Les enfants propulsés dans la cour des grands
Les 6-11 ans sont-ils encore des enfants? La question mérite d'être posée. Car, à force d'être poussés à grandir plus vite, à force d'être confrontés de plus en plus tôt à la réalité des choses, ils tendent à zapper leur enfance. Au risque de devenir des adultes insatisfaits et individualistes.
«On parle de la fonte des glaces sur la banquise. Moi, je parlerais de la fonte de l'enfance.» Cette formule de Patrice Huerre, chef de service psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, au sein de l'établissement public de santé Erasme, à Antony (Hauts-de-Seine), pourrait sembler exagérée. Et pourtant... Force est de constater que la période bénie de l'enfance tend à s'éroder, les adultes poussant de plus en plus vite les enfants dans la cour des grands. «Nous sommes dans une période qui privilégie l'accélération, les stimulations, y compris des rythmes de croissance ordinaire, ajoute le psychiatre. Nous avons le culte du tout tout de suite, le plus vite possible, dans tous les domaines. Et nous l'appliquons aux enfants.» Ainsi, dans son teaser annonçant la diffusion de la saison 5 de Desperate Housewives, Canal + a semé la confusion et le trouble en filmant des petites filles en lieu et place des héroïnes de la série TV. Le culte de l'urgence, qui s'est imposé dans notre société, semble donc avoir atteint même les plus jeunes!
Un constat qui ne prête pas à sourire.
«C'est ennuyeux, s'inquiète Armelle Le Bigot, p-dg d'ABC +, cabinet d'études spécialiste des 0-25 ans. Parce qu'on propulse les enfants trop vite en dehors de l'enfance, et, du coup, on les prive de choses qui sont absolument essentielles pour leur construction de futurs adultes.» En effet, beaucoup de parents attendent de leurs enfants qu'ils marchent avant ceux du voisin, qu'ils sachent parler avant les autres, ils multiplient leurs activités, les encouragent très tôt à lire, écrire, compter... Bref, ils veulent être fiers de leur progéniture et, dans cette optique, la pousse à la performance. Ils pensent évidemment bien faire. Parce que la vie peut souvent s'avérer difficile, ils souhaitent les armer le mieux possible. Aussi, Armelle Le Bigot observe-t-elle que 98% des enfants de trois ans vont à l'école maternelle, alors même que celle-ci n'est pas obligatoire, car, outre les problèmes de garde qu'ils peuvent rencontrer, les parents ont peur que leur enfant apprenne moins que les autres s'il n'y va pas. Pourtant, «à cet âge-là, il a surtout besoin d'affection, de temps de repos, explique-t-elle. Il n'a pas besoin d'être tous les jours à l'école. C'est même antiperformant.» A force de vouloir leur donner le plus de chances possible le plus tôt possible, les adultes amènent les plus petits trop tôt dans la spirale de la vitesse propre à notre société. «Ils ont la trouille de rater le coche, de ne pas avoir donné à l'enfant tout ce qu'il fallait pour être celui qui sera à la hauteur de tous les défis qu'il rencontrera», estime Armelle Le Bigot.

Dans son teaser annonçant la diffusion de la saison 5 de Desperate Housewives, Canal + a semé le trouble en filmant des petites filles en lieu et place des héroïnes de la série TV.
Réhabiliter la perte de temps
Et les conséquences sont loin d'être négligeables. Car en occultant le rythme de l'enfant, c'est tout son avenir qui sera touché. La période de latence propre à l'enfance est en effet indispensable. «Si cette phase est amincie, raccourcie, voire considérée comme du temps perdu, avec une excitation qui pousse les enfants à être plus grands qu'ils ne le sont, on en voit les conséquences avec des adolescents qui démarrent mal parce qu'ils ne partent pas sur une base suffisamment apaisée. Cette phase permet de digérer tout le tohu-bohu des années précédentes», souligne Patrice Huerre, par ailleurs auteur de Place au jeu! Jouer pour apprendre à vivre (Editions Nathan). Si elle est occultée, l'enfant risque de devenir un adolescent qui ne se sent exister qu'en situation de stimulations perpétuelles et de prises de risques. En outre, les apprentissages ne s'intègrent que grâce à des phases de répit, de repos, de jeux, et des phases qui ne servent à rien. Or, aujourd'hui, bien souvent, beaucoup considèrent que si un enfant s'ennuie, s'il rêvasse, il perd son temps! Alors que, précisément, il a le temps de perdre son temps! De même que l'ennui et le rêve l'amènent à faire travailler son imagination et sa créativité. Deux qualités qui pourront lui être utiles plus tard.
C'est pourquoi il s'agit de redonner toute sa place à l'enfance. En commençant par laisser vivre les enfants à leur rythme, les laisser profiter de leur enfance, tout simplement. Car ils n'auront plus jamais, au cours de leur vie, une telle période d'oisiveté et de temps pour soi. Pas étonnant donc que Patrice Huerre ait décidé de bannir le terme de préadolescent de son vocabulaire. «Soit on est un enfant, soit on est un adolescent», insiste-t-il. Selon lui, on a créé un terme qui reflète «cette volonté d'accélérer les processus que connaît notre époque, mais qui ne traduit en rien une réalité ni physiologique ni psychologique chez l'enfant». Il ajoute: «On les pousse et on les stimule, en oubliant que le temps du jeu gratuit, du plaisir partagé à jouer sans objectif de performance, est un temps absolument
