul besoin d'intelligence ni de connaissances. L'unique méthode pour
gagner, c'est l'exhibitionnisme et le conformisme complaisant vis-à-vis des
stéréotypes collectifs », déclarait Hervé Bourges dans un article publié dans
le JDD à propos de l'émission Loft Story. Déjà la réplique inaugurale de ce jeu
"C'est qui qu'a pété ?" (sic) témoignait de l'intérêt des moments de vérité qui
allaient advenir. Mais, au-delà de sa franche sottise et de sa totale vacuité,
Loft Story permet à la société de s'interroger sur les évolutions de sa culture
de l'intimité. « L'étymologie du mot intimité nomme l'intérieur de l'intérieur,
les secrets de la chair : entrailles, organes sexuels, viscères, explique
Pierre Mayol, chercheur, auteur d'un travail sur l'expérience intime. Il
concerne aussi les arcanes de l'habitat, l'intériorité de la pensée
spirituelle, philosophique, religieuse. L'intimité est une conquête des temps
modernes. Elle s'exprime dans l'architecture de l'habitat, avec les couloirs,
les pièces et les lieux dédiés. Elle marque les limites entre espaces publics
et espaces privés où l'on peut se dérober à la promiscuité. L'individu a besoin
de réserves de solitude, de replis à l'abri pour exister. Il cherche le
réconfort au sens premier du terme, c'est-à-dire en renforcer une santé liée au
bien-être du corps. C'est pourquoi il organise une dialectique spatiale entre
le repli et l'échange, le chez soi, en soi, avec l'Autre, chez l'Autre. Un
dehors-dedans lié à la sexualité où le corps prépare sa mise en scène pour se
dénuder devant l'Autre. »
Mon corps est un show-room
Et c'est bien la remise en question de cette conception de l'intimité que Loft
Story remet en question. Mais l'émission ne fait qu'amplifier certaines
pratiques courantes sur le Web où florissent les journaux intimes en images.
Ainsi, 250 000 webcams ont été écoulées en France en 2000, un chiffre qui
devrait doubler en 2 001. Fini "mon cul sur la commode", voici venir le temps
de "mon corps est un show-room" ! L'intimité de chacun va être bientôt prête à
consommer en images. Face à cette banalisation et uniformisation de l'intime,
la surenchère ne risque pas de manquer. Elle bat même son plein. Ainsi,
quarante-deux émissions dans le monde qui s'inspirent du programme d'origine
néerlandaise "Big Brother" ont été recensées. Le principe est le même pour
toutes* : épier en permanence des anonymes mis dans des situations
psychologiques limites. Aux Etats-Unis, dans "Temptation Island", quatre
couples mariés sont envoyés sur une île où de jeunes célibataires les
attendent. Objectif : tenter de les séduire et de mettre leur couple en péril.
Autre divertissement du même tonneau : "Boot Camp" qui signifie "camp de
redressement". Tourné dans un camp militaire, un dizaine de jeunes hommes et de
femmes subissent des épreuves d'endurance et diverses humiliations et brimades.
Ils ont ainsi été privés de sommeil pendant quarante-huit heures... Les
concurrents sont progressivement éliminés en fonction des notes qu'ils
obtiennent. "Chains of love" va encore plus loin. Quatre hommes et une geôlière
ou quatre femmes et un geôlier sont enchaînés les uns aux autres par les pieds
et les mains. Ils ne sont libérés que pour faire leur toilette. Le geôlier
élimine les prisonniers de son choix. Celui qui restera formera le couple
vainqueur avec son maton.
Fini le romantisme, vive le sadomasochisme !
Autre idée, "Big Diet". Recette : réunir une
douzaine d'obèses hommes et femmes, dans le but de les faire maigrir.
Ingrédients : les soumettre à la tentation en leur livrant des plats qui
flattent leur gourmandise. A l'issue de ces treize semaines à huis clos, celui
qui aura le plus maigri gagnera l'équivalent en or des kilos perdus. Dans un
autre programme, "Survivor", les candidats sont exilés sur une île et mangent
des vers, des rats. Toutes ces émissions ont en commun d'avoir des concepteurs
pervers qui considèrent les êtres humains comme sujets d'expériences mis en
situation d'enfermement. Les prisons, les camps d'internement, les hôpitaux
psychiatriques ont d'ailleurs toujours excellé dans ce domaine. Mais, comme le
déclare Jean Baudrillard, « Ce qui menace l'intimité dans nos sociétés, ce
n'est pas tant la promiscuité que la transparence ; ainsi on peut la définir
négativement : c'est ce dont on est privé par la transparence des flux, la
circulation indéfinie des choses, l'accélération des systèmes, la communication
qui, au sens moderne du terme, exclut l'intimité. Il s'agit de toujours être
branché, en contact. Or, pour être dans sa propre intimité, il faut avoir cette
possibilité d'être hors-circuit, "débranché". Cette communication à tout prix
me semble être meurtrière. Il y a plusieurs menaces, celle du viol, plus
traditionnelle, perte d'intimité dans une violence visible, spectaculaire, et
l'autre plus pernicieuse. L'intimité est assez subtile puisqu'on doit ne pas
vouloir la forcer, mais qu'on ne peut pas trop la mobiliser, la faire circuler.
Ce n'est ni une fermeture, ni une clôture, elle doit pouvoir se partager par un
discours complice. L'exhiber, exprimer la "vérité nue", c'est la pornographie
totale. » La télé-réalité ne s'est-elle pas engagée dans cette voie ?
Sera-t-elle consacrée par une version X de Loft Story pour les prochains Hot
d'Or ? * In Le Monde Télévision. Dimanche 20 - Lundi 21 mai 2001.