Les seniors en pleine cure de jouvence
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Antoine de Caunes est-il un senior? Avec son Dictionnaire amoureux du rock (chez Plon), il dégage à 58 ans une belle énergie. Pourtant, il fait bel et bien partie de la cible des seniors pour le marketing générationnel. Tout comme Inès de la Fressange qui, à 53 ans, est la nouvelle égérie des Galeries Lafayette balayant ainsi Laetitia Casta, plus jeune de 20 ans... En France, aujourd'hui, on est senior à partir de 50 ans. « Ce terme est stigmatisant et réfuté en masse par la cible elle-même », explique Sophie Schmitt, directrice associée de SénioSphère, une agence de marketing dédiée à cette cible mature et qui accompagne la stratégie des marques telles que Danone, Carrefour ou BNP Paribas « Ce n'est pas une cible unique », explique-t-elle. Cette tranche d'âge rassemble 23 millions de personnes
Ce sont les enfants des trente glorieuses. Ils réagissent en quadras et disposent du pouvoir d'achat le plus important. Au nombre de 12,4 millions, ils constituent ici le coeur de notre enquête. Vient ensuite la génération des 65-75 ans (5 millions de personnes) , née pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle est respectueuse des institutions et des idéologies. Au centre de cette cible, les individus sont souvent grands-parents, impliqués politiquement et socialement. Ils profitent du temps libre en consommant beaucoup car ils ont vécu l'avènement des marques. Les soucis de santé commencent aussi à cet âge-là. Enfin, les plus de 75 ans (5,6 millions) n'ont pas connu les années fastes et ont souvent vécu les privations. Ils sont plus fourmis que cigales dans le domaine de la consommation.
Inès de la Fressange, nouvelle égérie des Galeries Lafayette.
Antoine de Caunes estun véritable senior?
Un potentiel de consommation exponentiel
Les seniors pèseront en 2015 pour plus de 50 % dans les frais de consommation soit plus que leur poids démographique (39 %)
Oxo, fer de lance du «design universel», permet de prendre en main facilement chaque ustensile de cuisine.
Les seniors ont bonne presse
Pas moins de 97% des femmes de plus de 45 ans souhaitent que la société les reconnaisse comme des actrices à part entière de la vie sociale et professionnelle. C'est ce que dévoile le sondage du CSA, réalisé pour le magazine Femme Majuscule, lancé au mois de mars dernier. Ce nouveau féminin, dédié aux 45-65 ans, «doit répondre aux attentes de ces femmes, à leurs interrogations, à leur soif d'analyser, d'apprendre, de découvrir, de partager, de voyager, de rester belles et actives dans une société qui magnifie le «jeunisme»», soutient Muriel Roos, rédactrice en chef du magazine et ancienne directrice marketing chez Danone et Well.
Sa solution pour y parvenir: «Représenter ces femmes à travers des sujets impliquants, avec des angles rédactionnels adaptés à leur jeunesse d'esprit et à cette nouvelle étape de leur féminité.» C'est pour ces raisons que le magazine fait attention de ne pas user de thématiques trop dévalorisantes pour les seniors. Ainsi, dans ce premier numéro, figurent une interview de Victoria Abril, intitulée «Je me sens plus libre qu'à 20 ans» et un débat sur la sous-représentation des femmes de plus de 45 ans dans les médias et la publicité. Une ligne éditoriale que partage Christophe de Galzain, responsable du site web du magazine phare des seniors, Notre Temps. «On a beau s'adresser à des seniors, il faut rester jeune dans le traitement des sujets», dit-il. C'est d'ailleurs pour cette raison que plusieurs médias consacrés aux seniors ont fait marche arrière, à l'instar de la chaîne TV Vivolta, créée en 2007 par la figure emblématique de Canal+, Philippe Gildas. Car si elle propose une programmation centrée sur les intérêts des seniors (gastronomie, santé, bien-être, voyages), la chaîne n'a pas su cibler son téléspectateur: «En termes d'audience, cela a été un véritable échec, affirme Hervé Sauzay ancien directeur du département senior de la maison d'édition Bayard (Notre Temps). Simplement parce que la chaîne n'a recruté que des animateurs seniors, ce qui a automatiquement donner un coup de vieux à ses émissions.» L'année dernière, Vivolta a donc revu son positionnement et s'adresse désormais aux femmes. Même chose pour le site web Senior Planet qui a gommé le terme «senior» de son URL en 2008 et adresse la majorité de ses contenus aux femmes. «Les seniors sont encore prisonniers d'images négatives de la vieillesse, il est donc compliqué pour les médias de les cibler», remarque Hervé Sauzay. Se concentrer sur les femmes, plus dévoreuses d'informations et de divertissements paraît donc être une solution... en attendant de mieux cerner les seniors. Par ailleurs, selon la dernière étude «Media in Life», dévoilée en mars 2011, par l'institut Médiamétrie, plus on prend de l'âge, plus on devient accro aux grands médias (télévision, presse, radio, Internet). En 2010, 90% des plus de 50 ans ont consacré leurs contacts médias à ces derniers. Un résultat que confirme Hervé Sauzay: «Les grands médias ont un lectorat à 50% senior. Ils sont nombreux, ont soif de connaissance et ont surtout le temps de consommer.» En conséquence, les rédactions soignent leurs lecteurs. La preuve, le magazine Le Point a sorti, en mars dernier, un numéro intitulé «La vie commence à 50 ans» et fait souvent des Unes sur le classement des meilleurs hôpitaux en France... «Ce n'est pas un hasard si Le Figaro, RTL, Europe 1 ou encore Le Point récoltent les meilleures audiences et les meilleures ventes, conclut Hervé Sauzay. Ils ont su adapter leur ligne éditoriale sur ce marché incontournable des seniors.»
Age perçu et âge réel: un écart grandissant
Preuve de l'intérêt commercial qu'ils suscitent, le premier baromètre générationnel, monté par Vauban Humaniste (un groupe de protection sociale) , associé à deux chercheurs de Paris-Dauphine
Autant le marketing sait parler aux adolescents ou aux femmes enceintes, autant la maturité semble déroutante car non encore vécue et ressentie. C'est pour cette raison que l'agence SénioSphère a inventé une combinaison pour simuler les effets de l'âge. La seniosimulation® leste le corps pour le ralentir, appuie sur les zones qui s'usent prématurément, et un casque qui simule la presbytie et la cataracte parachève la mue temporelle. Les équipes marketing peuvent ainsi tester in vivo la sensation de vieillissement dans les lieux publics. Danone est d'ailleurs client de ces simulations pour ses produits Danacol ou Actimel. « Nous testons nos packagings, les couleurs, le positionnement des logos ou le facing de nos produits générationnels avec cette simulation, continue Jérémy Strohner. On sait, par exemple, que la couleur bleue est mal perçue par les plus de 50 ans à cause de la baisse de la vue (cataracte ou presbytie), que le manque de contraste ou que le blanc sur blanc ne sont pas compris. » Faciliter la prise en main est capital mais encore délaissé. Oxo, une enseigne américaine d'ustensiles et d'accessoires pour cuisiner est devenue la référence de ce marché des matures. Colorée, simplissime et pratique, elle mise tout sur la préhension grâce à un «design universel»: le manche des ustensiles est plus large que la moyenne. Son fondateur l'a conçu pour sa femme atteinte d'arthrite. Dans les chaînes de magasins Kitchen Bazar, l'essoreuse à salade, avec un gros bouton central, semblable à celui d'un jouet pour enfant, est l'article qui se vend le plus. Même raisonnement pour Doro, avec son mobile facile d'utilisation (voir encadré Le Net). « Il est important de ne pas segmenter par âge, déclare Sophie Schmitt, mais par d'autres clés d'entrée telles que la santé, les différentes phases de vie comme celles de l'entrée en retraite, le fait de devenir grands-parents ou le fait de vivre en ville ou à la campagne, etc. »
Le net, cure de jouvence des seniors
L'idée reçue selon laquelle les générations les plus anciennes seraient imperméables aux nouvelles techniques d'information et de communication (NTIC), et particulièrement à l'utilisation d'Internet, est battue en brèche par diverses études. La plus récente, réalisée par l'institut LH2 pour le comparateur en ligne Kelkoo, en mars dernier, montre même que les seniors sont les plus dépensiers des cyberacheteurs. Si 67% des 50-69 ans disposent d'un ordinateur à domicile, ils représentent 34% des acheteurs en ligne en France et réalisent 48% des dépenses faites sur le Net. «En 2020, les Français âgés de 50 à 70 ans vont devenir des acteurs incontournables de la consommation en ligne», analyse-t-on chez Kelkoo. La preuve, selon une étude du Crédoc, de mai 2010, la consommation des 50 ans et plus devrait représenter plus de 50% du marché global d ici 2015, avec un budget principalement dédié aux voyages, à la santé, à l'alimentation, aux assurances ou encore à l'équipement de la maison. Pour Hervé Sauzay, commissaire de la 13e édition du Salon des seniors de Paris, cette explosion des pratiques dans l'e-commerce remonte à 2007: «Les freins initiaux comme le manque de sécurité pendant le paiement en ligne se sont progressivement estompés», explique-t-il. Mais pour celui qui a été, durant cinq ans, le directeur du département senior de la maison d'édition Bayard, il y a une autre raison: «La commande de billets de train sur le site web de la SNCF a permis aux seniors de basculer dans le e-commerce. Non seulement parce que l'entreprise dispose d'un capital confiance auprès de cette génération mais aussi parce qu'elle est la plus consommatrice de voyages.»
Ce phénomène de rattrapage des seniors sur la moyenne de la population française n'est pas isolé à l'e-commerce. Selon l'observatoire des usages internet de Médiamétrie, ils étaient 6,5%, parmi les plus de 65 ans (700 000 personnes), à détenir un compte sur Facebook en décembre 2010, soit le double par rapport à l'année précédente. «Si le retard sur les réseaux sociaux est plus significatif, il y a un réel désir pour le senior de rester proche de sa famille et de se persuader qu'il est toujours dans le coup», analyse Hervé Sauzay. Conscientes de la potentialité de ce marché, pléthores d'entreprises investissent ce secteur. C'est le cas du groupe suédois Doro qui a fait le pari de lancer des téléphones offrant une simplicité maximale pour faciliter et sécuriser la vie des seniors. Au dernier Mobile World Congress de Barcelone, le fabricant a présenté une application mobile qui permet de s'assurer de la prise régulière de médicaments. Il suffit d'appuyer sur une touche de son téléphone pour confirmer que le médicament a bien été pris, sinon l'utilisateur reçoit un message de rappel. «Après 65 ans, ils ont d'autres préoccupations que celles d'être à la page, et c'est pour cette raison que nous proposons des modèles qui leur sont adaptés», soutient Jérôme Arnaud, p-dg de Doro. Et si le marché est encore embryonnaire, le dirigeant est convaincu qu'il s'apprête à faire sa révolution dans les cinq ans, notamment grâce à l'explosion démographique des plus de 65 ans. Déjà, Doro a vendu 1,2 million de ses mobiles en trois ans et a réalisé en 2010 un chiffre d'affaires de 71 millions d'euros, en hausse de 28,5% par rapport à l'année précédente.
Des rides dans la pub et les médias
L'enjeu est de se demander en quoi le vieillissement va jouer sur le sens des produits. L'un des premiers impacts est la baisse de la vue. Les constructeurs automobiles (75 % de la clientèle des voitures haut de gamme a plus de 50 ans) ont été précurseurs, car leurs clients ne voyaient plus le tableau de bord... La marque Audi, qui a dépassé Mercedes dans les ventes pour cette cible, a conçu des tableaux de bords luminescents et à plus gros caractères. Au-delà de cette segmentation, on parle de design universel pour tous. Le gériatre Bernard Issacs résume cette notion par la maxime: « Concevez pour les jeunes et vous excluez les aînés. Concevez pour les aînés et vous incluez les jeunes. » Le marketing générationnel doit d'urgence inventer le mot manquant entre junior et senior. Les Galeries Lafayette viennent de choisir, pour égérie, Inès de la Fressange. « Aujourd'hui les quinquas sont challengées par leurs ados en matière de style. Après avoir été dans la phase «tout pour mes enfants», elles redeviennent plus féminines et détestent être prises pour des mamies! explique AnneMarie Gaultier, directeur marketing Galeries Lafayette et BHV. Les quinquas sont les quadras d'hier. Peu de personnes associent Inès de la Fressange à cette génération.
C'est une femme aspirationnelle. Son âge s'efface devant son style. » LVMH a également choisi des icônes aux tempes grises: Sean Connery pour Vuitton pose sur une digue. Nespresso choisit Georges Clooney (un senior élu régulièrement «homme le plus sexy de la planète»). Il est depuis peu accompagné de John Malkovitch, un autre homme mature. Enfin, dans d'autres pays du monde, l'âge est perçu comme un plus, un gage de maturité, de sagesse même. En France, aujourd'hui, il serait peut-être temps de regarder la maturité autrement et de ne pas l'envisager seulement sous le prisme de «la perte de quelque chose». Stéphane Hessel, auteur du best-seller Indignez-vous!, a donné une belle leçon de vivacité au monde entier en devenant le symbole du réveil des consciences. Son injonction est reprise dans la presse et la publicité sur les cinq continents. Il fêtera ses 94 ans le 20 octobre prochain.
3 questions à Benoît Goblot, directeur général de Senior agency: «A 65 ans, on est plus heureux»
Dotés d'un pouvoir d'achat important, les seniors sont aguerris aux techniques du marketing et soucieux de ne pas être pris pour cible par la pub. Les marketeurs peinent par conséquent à les cerner. Benoît Goblot, directeur général de Senior Agency, agence de publicité et de marketing senior, fait un tour d'horizon de ce marché en plein boom.
Marketing Magazine:
Comment définir un senior aujourd'hui?
Benoît Goblot: La première erreur concernant les seniors est de les mettre tous dans le même panier. En réalité, il y a une plusieurs catégories de seniors. La première concerne ceux qui entrent dans la cinquantaine, les «happy-boomers». Ceux-ci connaissent une nouvelle vie: ils ont souvent terminé de rembourser leurs emprunts, les enfants ont quitté le domicile, leurs revenus sont au maximum et ils commencent à penser à la retraite. Bref, ils entament leur seconde moitié de vie d'adulte et sont prêts à tout recommencer à zéro. Les plus de 60 ans, eux, sont à la retraite. Ils sont donc libérés des contraintes de la vie professionnelle. D'ailleurs, si l'on suit la courbe du bonheur, c'est à 65 ans qu'on est le plus heureux. Enfin, il y a les plus de 75 ans qui sont de vrais seniors et consomment des produits de seniors.
En conséquence, quels sont leurs comportements d'achats?
Les plus de 75 ans sont moins attachés à la nouveauté et au concept d'innovation que les deux autres catégories. Ils privilégient le prix et sont très fidèles aux marques. Ils acceptent leur âge et les marques n'ont pas de souci de communication pour vendre leurs produits. En revanche, la tranche des 50-60 ans est plus curieuse et hédoniste. Elle s'informe sur tout et se transforme en vrai radar à innovation. Elle est aussi avide de loisirs et d'expériences, vacances, sport, et à l'affût de la dernière nouveauté technologique. Cette génération, issue de Mai-68 et des trente glorieuses, est vorace: elle n'a pas appris à se restreindre dans sa consommation.
Le business des seniors représente-t-il un véritable eldorado pour les entreprises?
Si l'on se réfère aux données quantitatives, oui. Les happy-boomers représentent un tiers de la population et 48% des achats sur le Web en France. Ils en représenteront 52% d'ici 2015. Pourtant, les entreprises rechignent encore à s'attaquer à ce marché. Pour elles, les jeunes restent les prescripteurs au sein de la famille.
Les marketeurs partent du constat que les parents ne font pas d'acte d'achat sans en parler aux enfants. Il n'y a qu'à observer l'exemple de Comptoir des Cotonniers, avec son concept de marketing intergénérationnel mère-fille, une idée qui vient du fait que celles-ci viennent souvent faire leurs achats ensemble. L'autre raison est encore plus évidente: les marques ont peur de vieillir leur image. Cette réticence montre qu'elles n'ont pas compris la façon dont fonctionnent les seniors.