« L'avenir appartient aux marques produites localement »
Enjeu majeur du XXIe siècle, l'accès de tous à une eau pure est le credo du groupe Perrier Vittel. Dans les pays matures comme dans les pays émergents, le groupe multiplie les initiatives pour développer son business. Avec une stratégie clairement exprimée : la bataille mondiale de l'eau se gagnera en observant les marchés avec des yeux locaux. Explications de Jeff Caso, son directeur général marketing.
Je m'abonneL'expérience acquise sur le marché français par le groupe peut-elle être considérée comme un avantage concurrentiel au niveau mondial ?
Oui et non. Oui, parce que le marché français est le plus
développé au monde, avec des marques nationales très fortes, une culture
minéralière très développée, des consommateurs très impliqués. C'est un marché
concurrentiel mais, comme il est réglé, divisé entre certaines marques, les
règles du jeu sont faciles à comprendre. Il s'agit d'un marché dominé par les
eaux minérales, par un seul format (le litre et demi), par une distribution
alimentaire et Horeca (1). C'est un marché avec très peu de "home & office
delivery", les 5 gallons (2), avec très peu d'eau traitée. Pour un marketer,
c'est un marché très intéressant.
Pourquoi ?
Parce
qu'il y a une réelle séparation entre la vente et le marketing. La plupart des
autres marchés sont beaucoup plus fragmentés. On y trouve des eaux minérales,
des eaux de source, mais aussi des eaux traitées. La part de marché des divers
formats est différente, soit à cause de l'existence des 5 gallons, soit à cause
des grands formats, comme les 5 litres, dont le poids en France n'est pas
encore très important. Ici, le litre et demi représente le remplacement à la
maison de l'eau du robinet. Ailleurs, c'est soit la bouteille de 1 gallon ou 2
gallons et demi, soit la livraison à domicile. Et souvent avec la même marque.
Que les deux grandes sociétés mondiales de l'eau embouteillée aient des racines
de minéraliers est intéressant car nous devons chercher un équilibre entre ce
qui marche en France, ce qui marche ailleurs et ce qui va marcher en France.
Parce que la France va évoluer. Le marché des 5 gallons va se développer comme
celui des grands et des petits formats. Nous allons également assister à la
naissance d'un marché des eaux traitées.
Cet avenir, vous l'imaginez à quel terme ?
Pour ne faire peur à personne, je dirais
d'ici à 20 ans. Mais cela sera plus rapide. Pour comprendre le marché de l'eau
n'importe où dans le monde, je regarde les jeunes filles, ce qu'elles font, ce
qu'elles boivent, où elles boivent. A mon avis, c'est elles qui nous donnent
une vision sur l'avenir. Et ici, je vois par mal de jeunes filles avec une
bouteille d'un demi-litre ou de 75 cl bouchon sport. Cela montre que nous
sommes au début d'un changement, non seulement pour l'eau, mais pour toutes les
boissons.
Que pensez-vous de l'arrivée de nouveaux concurrents, comme Coca-Cola ou Pepsi, sur le marché de l'eau embouteillée ?
Ces sociétés vont nous aider à faire croître le marché. J'éprouve du respect
pour leur puissance, non seulement dans le domaine du marketing, mais surtout
dans tout ce qui touche à la distribution. Leur vraie puissance réside dans
leur réseau de distribution et les équipements : les distributeurs et
réfrigérateurs qu'ils ont installés pratiquement partout. Cela leur permet
d'avoir une sorte d'exclusivité pour leurs eaux. Cela va aussi changer
lentement l'image de l'eau pour les consommateurs. Voir tout d'un coup dans
chaque distributeur des sodas, mais aussi une ou deux marques d'eau, cela va
donner l'impression, qui est juste, que l'eau est une boisson pour tous.
Ce qui veut dire que, hors Europe, cette idée n'est pas encore une réalité ?
Oui, mais essentiellement pour des raisons de pouvoir
d'achat et de volonté. Dans les pays où les softs sont très bien implantés,
l'idée que l'eau est une boisson pour tous est en train d'évoluer. Le plus
important pour nous, au siège de Perrier Vittel, c'est de regarder les marchés
avec des yeux locaux. Il faut d'abord regarder le coût de fabrication et celui
de la logistique. C'est beaucoup plus important que le budget marketing. Je dis
toujours à mes directeurs marketing que les marques sont importantes, mais que
le plus important, c'est la distribution. C'est trop facile de rester à Paris
ou à New York et de penser que l'on comprend bien le marché de l'eau. L'avenir
appartient aux marques produites localement. Certes, les grandes marques
internationales sont très importantes, nous allons tout faire pour continuer à
les implanter partout. Cela étant, nous savons que dans 20 ans, même ici en
France, la part de marché des grandes marques d'eau minérale sera réduite par
deux par rapport à ce qu'elle est aujourd'hui. Et qu'ailleurs dans le monde,
les marques internationales vont devenir, si elles ne le sont pas déjà, des
marques de niche, et cela dépend de la croissance au niveau local du marché.
Dans votre portefeuille, quelles autres marques pourraient devenir internationales ?
A mon avis, il n'y a en qu'une : Panna, en
Italie. C'est déjà une marque internationale, mais pas au même niveau que les
autres. Panna est une eau plate avec une faible minéralisation, très légère. En
raison de sa capacité à nous donner de la marge et un prix de vente suffisant,
elle va suivre San Pellegrino. A part cela, nous ne cherchons pas d'autres
marques internationales.
Pourquoi ?
C'est très
difficile de vendre quelque chose à un prix beaucoup plus élevé que les marques
locales, de conserver sa part de marché dans un marché en pleine croissance
lorsqu'il existe déjà des marques locales moins chères. Jusqu'à l'arrivée des
eaux locales, Evian, qui se vend trois fois plus cher que ces dernières, a
détenu jusqu'à 50 % du marché américain du PET. Aujourd'hui, sa part se situe à
4-5 %. Aux Etats-Unis, on n'achète pas Evian parce que c'est une eau minérale,
on achète Evian à New York pour dire que l'on est éduqué, que l'on a voyag...
Et si l'on fait un bon marketing - et c'est ce que nous avons fait avec nos
eaux américaines, et notamment avec Poland Spring -, nous pouvons, avec une eau
qui se vend à 40 % du prix d'Evian, devenir les leaders, ce que nous sommes
largement. Poland Spring pèse déjà 80 % du poids total d'Evian, alors qu'elle
est vendue uniquement dans l'est des Etats-Unis. Cette marque est un rêve. Elle
vient des forêts du Maine, l'état le plus au nord des Etats-Unis. En termes de
positionnement, nous avons la pureté, la forêt, un environnement protégé et un
goût qui correspond aux attentes américaines. Aux Etats-Unis, on achète une eau
pour ce qu'elle n'a pas, contrairement aux Français qui achètent l'eau pour ce
qu'elle a !
Quelles sont les synergies possibles avec les autres activités du groupe ?
Ce qui est le plus visible, au regard du
portefeuille de Nestlé, c'est la complémentarité avec les produits déshydratés.
Nestlé a fait son business en éliminant l'eau ! De fait, il est important de
conserver en tête que nous sommes à part de Nestlé, tout en faisant partie du
groupe. J'ai passé près de 30 ans dans le groupe donc, pour moi, les
possibilités sont illimitées. Il existe trois catégories de produits chez
Nestlé pour lesquelles la distribution est primordiale : l'eau, la glace et la
confiserie. Il faut avoir de la distribution partout à travers des réseaux très
compliqués.
Quelles sont les zones géographiques prioritaires pour le développement de l'activité ?
Nous sommes un groupe mondial. Il
est donc difficile de dire que l'on favorise une zone plutôt qu'une autre. Nous
avons cependant des critères précis, notamment en termes de stratégies. Nous
cherchons, par exemple, la marge avant le volume. Et c'est important parce que,
à mon avis, notre principal concurrent a une stratégie différente. Donc, si une
opportunité apparaît, soit par une acquisition, soit par une start-up, et que
nous voyons clairement une possibilité de rentabilité, nous serons là. En
revanche, s'il s'agit simplement d'acquérir du volume, sans que la marge ne
soit visible dans le présent ou l'avenir, cela ne nous intéresse pas. Dans
cette stratégie, nous favorisons l'Amérique du Nord, l'Europe et le
Moyen-Orient, mais nous sommes déjà dans quatre pays d'Amérique Latine, dans
six ou sept pays en Asie.
Quel bilan tirez-vous du lancement de Nestlé Pure Life et de Nestlé Aquarel ?
Le lancement de deux
nouvelles marques internationales est un long chemin. Il y a deux choses très
importantes en même temps : aujourd'hui et demain. Et il faut se focaliser à 50
% sur l'avenir et à 50 % sur le présent. Cela dit, nous sommes très heureux
avec la progression des deux marques. Avec Nestlé Pure Life, nous sommes en
train de créer une marque globale au niveau local, c'est-à-dire avec une
production locale, une formulation basée sur une formule globale, mais adaptée
aux goûts et aux besoins locaux. Avec des standards de fabrication et de
qualité centralisés, avec la garantie Nestlé, qui très importante, surtout dans
certains pays émergents. Notre ambition est d'offrir une eau pure avec un goût
acceptable pour les consommateurs locaux, mais avec une image quasiment
internationale et avec un prix qui est, normalement, au milieu des prix locaux.
Nous avons commencé fin 1998 au Pakistan et nous y avons une part de marché de
50-60 %. Ensuite, nous l'avons lancée au Brésil, en Chine, au Mexique en 1999,
l'an passé en Thaïlande, aux Philippines et en Argentine, et cette année, en
Inde, au Liban et en Jordanie. Nous observons une progression partout avec des
zones qui marchent bien et d'autres moins, mais dans aucun pays, nous ne sommes
inquiets. Cela dépend du niveau de prix, de la concurrence et chaque pays est
différent. Nous sommes sûrs d'avoir la bonne stratégie. Même s'il est difficile
de créer une marque, de partir d'une page blanche. C'est long et les
investissements sont très élevés car, dans la plupart de ces pays, nous avons
en même temps des investissements techniques et des investissements marketing
beaucoup plus lourds que pour Nestlé Aquarel.
Nestlé Aquarel, justement, qu'en est-il ? Et notamment en France ?
Nous savions
que la France allait être le marché le plus important, mais aussi le plus
difficile. Depuis janvier, les ventes sont tous les mois plus importantes et
notre distribution progresse. En Belgique, nous sommes à 100 % de distribution,
en dehors des discounters. Or le marché belge n'est pas éloigné du marché
français et parvenir à 100 % en Belgique avec un prix proche de celui des
marques distributeurs nous montre que nous pouvons y arriver avec un peu de
patience et de persistance. Le sponsoring du Tour de France aura des effets
bénéfiques. En termes de notoriété, bien sûr, mais avant tout sur les ventes.
Nous cherchons d'autres sources de fabrication. Après nos usines en Belgique et
en Espagne, nous ajoutons une usine en Allemagne et une en France. Dans
l'avenir, nous voyons une dizaine de sources et d'usines prêtes pour Nestlé
Aquarel. Avec nos sources, nous créons, comme avec Nestlé Pure Life, une marque
internationale à fabrication locale. Je suis sûr que cela représentera une
stratégie et un business très importants dans l'avenir du marché européen de
l'eau.
Pourquoi avoir créé une marque ex nihilo plutôt que de puiser dans votre portefeuille ?
Il fallait avoir une marque
multisite. Or, la plupart de nos marques en Europe sont liées à la source.
Donc, il fallait créer une marque qui puisse courir partout en Europe. Par
ailleurs, dans la dénomination, Nestlé est plus important qu'Aquarel. Avoir une
marque est important, mais le plus important est d'imposer Nestlé sur le marché
européen de l'eau. Dans l'avenir, cela nous laisse la possibilité de lancer
d'autres marques à côté de Nestlé Aquarel. De fait, nous avons créé pour la
marque Nestlé une puissance globale. Et si un jour les eaux Nestlé sont les
plus vendues au monde, c'est bien. Ce n'est pas forcément l'objectif.
L'objectif étant d'être partout dans le monde sous une eau Nestlé. Le tout avec
un plan opérationnel qui nous permette de continuer à fabriquer ces eaux dans
les différents pays. Car, à un moment ou à un autre dans le développement d'un
pays, la logistique et le coût deviennent plus importants que par le passé.
Aujourd'hui, en France, nous assistons à une bataille entre les eaux minérales
et les eaux de source, et notamment Cristalline. Cette bataille va continuer.
Nous n'allons pas faire l'autruche et ignorer ce qui se passe déjà.
On peut être surpris par l'absence de réaction de Nestlé et Danone devant la montée en puissance de Cristalline ?
Lorsque l'on vend
une bouteille d'eau à 3 francs et qu'un concurrent vend son eau à 1 franc, que
peut-on faire ? La différence de prix est énorme. On ne peut pas réagir en
jouant sur le prix. Baisser le prix de 50 centimes, c'est tuer les bénéfices de
la marque sans rien changer aux volumes de vente. Chaque concurrent doit se
demander quelle stratégie adopter pour, sinon concurrencer les eaux de source,
du moins avoir une offre acceptable pour son avenir. Penser que le marché des
eaux minérales va continuer de croître, c'est stupide. (1) Horeca : marché
hors domicile qui réunit le CHR et le 3e marché (vente à emporter, fast-food,
distributeurs...). (2) Le "home & office delivery" consiste à livrer à des
clients, entreprises ou particuliers, des bonbonnes d'eau de 5 gallons (environ
19 litres).
Biographie
53 ans, marié, 2 enfants, Jeff Caso est américain. Titulaire d'une licence d'anglais de l'université de Princeton et d'un MBA de l'université d'Indiana, il intègre le groupe Nestlé en 1972 et occupe différentes fonctions marketing dans la division américaine de Nestlé Chocolats. En 1980, il rejoint le siège social du groupe à Vevey (Suisse) à la direction marketing internationale de la division boissons. En 1983, de retour à New York en tant que directeur général, il prend en charge le marketing mondial de l'activité café, puis, en 1988, l'ensemble de la division café et thé. Après avoir mené à bien la fusion de sa division avec Hill Bros Coffee Company, pour créer la Nestlé Beverage Company, il retourne à Vevey en 1991, en tant que directeur marketing des petfoods, puis intègre le secteur eau en tant que directeur général marketing de la filiale américaine de Perrier Vittel peu après son acquisition par Nestlé en 1992. En mai 2000, il entre au comité de direction de Perrier Vittel pour prendre en charge les activités marketing et communication du groupe.
L'entreprise
Numéro un mondial du marché de l'eau embouteillée, avec 12 % de part de marché, le groupe Perrier Vittel a dégagé en 2000 un chiffre d'affaires de 7,4 milliards de francs suisses (4,7 MdE), + 12 % par rapport à 1999. Avec 20 000 collaborateurs, 75 sites d'embouteillages, 73 marques d'eaux embouteillées, dont 4 marques internationales, 4 marques Nestlé et 65 marques locales, le groupe est présent dans 140 pays. Il réalise 38 % de son chiffre d'affaires en Amérique du Nord, 22 % en Allemagne, 15 % en France, 14 % en Italie, 6 % dans le reste de l'Europe, 2 % en Asie et 3 % dans le reste du monde (Amérique Latine, Afrique et Moyen-Orient). En 2000, ses investissements industriels se sont élevés à 668 millions de francs suisses (près de 448,5 ME).