Le marketing enfant doit être revisité
Le marketing dédié aux moins de 15 ans reste à la traîne en France. il y est très peu étudié et paraît très figé. Coralie Damay et Sylvie Gassmann, spécialistes du domaine, ont choisi de s'attaquer à ce sujet dans leur ouvrage «Quand l'enfant prend ses marques... Il bouscule les conventions».
Marketing Magazine: A quelles conventions faites-vous référence dans votre livre?
Sylvie Gassmann: Nous pensons que le marketing pour enfant doit être revisité, dépoussiéré. C'est une spécialisation qui a mauvaise presse. Résultat: des conventions et des règles immuables s'imposent et ne sont pas challengées. De plus, un paradoxe s'installe. On est persuadé que les enfants en 2011 ne sont plus ceux d'il y a 20 ans, mais les règles de ce marketing sont pourtant inébranlables. Une contradiction que nous avons voulu analyser à travers notre livre.
Pourquoi avoir eu l'idée d'un tel ouvrage?
S. G.: Il y a très peu de références sur le marketing pour enfants, d'où ce livre. Par ailleurs, il nous a semblé intéressant d'avoir un regard croisé sur le sujet avec d'un côté la vision d'une théoricienne (Coralie Damay, NDLR), qui a moins de pression temporelle et s'inscrit davantage dans l'analyse, et de l'autre, une spécialiste du marketing (Sylvie Gassmann, NDLR), ancrée dans les techniques du marketing. Cet ouvrage est destiné aux directeurs marketing, aux directeurs des études, de la communication et aux marques dont la consommation des enfants est un élément-clé. Nous sommes très fières de mettre en lumière cette spécialisation du marketing qui concerne les moins de 15 ans. Il existe beaucoup d'études sur les 15-24 ans, mais cette cible ne nous intéresse pas. Les moins de 15 ans constituent une population et non une cible, c'est un sujet suffisamment intéressant pour en faire un livre.
Qu'est-ce qu'un enfant au sens marketing du terme?
S. G.: Le marketing doit s'ouvrir aux sciences sociales, aux sciences fondamentales pour comprendre une tranche d'âge et, en particulier, les enfants. On ne peut pas comprendre ce qu'est un enfant en 2011 sans travailler avec des psychologues, des pédagogues, des nutritionnistes, des pédopsychiatres. Ces spécialistes permettent, notamment, de mettre à distance les pseudo-tendances parfois trop légères. La définition de l'enfance n'est pas si compliquée: l'adolescence commence à 14 ans. Pour autant, dans cette population, il n'y a rien de comparable entre une petite fille de 3 ans et une jeune fille de 13 ans.
Les enfants ont-ils tant changé que cela?
Coralie Damay: Intrinsèquement, l'enfant n'a pas tant changé. Le KGOY «Kids get older younger» développe l'idée que les enfants seraient «vieux» plus tôt et entreraient dans l'adolescence avant dix ans. C'est une des idées reçues que nous souhaitons combattre. Psychologiquement, l'enfant n'a pas changé. En revanche, le monde qui l'entoure a évolué. Le KGOY devient le KGAY («Kids get aware younger») . A savoir que les enfants ont un accès à l'information plus tôt. Nous croyons à la prise de pouvoir de l'enfant sur son environnement grâce aux nouvelles technologies et à la place qui lui est faite au sein du foyer. Il est également vrai que cette génération connaît les méfaits du marketing.
S. G.: Même si les enfants en 2011 n'ont rien à voir avec les enfants des années quatre-vingts, le marketing a pour mission de répondre aux besoins des consommateurs d'aujourd'hui. Donc, même si les enfants ont changé, doit-on s'en inquiéter? Non! Ce qu'il faut comprendre, pour analyser la population enfantine, c'est qu'il y a des invariants (à 80 %) et des nouveautés (20 %). Les invariants, c'est le fait qu'un enfant joue à cache-cache à quatre ans, qu'il atteint l'âge de raison à sept ans... Sans le respect de ces principes, on risque de construire son marketing sur des effets de mode. Mais, c'est vrai aussi, que l'enfant interagit plus tôt avec son environnement. Pour autant, les enfants sont autonomes plus tardivement. Il y a une paranoïa des parents autour de la sécurité des enfants, notamment sur Internet. Ce fil à la patte électronique, accentué par l'équipement en téléphone portable, est prégnant. Les psychologues s'inquiètent même de la fin du processus d'autonomisation des enfants.
Parcours
- Coralie Damay est docteur ès Sciences de gestion à HEC Paris et professeur assistant à Rouen Business School. Son domaine de prédilection: l'enfant-consommateur.
- Sylvie Gassmann est directrice de département Quali chez Ipsos depuis octobre 2010. Elle était depuis 2004 directrice de KidsPartners, institut d'études et de planning stratégique dédié à la connaissance des enfants.
La cible des enfants est-elle la cible des parents ?
C. D.: On a longtemps dit que les enfants répondaient à des arguments liés à l'affectif et les parents à des arguments plus rationnels. Or, l'enfant s'inscrit lui aussi dans l'achat raisonné. Ils sont très tôt sensibilisés au prix, à l'équilibre alimentaire... Mais, il est vrai qu'il y a une double population, «parents enfants», qu'il convient de rassembler et de réunir à travers du partnership de consommation et en jouant sur le principe du «For eyes, for legs».
S. G.: Les enfants ne constituent pas une cible. C'est une construction abstraite inventée par le marketing pour s'adresser à un groupe de population homogène. Or, il existe des cibles enfantines. Le principe selon lequel il faut convaincre les parents pour persuader les enfants est une autre convention qui a la dent dure. L'enjeu pour les marques est de trouver un message qui parle aux enfants et aux parents, et tant au rationnel qu'à l'émotionnel.
Vous insistez sur l'importance de la connaissance des enfants...
S. G.: Cela peut paraître basique mais tout bon marketing commence par une bonne connaissance de la cible à atteindre. Dans le triangle d'or du marketing constitué des trois piliers : marque, concurrence et connaissance client, ce dernier élément n'est jamais suffisamment approfondi. Et c'est en l'étudiant que l'on trouve de nouvelles sources d'inspiration, de nouvelles façons de parler au consommateur, de nouveaux insights. Même si le consommateur change beaucoup, dans ses évolutions se trouvent les pépites d'inspiration pour un marketing plus efficace et plus inspiré.
C. D.: La connaissance des enfants est basée sur l'expérience. A travers mes recherches, il apparaît que les personnes sont toujours très étonnées de ce que l'on peut apprendre des enfants. On ne connaît pas aussi bien les enfants qu'on le pense. Un enfant de huit ans peut nous apprendre beaucoup, y compris à travers un questionnaire.
Selon vous l'offre marketing pour enfant est en retard. Pourquoi ?
S. G.: Hormis les jouets, les céréales, les boissons et les biscuits, l'offre marketing dédiée aux enfants n'existe pas. Il n'y a aucune marque de produits non sucrés destinés aux enfants, pas de marque de jambon, de purée, de pâtes...
Du côté de l'hygiène-beauté, il y a une offre très importante pour les tout-petits et pour les adolescents, mais rien pour les 8-10 ans, par exemple. Dans le textile, même chose... Il n'y a pas de marques pour les «tweens» (les 9-14 ans), cible dorlotée dans d'autres pays, comme aux Etats-Unis où il existe un centre commercial qui leur est dédié. Ainsi, American Eagle à New York est destiné aux jeunes garçons. Le marketing enfant est si peu étudié que souvent cette tranche d'âge est délaissée. C'est un cas d'école pour les annonceurs. Pour beaucoup de produits, les parents sont convaincus des bienfaits qu'ils vont procurer à leurs enfants, mais leur usage n'est pas facilité. Ils veulent des produits qui leur simplifient la vie. Or, ce n'est pas souvent le cas. Les stratégies marketing ne semblent pas adaptées.
Culturellement, en France, deux écoles psychologiques cohabitent, celles de Freud et de Dolto. L'une décrète que tout se joue avant sept ans. L'autre que tout se rejoue à l'adolescence. Entre les deux, on parle de période de latence ou de passage. Résultat, cette tranche d'âge passe à la trappe.
C. D.: Côté consommation, jusqu'à sept ou huit ans, la mère est encore très présente dans les choix de consommation de son enfant. Après 14 ans, l'adolescent est assez mature pour décider. Faire du marketing pour les 7-14 ans, tranche d'âge qui n'est pas assez armée face aux arguments marketing, est parfois mal vu. Il y a cependant une donnée essentielle: les trois quarts des marques découvertes avant l'âge de 15 ans restent les favorites des adultes...
S. G.: Ce point provient d'une étude. Le marketing régressif fait l'effet d'une madeleine de Proust auprès des consommateurs qui ont fait des choix de marques très tôt. Du coup, grâce à ce lien émotionnel, ils restent toute leur vie.
Existent-ils des programmes de fidélité dédiés aux enfants? Quelles formes prennent-ils?
S. G.: Faire de la fidélité à l'achat, c'est compliqué, car ce sont les parents qui décident. Trop manipuler les enfants avec de tels programmes serait mal perçu. En revanche, il existe des programmes de fidélité émotionnels qui proposent régulièrement à l'enfant de nouveaux jeux, de nouvelles activités. C'est important. Mais il peut y avoir un cercle vicieux dans le marketing pour enfant: comme ces derniers sont censés être zappeurs, les marques sont tentées de faire du marketing court-termiste, à coup de promotions, de primes... Seulement ces actions ne développent pas la fidélité.
Selon vous, quelles marques ont réussi à adapter avec succès leur marketing aux enfants?
S. G.: Les différentes gammes de la marque Signal et surtout son site internet. Celui-ci joue la complémentarité entre le papa et l'enfant, en inventant deux personnages dans une mise en situation drôle. Nesquick et son innovation produit également. La mascotte des céréales Miel Pops et Lego.
Que pensez-vous des campagnes de publicité pour enfants?
S. G.: Même si les mascottes et le storytelling ont fait leur preuve, il manque quelques ingrédients à l'appel, comme des éléments d'identification. Il n'y a pas assez de campagnes axées sur le témoignage. La campagne de 2006 de Nestlé pour les Chocosui's, mettant en scène un petit garçon parlant à son poisson rouge Maurice, a longtemps été la publicité préférée des enfants. La dernière en date à capitaliser sur les enfants est celle de Disneyland («Chouette, on va à Disneyland!») avec des portraits d'enfants en gros plan.
Le bon mix marketing pour les enfants rassemble télévision et Web. Quelle est la meilleure exposition pour une marque aujourd'hui?
C. D.: C'est un exercice de précision. Très longtemps, on a cru qu'il n'y avait que la télévision qui marchait avec les enfants. Le Web a pris le relais. Le sujet n'est pas le choix du vecteur de communication mais de toujours penser interactivité. Un enfant naît avec un rapport interactif à l'image. Quand il voit un objet sur une publicité, il cherche à savoir ce qu'il peut en faire. L'interactivité bat son plein dans certains films sur Internet comme avec Tipp-Ex.
Coralie Damay
La psychologie de l'enfant n'a pas changé. En revanche, le monde qui l'entoure a évolué.
Quel est le rôle de l'animation en point de vente pour les enfants?
C. D.: C'est un des endroits où l'enfant est confronté à un choix. Il va prendre conscience de tout ce qui s'offre à lui, comparer les produits, les prendre en main. Donc, oui, c'est important.
Une marque doit-elle davantage innover pour exister auprès des enfants?
C. D.: L'innovation pour l'innovation n'a aucun intérêt. En revanche, proposer d'élargir une offre incomplète est intéressant. Le packaging est un vecteur de communication surdimensionné chez les enfants, notamment ceux qui ne savent pas lire.
S. G.: Il existe un énorme potentiel d'innovation dans le marketing enfant, notamment en packaging. En termes de communication, il faut que les marques aient un fil rouge pour demeurer facilement reconnaissables par les enfants, mais ces derniers se lassent très vite. Il est donc nécessaire d'innover sur les éléments de communication. Par exemple, ne pas laisser une même promotion plus de trois mois sur un packaging, ne pas installer un jeu plus de 15 jours sur un site internet... Il est essentiel de casser la routine. Le packaging joue ce rôle. L'aspect «praticité» n'est pas développé pour les enfants.