Le “Je” des nouvelles familles
Cohabitations affectives ou sélectives, foyers homo ou monoparentaux, familles recomposées… Aujourd'hui, le modèle traditionnel de la famille nucléaire - père, mère, enfant - s'estompe de plus en plus. Et ce n'est qu'un début. De nouvelles formes familiales se mettent progressivement en place , créant non pas “un” mais “des” modèles plurifamiliaux.
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Si nos aïeux revenaient d'Outre-tombe, ils seraient sans doute éberlués
devant nos modes de vie. Famille adoptante, multigénération, homoparentale,
monoparentale ou encore père au foyer et mère au travail… Le modèle du pater
familias n'a plus la cote. Après la famille autocratique du passé, apparaît une
famille interrelationnelle. « On est passé d'un modèle familial à de nouveaux
modèles de familles », constate Jolanta Bak, présidente de l'agence Intuition,
société de conseil en innovation. Encore minoritaires, ces nouveaux modèles de
familles pourraient bien devenir la tendance de demain. Ipsos et l'agence Alice
avaient déjà constaté cette émergence d'une nouvelle sociologie de la famille
en 2002, parlant alors de familles “où chacun des membres cherche à s'épanouir
et exprimer son individualité, tout en construisant la cohésion et le groupe
familial, la famille nucléaire restant le modèle aspirationnel pour tous, même
si elle n'est pas unie par les liens traditionnels du sang”. Et d'ajouter : “Ce
que les gens valorisent, ce n'est plus la famille comme institution autour du
mariage, mais une famille fondée sur les relations interpersonnelles et les
sentiments et qui, par conséquent, peut fluctuer au fil du temps.”
Bricolage de modèles familiaux
Si le mouvement de mai 68 avait rejeté la famille en la disant trop répressive envers les enfants, et trop conformiste, les enfants des soixante-huitards se créent aujourd'hui des modèles familiaux bien à eux. Jolanta Bak précise : « Ce sont des personnes qui ont quitté le modèle hérité, sans être pour autant des rebelles. Elles bricolent de nouvelles façons de vivre ensemble. Le passé n'est plus un modèle de conduite, mais devient source d'inspiration. Elles y picorent ce qui leur plaît. » Flairant le fait que ces “nouvelles familles” sont à la source de l'innovation au sens sociétal du terme, l'agence Intuition a ainsi mené sa propre étude sur le sujet, baptisée “Inno'Live”. Jolanta Bak explique : « A travers Inno'Live, nous avons essayé de trouver des personnes qui soient à la fois pour certaines représentatives de ces nouvelles formes déjà constituées comme la famille monoparentale ou recomposée, et d'autres qui sont des formes plus émergentes. » La famille recomposée constitue aujourd'hui un classique. Et si la famille monoparentale représente 7,4 % des ménages français (source : Insee 2003), certaines se distinguent par le fait qu'elles résultent d'un choix et non d'un divorce, à l'instar de cette femme de 48 ans, mère de deux petites filles de deux pères différents et qui n'a jamais vécu avec aucun d'eux. Autre changement : le nouveau sens de l'adoption. Pour Jolanta Bak, « l'adoption n'est plus, comme dans le passé, honteuse, par défaut, parce qu'on n'a pas pu faire autrement. Aujourd'hui, elle est complètement assumée, voire presque revendiquée dans certains cas. » Il n'y a qu'à observer certains “people” qui s'affichent fièrement avec leurs bébés fraîchement adoptés, en couverture des magazines. Enervant au passage nombre de couples inconnus perdus dans les méandres de l'adoption et non moins désireux de devenir parents… Le film Holy Lola de Bertrand Tavernier illustre parfaitement ce désir d'enfants, à travers son couple Isabelle Carré - Jacques Gamblin, parti au Cambodge pour adopter. Autre tendance : d'autres couples, déjà parents d'enfants biologiques, décident pour autant d'adopter un second enfant, bébé ou plus grand. Un choix courageux qui prouve que le lien du sang n'est pas nécessaire pour former une famille.
Le collectif contre l'individualisme
Les jeunes l'ont bien compris, avec le développement de la colocation, mis en scène par Cédric Klapisch dans L'Auberge Espagnole. Jolanta Bak la décrit comme « une forme de vie en commun, un peu assimilable à la famille, mais en moins directif ». La famille “artistes” commence à être en vogue, regroupant plusieurs couples dans des usines ou des entrepôts désaffectés transformés en lofts. Cette nouvelle forme de vie attire de plus en plus d'artistes (comédiens, peintres, photographes), à la recherche d'espaces pas chers, situés en banlieue parisienne pour la plupart, à Ivry et Montreuil notamment, et en quête de convivialité. Pour eux, la famille est aussi ouverte aux voisins. « Ce ne sont pas les liens du sang qui déterminent le périmètre familial », martèle Jolanta Bak. Ces familles réinventent la vie en communauté. “Les voisins ont un œil sur les enfants”, “Tel parent surveille le sien et ceux des autres”, “Je n'ai jamais fermé les portes”, “Ici, c'est free pour tout le monde”, autant de témoignages des membres de ces tribus qui redonnent vie à un esprit de village que l'on pouvait croire perdu à jamais. Une sorte de pied de nez en somme à notre société hautement individualiste. « C'est là une véritable remise en cause du modèle bourgeois où la famille se coupait du monde », ajoute Jolanta Bak. La famille multigénération va également dans le sens de la vie en communauté. Jolanta Bak précise : « Cette nouvelle forme de vie intègre la donne de la longévité. Arrière-grands-parents, grands-parents, parents et petits-enfants ont trouvé une façon de vivre tous ensemble, plutôt que de mettre une personne âgée dans un organisme spécialisé. » C'est là un retour vers les modes de vie de nos ancêtres, chacun assumant sa famille, dans les bons comme dans les mauvais moments. Autre tendance émergente : la famille homoparentale, à l'instar de ce couple de femmes interviewé dans le cadre d'Inno'Live, parents d'un enfant conçu par l'une des femmes et envisageant d'avoir un deuxième enfant, porté cette fois-ci par la deuxième femme. Enfin, le dernier schéma familial observé par Inno'Live remet totalement en cause le modèle traditionnel du pater familias, avec une famille “père au foyer”, le père ayant quitté, et Paris et son métier, pour s'occuper près de Nantes de ses quatre enfants, dont un bébé de quatre mois, sa femme travaillant à Paris et ne revenant que le week-end.
Une révolution silencieuse
De l'observation de ces familles “innovantes”, Inno'Live a tiré des caractéristiques communes, véritable fondement d'une révolution silencieuse. Pour ces nouvelles familles, la vie s'invente en permanence. Il n'existe pas de normes, de règles strictes. Dotées d'une grande faculté d'adaptation, ces populations sont de véritables caméléons. Elles vivent leur vie comme une expérience : il s'agit de voir “comment ça se passe ailleurs”. Le nomadisme ne leur fait pas peur, aussi bien culturellement que professionnellement ou géographiquement. A cheval entre deux cultures, ces familles sont souvent mixtes, hybrides, métissées. Mais le plus significatif en termes de changement sociologique, reste bien leur plaisir à se réunir autour d'une passion commune, à l'instar de ces jeunes qui créent leur propre groupe de musique ou encore de plusieurs générations de fans réunis pour assister à un même concert, comme en communion. « Ce ne sont pas des marginaux solitaires, explique Jolanta Bak. Ces populations innovantes recherchent le lien, elles sont dans le goût des autres, elles vont rechercher l'autre et leur façon de faire se propage. » Une tendance qui laisse espérer que le nombrilisme actuel tendrait à se dissoudre à l'avenir. Mais pour le moment, « ce ne sont que des signaux faibles », ajoute Jolanta Bak. Au sein même de la famille, les changements sont tout aussi radicaux. « Pour moi, une famille tourne autour de l'enfant », clame ce père de famille. L'enfant devient le fondateur de la famille, au risque de se prendre pour un petit roi… Si les parents étaient auparavant considérés comme des tuteurs, chargés d'éduquer leurs enfants et de les punir au besoin, aujourd'hui, de plus en plus de parents se considèrent plutôt comme des “traducteurs”, leur rôle consistant à apprendre et à transmettre : “vivre au jour le jour, et le mieux possible, avec le moins de tension possible”. En outre, à travers les nouvelles formes de procréation (adoption, procréation alternée), la filiation biologique n'est plus le seul moyen de créer une famille. D'ailleurs, à l'instar de ces familles artistes prônant l'esprit communautaire, les liens du sang laissent aussi place aux liens du sol, réunissant les voisins au sein d'une même famille. De nouvelles figures parentales voient également le jour. Le “papa-maman” bien connu tend à se faire remplacer par un nouveau langage pas encore stabilisé : on parle de “co-papa”, de “co-maman”, de “beau-papa” et de “belle-maman”. La famille normée disparaîtrait-elle donc pour que chacune se fixe ses propres lois et son propre vocabulaire ? Une chose est sûre : le modèle de l'autorité paternelle est de moins en moins la norme, la société assistant à une inversion des rôles où les femmes assureront la transmission. Jolanta Bak observe : « Les hommes sont dans une situation de malaise, avec ce rejet du pater familias. Mais ils n'ont pas trouvé de nouveau modèle. Il est à espérer qu'ils se réveillent pour se trouver une nouvelle place au lieu d'imiter les femmes et d'être des papas poules. » Ces évolutions émergentes comportent donc leur dose de confort et d'inconfort, les nouveaux modèles n'étant encore pour certains qu'à l'état d'ébauches.
Un habitat à leur image
En attendant, les marques doivent réagir pour ne pas être dépassées par ces nouveaux modes de vie. A commencer par l'univers de l'habitat. L'exposition “Voisins-Voisines, nouvelles formes d'habitat individuel en France”, organisée à Paris par la Cité de l'architecture et du patrimoine et Arc en rêve, a présenté huit nouvelles formes d'habitat individuel. Leurs points communs : des espaces décloisonnés, la création de lieux communs favorisant les rencontres entre voisins, des jardins fédérateurs propices aux échanges… En un mot, une recherche d'un juste équilibre entre la vie privée, intime, et la vie en collectivité. « On revient à l'ère du phalanstère », prévoit Jolanta Bak. Comprenez par là une maison communautaire, ouverte et connectée aux autres. Le cocooning, symbole du repli sur soi, est bel et bien fini. La maison du futur sera post-individualiste, à la fois synonyme de sécurité et de partage. Chacun de ses membres pourra s'y retrouver seul mais sans être jamais isolé. Ainsi, si la chambre est un espace privé le soir, elle reste ouverte aux autres la journée, devenant par moment un lieu de loisirs où les enfants peuvent regarder un DVD. Les fonctions des pièces évoluent donc, conférant une nouvelle logique à l'espace : les cloisons sont abattues, la salle de bains s'ouvre sur la chambre, tout est connecté, tout circule. Les enseignes d'ameublement ont déjà bien assimilé le fait que leurs clients ont des profils très variés. Fly propose ainsi dans son catalogue trois collections - Design, Nature ou Pop - répondant chacune à des modes de vie différents, suivant que l'on soit une famille nombreuse, un jeune couple ou célibataire. Leroy Merlin laisse le choix entre “sept styles à vivre selon vos vies et vos envies”. Et chez Ikea, la cuisine “fait battre le cœur de la maison”. Cette pièce, autrefois réservée à la mère ménagère nourricière, devient un espace partagé, véritable lieu de vie, au détriment du salon. Elle tend à devenir la pièce centrale de la maison : les invités aident à la préparation du repas, les enfants viennent y faire leurs devoirs… L'agence In Process a ainsi imaginé une table, symbole de cet esprit communautaire émergent, baptisée “table toboggan” : pendant qu'un homme cuisine à un bout de la table, les invités discutent autour d'un apéritif, tandis que les enfants jouent ou boivent du jus de fruit, assis au milieu de la table, et qu'à l'extrémité, une mère joue à l'ordinateur avec sa fille… « La table, c'est le grand symbole de l'échange », précise Jolanta Bak. Les créateurs de mode Marithé et François Girbaud avaient flairé la tendance, avec leur affiche publicitaire détournant le tableau de La Cène de Léonard de Vinci, et symbolisant à l'extrême la communion spirituelle autour d'une table.
Repenser la base même de la consommation
Mais les implications ne s'arrêtent pas au seul domaine de l'habitat. Les marques, et le marketing, doivent répondre à des besoins nouveaux. « Il existe de grandes opportunités pour les marques, à condition qu'elles soient près des réalités de la vie. Il s'agit donc d'inventer de nouvelles formes de consommation qui vont avec, repenser la base même de la consommation. Est-on obligé d'avoir tous ces intermédiaires ? », interroge Jolanta Bak. Ces nouvelles familles sont des consommateurs différents, très distants par rapport à la consommation de masse, et privilégiant l'achat en gros pour les produits basiques, en supprimant les intermédiaires, d'où le succès des blogs et des sites comme eBay et Dell. Dans l'automobile, Opel a poussé la personnalisation jusqu'à proposer une flexibilité maximale sur ses modèles Agila, Zafira et le tout dernier Opel Meriva, le conducteur pouvant choisir le nombre de sièges (de 1 à 7) en fonction du nombre de passagers qu'il doit transporter. Idéal par exemple pour les familles à géométrie variable. Quant à l'univers du tourisme, Sylvain Rabuel, directeur marketing France du Club Med, y a identifié trois tendances fortes : « Première observation : les parents partent de plus en plus avec leurs enfants en bas âge. Deuxième tendance : le départ en vacances avec leurs enfants adolescents. Troisième tendance : l'accroissement des familles dites recomposées. » Des évolutions de comportements qui conduisent le Club Med à modifier son offre. « La segmentation fait partie de l'histoire du Club Méditerranée et de sa richesse. Elle doit remonter à 1967 avec la création du Mini-Club », confie Sylvain Rabuel. Mais aujourd'hui, la marque au trident a dû pousser encore plus loin son offre, en proposant, à côté de ses Villages Famille, Couple ou En Solo, des Baby Club Med et des Club Med Baby Welcome répondant aux attentes des jeunes parents, ainsi que des Villages Ados. « Nos nouvelles offres pour les adolescents, avec des activités dédiées, permettent à tous les membres d'une famille de se retrouver sur le même lieu de vacances et de partager des moments ensemble », précise Sylvain Rabuel. Avant d'ajouter que l'augmentation du nombre de familles recomposées reste le fait le plus marquant. « De la famille monoparentale aux enfants qui partent avec les grands-parents, en passant par un adulte avec enfants qui ne sont pas les siens mais ceux de son conjoint… Ce sont là à chaque fois des réalités extrêmement différentes. On a donc des offres tarifaires qui essaient de correspondre à ce type de clientèle, d'autant qu'ils ont tendance à ne pas partir aux mêmes périodes, privilégiant Pâques et la Toussaint aux grandes vacances d'été. C'est une clientèle qui émerge. Nous avons enregistré une augmentation de 7 % de familles monoparentales entre 2000 et 2003. 40 % de notre clientèle famille ne correspond pas à l'archétype des deux parents avec leurs enfants. » Ainsi, si la clientèle famille du Club Med est à 65 % constituée de familles classiques, dans 5 % des cas ce sont les grands-parents qui emmènent les enfants en vacances. 35 % de la clientèle famille est, quant à elle, composée de nouvelles familles, dont 26 % de monoparentales et 9 % de recomposées. « Ce n'est pas un phénomène anodin », souligne Sylvain Rabuel. Si ces populations émergentes ont des aspirations sociétales différentes, elles ne pourront réaliser leurs rêves qu'avec un minimum de reconnaissance de la part des institutions et des pouvoirs publics. « Comment les institutions vont-elles réagir ? Ce monde communautaire va-t-il vraiment se mettre en place ? Les institutions ralentissent souvent le processus, elles bloquent au lieu d'être pionnières », s'agace Jolanta Bak. Pourtant, avec ou sans elles, les mentalités évoluent et de nouvelles tendances sociétales continuent d'émerger. Pour un monde meilleur peut-être…