La banlieue prend ses marques
Territoire emblématique de la crise, village assiégé, la banlieue décrite par l'Observatoire des cultures urbaines de la Sorgem ingère et crée des marques comme autant de symboles d'intégration et de repères territoriaux. Plongée dans une culture... aussi médiatique que complexe.
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"Racaille" pour les uns, "sauvageons" pour les autres, les jeunes de
banlieue sont surtout à l'origine d'une culture tout aussi déroutante que
sophistiquée. Une culture qui utilise, détourne et sacralise les marques comme
aucune autre ne l'avait fait avant elle. A l'origine du phénomène, une quête
désespérée d'identité, de repères et de valorisation pour des jeunes qui, à
défaut de trouver des valeurs, réinventent les leurs. L'argent y tient un rôle
central. Société de consommation oblige. D'ailleurs "si t'as pas la maille,
t'es mort" (traduisez maille par argent, NDLR), peut-on lire dans les
témoignages recueillis dans l'Observatoire (voir Méthodologie). Quant aux
marques, elles sont survalorisées, tout autant que leur capital symbolique est
imposant, "de la marque de la tête au pied". Bref, comme au temps des sociétés
les plus archaïques, les jeunes veulent du brillant, du clinquant. Le look
dealer, comme il disent. "Timberland, jean Armani, Lacoste ou alors la chemise
Hugo Boss, la montre avec le cadran qui change de couleur, la chaîne en or ou
le Startac sur la table". Cet archaïsme reste toutefois très relatif car les
jeunes ont élaboré un langage pour donner un signifiant à chaque marque. Il y a
les marques "Sésame", celles qui permettent de défier le monde des bourgeois,
d'exhiber des signes de réussite et de passer la porte des boîtes de nuit. A
commencer par Lacoste, la marque initiatrice. Et puis, il y a les marques qui
relèvent de la fierté "Hip-Hop". Un phénomène 100 % banlieue qui est devenu un
genre dominant à l'échelle mondiale. Et génère déjà un business important dans
lequel la France arrive en deuxième position. Fierté identitaire des jeunes de
banlieue, elle leur permet de s'imposer. Ces marques sont de création récente
comme Bull Rot, un raccourci de Pitt bull et Rot Wyler..., et particulièrement
prisées. Un tee-shirt peut atteindre les 700 francs. "Et aura d'autant plus
d'impact que le jeune l'aura payé lui-même...", font remarquer les auteurs de
l'étude. Le Hip-Hop est d'ailleurs un des seuls vecteurs d'influence communs
entre les jeunes de banlieue et les autres. Même si ces derniers refusent de
s'identifier à la "caillera" (nom que les jeunes de banlieue se donnent entre
eux) tout en étant attirés, voire fascinés, par les stars du genre, comme
Jamel, Puff Daddy, etc. La "caillera", de son côté, estime que les "bouffons"
(nom donné aux jeunes bourgeois) n'ont pas la légitimité de porter des vraies
fringues Hip-Hop.
Revendication micro-identitaire
Mais
l'exhibition de la marque est également une manifestation de l'appartenance
territoriale. "Si tu traînes avec ceux de la Tour, faut avoir de la marque,
sinon dégages", peut-on les entendre dire. Et attention aux erreurs de casting.
Le code se joue au micro-signe près. "La Tour, c'est béret Lacoste, polo Eden
Park, Ralph Lauren et chaussette Nike". Ce qui fait dire à la Sorgem que la
marque s'affiche et se risque. Le phénomène est d'autant plus intense que la
territorialisation est perçue comme une revendication identitaire par ces
jeunes. Car ils refusent d'être englobés dans un générique banlieue flou et
négatif. "On dit pas qu'on est du 93, on dit qu'on est de la Cité Blanche. Ca
s'appelle comme ça parce qu'on a trouvé un mort dans le parc complètement
gelé", peut-on entendre. Et, là encore, le terrain est très balisé. Le
découpage se fait par quartier et même par zone. Certaines sont
infranchissables, d'autres tabous. "Dans le secteur A, maintenant je suis
référencé. Avant, je passais". Les marques entrent alors en scène comme ordre
et repère. Elles deviennent nécessaires pour être "référencé", c'est-à-dire
accepté sur une zone. Et tout est prétexte à se réapproprier l'espace urbain.
L'imagination est reine. Tags, porches d'immeubles servent de balisage...
jusqu'aux bancs qui sont référencés. De quoi dérouter les non initiés qui se
réfèreraient trop vite aux images réductrices véhiculées par les médias. Une
casquette tournée à l'envers pour symboliser les banlieusards dans une pub au
lieu du bob adéquat et c'est toute une campagne qui vire au "bouffon". Car, à
côté des marques, il y a aussi la bonne attitude à avoir. Il faut savoir que ce
monde opaque pour l'extérieur s'est recréé des codes de l'honneur et sociaux,
encore une fois archaïques et sophistiqués, où le regard, la gestuelle et la
démarche sont primordiaux. Et un intrus est vite repéré. D'où la difficulté
pour ces mêmes marques de communiquer juste ou d'utiliser les valeurs des
banlieues comme levier marketing. Mais là, c'est une autre histoire.
MÉTHODOLOGIE
L'Observatoire de la Sorgem se base sur trois approches. Une recherche et une analyse documentaires allant des travaux de recherche et des sciences humaines à la création underground et aux auto-productions. Il s'appuie également sur des observateurs participants qui sont des personnalités choisies pour leurs aptitudes à décoder un milieu et leur légitimité ou leur proximité par rapport à ce milieu. C'est une clé d'entrée pour des contacts et une présence sur le terrain de type "une journée avec". Enfin, il fait également appel à des réseaux associatifs ainsi qu'à des "experts" qui entretiennent de par leurs fonctions ou leur activités une proximité réelle avec les codes et les référents des cultures jeunes.