Le retour du spirituel
La résonance spirituelle peut-elle trouver une expression dans nos pratiques consuméristes? La réponse instinctive est négative. Pourtant les produits et les services porteurs de sens ont les faveurs des consommateurs.
Je m'abonneL'année 2010 aura été marquée par le succès inattendu du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Cette oeuvre chorale a remporté le Grand Prix du jury au Festival de Cannes, le Prix du jury oecuménique, le prix de l'Education nationale. Enfin, elle représentera la France aux Oscars en 2011. Plus de trois millions d'entrées (source CBO au 30 novembre 2010) pour ce drame qui raconte le choix des sept moines de Tibehirine, à l'est d'Alger, de demeurer auprès des populations malgré la guerre civile qui agita le pays au milieu des années quatre-vingt-dix. Un film épuré, lent, tragique et spirituel sans toutefois être religieux. Dans une sorte de communion populaire, il a rencontré son public grâce à des valeurs universelles, comme l'abnégation, le courage, le don et la fidélité à une cause. «Malgré le drame qu'il raconte, ce film m'a fait du bien», explique un jeune cinéphile en sortie cinéma avec sa classe de terminale et son professeur de philosophie. « Ce film touchera ceux qui croient au divin comme ceux qui ne jurent que par l'homme», écrit Aurélien Ferenczi dans Télérama. Apprécier l'histoire de ces hommes, à la fois centrés sur leur foi et connectés au monde, est un bon exemple d'un phénomène introspectif qui envahit notre société.
Des valeurs «spirituelles» liées à la recherche du bien-être, à la réalisation ou au dépassement de soi reviennent au goût du jour. Valeurs qu'on retrouve dans les actes de consommation dans la santé, l'alimentation, le sport, les arts etc. Or, autant les thématiques du sacré (dogme religieux), de l'authenticité ou de la représentation magique de l'objet ont été étudiées par le marketing, autant l'étude des manifestations spirituelles ne fait pas encore l'objet d'études ad hoc en France, contrairement à l'Amérique du Nord ou à l'Angleterre. Pourtant, s'interroger sur le spirituel comme tendance sociétale est bel et bien une préoccupation vivace pour les sociologues et les philosophes et même, plus récemment, pour les économistes. C'est donc un sujet au coeur du spectre d'investigation du marketing expérientiel. De nombreux services ou produits surfent sur cette émergence du spirituel dans la consommation.
Un sens à sa vie
«La première caractéristique de l'expérience spirituelle, c'est la recherche d'intériorité. Elle permet d'exprimer les potentialités de l'individu dans une recherche d'épanouissement. La recherche d'un sens à sa vie est l'une des dimensions centrales de l'expérience spirituelle», explique Max Poulain, maître de conférences à l'IAE de Caen et auteur de l'unique thèse française sur le sujet en 2009, «La spiritualité dans la consommation». Il démontre «qu'une offre construite autour de la spiritualité se développe aujourd'hui avec, en toile de fond, un recours aux a p proches du marketing expérientiel». Il s'est inspiré de la notion de Jean Baudrillard
Une partie des recherches de Bernard Cova, professeur et chercheur en marketing à l'Euromed de Marseille et à l'université Bocconi de Milan, est consacrée à ces thématiques. «Nous vivons une période de réenchantement, de réintroduction d'une certaine forme de magie et de sens dans notre quotidien. On consomme de plus en plus pour construire une identité. La valeur travail comme celle du religieux se sont effondrées. La consommation cristallise notre besoin de sens. Elle nous sert à exister. » On parle alors de «Cult Marketing», selon les Anglo-Saxons. « D'ailleurs, la notion de dévotion à une marque existe bien », poursuit-il. Des enseignes cultivent cette dévotion à travers une fantasmagorie spirituelle. Le New Age, ou ses nouvelles représentations, par exemple, est toujours vivace dans certains rayons. En effet, on trouve partout des tapis de yoga, des bâtons d'encens, des bols tibétains sans parler des bougies, des musiques relaxantes ou des manuels en tout genre pour aider son «développement personnel». Pourtant, le spirituel n'est pas une valeur simple qui se galvaude. Une démarche introspective sérieuse est longue, complexe et extrêmement intime. Même si en Occident, aujourd'hui, « chacun fait son bricolage religieux ou spirituel », selon la formule de la sociologue Françoise Héritier.
L'Ipsos lance un Observatoire des bien-être(s)
Le département tendances et prospective d'Ipsos a mis en place, en 2009, un Observatoire des bien-être(s), afin d'étudier les effets et les recettes de cette aspiration devenue centrale. « Nous avons identifié et catégorisé neuf façons d'envisager le bien-être. Quatre d'entre elles ont une résonance spirituelle », explique Rémy Oudghiri, directeur du département, à l'initiative de la création de cet observatoire. Le bien-être est donc le mot qui incarne cette notion diffuse et protéiforme qu'est le spirituel.
Le premier groupe, dit «classique ou traditionnel» est dans une posture de foi bien déterminée. C'est la prière et l'appartenance à un groupe qui structurent leur vie. « Ils sont critiques envers la société de consommation et leur vie spirituelle remplit un rôle sécuritaire », explique Rémy Oudghiri.
La deuxième catégorie regroupe ceux qui recherchent «l'harmonie naturelle» via la méditation, le bio, l'aromathérapie, les spas. Ils sont dans la fonctionnalité du bien-être. Ils consomment «responsable» et cherchent une harmonie entre l'esprit et le corps.
Les «sociables» sont, eux, dans le lien social, la spiritualité heureuse que leur procure leur rapport aux autres. Ils sont très ouverts aux «communautés» et sont actifs au sein d'associations. Ils consomment «alternatif» via les échanges, la location, les brocantes, le recyclage, etc.
Enfin, on trouve les «créatifs», qui sont dans la spiritualité réflexive. Ce sont des intellectuels de la consommation. « Ce groupe est centré sur l'essentiel, poursuit Rémy Oudghiri. Ils sont dans l'être et pas dans l'avoir et sont en général curieux et cultivés. » L'Observatoire a été conçu en partenariat avec des acteurs du monde de la santé, de la cosmétique, de l'énergie et de l'alimentaire.
Des marques comme modèles
« La marque ne propose pas une vie spirituelle à proprement parler mais une règle de vie », (cf.: Nike et son slogan «Just do it») nous apprend Marcel Botton, président de Nomen, la première agence de création de nom de marques dans le monde. « C'est spirituel dans la mesure où les valeurs promues sont liées au caractère ou à la vie de l'âme: courage, force de volonté, éthique, morale, honnêteté. Nike ou Apple, par exemple, tendent à se présenter comme un ensemble de produits, mais aussi de modes de vie. » Avec son gourou (Steve Jobs), ses prêtres (les vendeurs), ses temples (Apple Store), la communauté exclusive (on est Apple ou PC, rarement les deux), les consommateurs s'approprient certains bénéfices spirituels (la paix, l'équilibre). « 98 % de l'humanité a besoin de modèle. Avant c était la religion. Les marques sont devenues de nouveaux modèles », poursuit Marcel Botton.
Les marques ont également une fonction de simplification dans un monde devenu très complexe. Elles remplissent un vide, font l'objet de véritables cultes. Adopter des signes extérieurs de spiritualité, c'est aussi être moins seul.
Le suggestif compte pour beaucoup dans la perception que les consommateurs ont d'une marque. L'Occitane est très souvent associée à des valeurs spirituelles. Sans que l'on sache réellement pourquoi. Parce qu'elle a racheté la petite marque de cosmétique Le Couvent des Minimes? Parce qu'elle est très présente sur les bannières internet des sites à tendance spirituelle? Parce que le couvent de Mane-en-Provence a été transformé en Relais et Châteaux et qu'elle y gère le spa? Elle ne souhaite pas s'exprimer sur ce flou spirituel.
« Nos lecteurs aspirent à trouver du sens à leur vie »
3 questions à... Arnaud de Saint Simon, directeur de la rédaction de Psychologies magazine.
MM: Le succès de Psychologies magazine repose-t-il sur le besoin de plus en plus prégnant du spirituel dans notre société? Arnaud de Saint Simon: Psychologies magazine a été lancé il y a 40 ans. Une nouvelle formule, mise en place en 1998, a fait décoller le titre en multipliant par cinq le nombre de ventes et par dix le chiffre d'affaires pub. Avec 350 000 exemplaires écoulés chaque mois et 2,5 millions de lecteurs, Psychologies magazine est le deuxième mensuel français en CA pub après Marie-Claire. Mais, au-delà des chiffres, c'est une initiative éditoriale qui a trouvé un écho au sein d'une société qui était prête à accueillir une telle offre. En période de questionnement, la nécessité d'un magazine qui donne du sens se fait davantage ressentir. Les lecteurs souhaitent lire quelque chose qui les dépasse et qui les aide à aller vers l'autre.
Avez-vous mené une étude de lectorat récente qui révèle des attentes spécifiques sur ce sujet?
Nous menons beaucoup d'enquêtes, qualitatives, quantitatives et sémiologiques. Nos lecteurs cherchent à développer leur spiritualité à travers des pratiques religieuses ou à travers l'engagement au service des autres. En ce sens, le journal les aide à mieux se connaître, à s'accomplir. A l'inverse de Philosophie magazine, qui évolue dans la sphère intellectuelle, nous développons une dimension émotionnelle forte.
Votre magazine publie des pages de petites annonces proposant de nombreux stages liés à la spiritualité. Toutes ces offres sont-elles sérieuses?
Un comité de cinq personnes valide ces petites annonces depuis 20 ans, au regard d'une documentation sur l'origine de ces structures. En effet, il ne faut pas se perdre dans sa recherche spirituelle. Mais ces offres sont très appréciées par nos lecteurs, qui cherchent à créer du lien avec les autres, sous forme de pratiques religieuses ou autres (méditation). Si la grande quête de la religion est en déclin, celle du spirituel est importante.
Max Poulain (maître de conférences à l 'IAE de Caen):
« Le spirituel, c 'est répondre à une aspiration de transformation de soi. »
Le bien-être comme mode de vie
Certaines marques qui surfent sur la vague du bio ont bien compris les avantages d'un tel positionnement sur le marché. La mode du bio ou du détox est très révélatrice de cette ambiance spirituelle. Elle s'incarne aussi dans un supposé retour à la nature. Consommer des produits plus sains pour le corps améliorerait-il notre potentiel spirituel? « Nous avons mené une étude entre novembre 2008 et mars 2009 sur l'expérience des consommateurs des supermarchés Biocoop. Nous avons identifié deux leviers de la consommation spirituelle: se relier à soi et se relier aux autres. 20 % des clients viennent acheter des produits bio pour alléger leur corps et donc leur esprit. Les dirigeants de l'enseigne n'ont pourtant pas conscience de mettre en avant une certaine forme de spiritualité », explique encore Max Poulain. La parapharmacie du mieux-être (Arkopharma, Fleurs de Bach etc.) ou l'univers des spas surfent aussi sur cette tendance. L'offre est inflationniste et organisée. La thématique de la santé et de l'habitat va également occuper le champ du bien-être dans les prochaines années.
Un tourisme chargé de sens
Idem quand on cherche à s'évader à travers les voyages. Les voyagistes affûtent leurs offres pour répondre à cette attente du consommateur en quête de sens. Ils proposent des séjours clés en main pour y répondre. On trouve des «Nouvel An en plein désert marocain pour communier avec la nature», des «trekkings initiatiques aux confins de l'Himalaya» ou «Sur les traces de Bouddha au Laos», des immersions «dans le berceau des religions à Jérusalem». Sans parler des pèlerinages, comme celui de Saint-Jacques de Compostelle ou celui de La Mecque, devenus de vraies autoroutes! Une sémantique liée au spirituel est systématiquement utilisée pour conforter le client dans son souci d'introspection. Le tourisme du jeûne semble être à la mode. En effet, alléger et purifier son corps pour permettre à son esprit de mieux fonctionner rencontrent aujourd'hui un succès d'estime. L'affluence à la clinique allemande Buchinger sur les rives du lac de Constance en témoigne (cinq millions d'Allemands pratiqueraient le jeûne).
La XVIIe édition du Guide des monastères, de Maurice Colinon (éditions Horay), est un best-seller dans les rayons tourisme et religion des librairies. « L'agitation contemporaine pousse de plus en plus de gens de toutes conditions à rechercher des havres de paix. Où les trouver, si ce n'est au sein de ces monastères et de ces abbayes traditionnellement ouvertes à tous? », expliquait l'auteur.
L'artiste et le mass market
Pour le design de ses bijoux, Thierry Gougenot, p-dg fondateur de Corpus Christi, joaillerie à forte connotation sacré et spirituelle, tire essentiellement son inspiration de l'art sacré et spirituel (indien notamment). Son univers est rempli de croix, de chapelets, de vanités, de couronnes papales ou d'épines. Choisi par l'actrice Lou Doillon comme créateur-invité par La Redoute, en 2007, il raconte une aventure qui a tourné court: « C'est La Redoute qui m 'a sollicité. Après l'impression du catalogue, des associations de catholiques ont, sur des blogs, exprimé leur mécontentement devant mes bijoux. Ils ont fait plier le vépéciste qui, après six semaines, a retiré mes produits de la vente. » Pourtant, la marque avait remporté du succès, 500 pièces en trois semaines. Et le tout petit atelier de Thierry Gougenot (qui emploie cinq personnes) avait décidé d'en produire 1 000 autres supplémentaires, quand l'affaire est survenue. Trois ans après, la marque, qui a largement profité du coup de projecteur médiatique de cette censure (Libération du 19 septembre 2007 notamment), a ouvert deux points de vente dans Paris.
Si l'opinion s'arrange avec l'évocation du spirituel, elle est donc moins clémente avec les représentations de la chrétienté. « Je ne suis pas religieux mais mes produits incarnent des valeurs comme la noblesse, la droiture, le serment, la parole ou la pureté. Je travaille sur des choses très simples et je fais un pied de nez au poids des religions sur nos vies. » Le cas de Corpus Christi n'est pas isolé. Benetton, Marithé et Françoise Girbaud, les jeans Jesus ou la marque Diesel ont fait les frais de procès retentissants. Des affiches de films ou d'exposition font régulièrement l'objet de censures diverses. Mais les marques sont aujourd'hui plus subtiles. « Elles adoptent un langage suggestif directement tiré du champ lexical sacré sans le nommer expressément » , explique Marcel Botton.
Des médias introspectifs
En témoins privilégiés de la société, les éditeurs se lancent aussi sur le terrain du spirituel. Certains depuis plusieurs années, d'autres plus récemment. Clés est le nouveau bimestriel de Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber. Ils présentent ainsi leur champ d'expérimentation dans leur édito: « Nous sommes trop informés pour réfléchir. Nous communiquons plus que nous n'avons à dire. Nous sommes libres, autonomes et souvent seuls. Nous sommes affranchis des illusions, des religions, des idéologies, mais nous avons perdu nos repères. » Ce nouveau venu dans les kiosques mêle sans complexe le moine tibétain Matthieu Ricard, la publicitaire Mercedes Erra, le sociologue François de Singly, le philosophe André Comte-Sponville (spécialiste français de la spiritualité laïque) et traite d'une manière décomplexée de tout ce qui interroge la société. Clés concurrence Psychologies magazine, le deuxième mensuel français en chiffre d'affaires publicitaire, dont nous avons rencontré le directeur de la rédaction (voir l'interview p. 10). « Des médias classés comme religieux, comme l'hebdomadaire La Vie ou la chaîne KTO ouvrent leur périmètre à la spiritualité, à la sociologie, à la philosophie ou encore à la thématique très large du bien-être », note aussi Max Poulain. Une chanson d'Alain Souchon trouve toujours, 18 ans après sa sortie, une réelle résonance sociale. « On nous fait croire que le bonheur c'est d'avoir, de l'avoir plein nos armoires... Foule sentimentale, on a soif d'idéal... » Un véritable tube, toujours aussi actuel.
46%
des sondés affirment être sensibles au discours d'une marque renvoyant à des notions spirituelles.