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[Interview] Mazarine Pingeot : "Le génie du marketing a su transformer l'absence en valeur"

Mazarine Pingeot est l'auteur de "Vivre sans" une philosophie du manque (Edition Climats Flammarion), ouvrage dans lequel elle revient sur la notion de manque et son expression déclinée notamment dans l'univers du marketing et de la consommation. Entretien avec la romancière et philosophe.

Publié par MARIE JULIETTE LEVIN le - mis à jour à
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[Interview] Mazarine Pingeot : 'Le génie du marketing a su transformer l'absence en valeur'

Comment est venue l'idée du sujet de ce livre ? Dans les rayons d'un supermarché ?

C'est un peu raccourci, mais oui tout à fait. C'est la conjonction de mes travaux, de mes recherches qui sont en lien avec la question du négatif, du manque, du plein, en philosophie plus qu'en marketing. Et effectivement, l'émergence et la prolifération de ce SANS m'interpellent depuis un long moment... Et puis, les deux se sont rejoints, puisque le marketing, c'est toujours une parole, une grammaire, une langue qui est très en prise avec le contemporain. Et donc c'est un lieu privilégié d'analyse en termes de discours.

Quelle est votre définition du manque ?

On pourrait trouver d'autres termes, l'absence ou le "sans". Le problème du manque, mais c'est aussi ça qui fait son intérêt, c'est qu'on va toujours l'adjoindre à quelque chose. On manque quelque chose, on manque de quelque chose, de sens. Le manque est au coeur des relations humaines. Nous manquons de toute façon à partir du moment où nous sommes des êtres mortels et que nous en avons conscience. Nous sommes des êtres manquants.

Pourquoi le manque est-il nécessaire dans notre société ?

Justement, ça dépend de quel manque on parle. Le manque de choses, le manque de biens, le manque d'avoir... Dans notre économie, le manque est plutôt fabriqué et alimente le marché. D'ailleurs, il n'y a pas de capitalisme consumériste sans l'idée du manque, sans l'idée qu'on manque de quelque chose. Mais par ailleurs, il me semble que justement, il faut déplacer le regard et montrer qu'en fait, la logique capitaliste répond à une problématique beaucoup plus fondamentale, qui est justement le manque d'être. Nous sommes toujours en manque. Et, pour résumer, il me semble que combler ce manque par l'achat d'objets est une fausse réponse. C'est une manière artificielle de combler ce vide, très efficace mais non satisfaisante.

Vous évoquez de nombreux concepts philosophiques pour illustrer cette thématique du manque. Vous écrivez : "Chaque désir qui tend vers un objet consommable est une façon de différer la question de la mort". Pouvez-vous nous expliquer ?

Oui, cela renvoie au divertissement pascalien, c'est-à-dire trouver toutes les manières de détourner la tête justement devant notre condition tragique. La consommation est une réponse qui fonctionne très bien puisqu'elle nous détourne quand même de l'angoisse, même si l'on est toujours en manque de quelque chose, puisqu'on a toujours besoin d'acheter, de consommer, etc. Mais en même temps, il y a un tel choix que cela provoque l'angoisse du "trop-plein"... En tout cas, oui, bien sûr que le circuit sans fin de la consommation nous détourne des questions plus tragiques, d'une certaine manière. Je pense aussi que quelles que soient les vérités, les raisons de vouloir déplacer le capitalisme, je vois mal comment ça sera possible. Parce que ça fonctionne.

On en revient toujours à cette nécessité de consommer, de trop consommer...

Et moi ce que je trouve dangereux dans cette forme de capitalisme, c'est le fait qu'il s'immisce dans toutes les sphères de la vie, qu'il soit totalitaire d'une certaine manière, qu'il soit impérialiste en tout cas. C'est-à-dire que cette question de la consommation devient le rapport au monde généralisé pour tout, y compris pour l'amour... Tout devient un grand marché. Alors qu'il me semble qu'il y a des espaces qui devraient être sanctuarisés et échapper à cette logique marchande. La rencontre amoureuse par exemple, n'est pas censée être de l'ordre du marché. Mais aujourd'hui, elle l'est également.

Vous détaillez une mécanique étonnante selon laquelle le marketing - et au sens large les publicitaires - ont transformé l'absence de produit en valeur. Le "sans" (sucre, gluten, calorie, nicotine...) vaut plus. Comment expliquez-vous cela ?

Je pense qu'il y a deux explications. La première, très littérale est liée à une prise de conscience écologique qui pousse à produire autrement. De fait, effectivement, il y a moins d'ingrédients toxiques, cancérigènes ou destructeurs de l'écosystème. C'est une première lecture qui évidemment va dans le bon sens. L'intelligence du marketing, c'est d'avoir mis en valeur cette absence pour pouvoir la transformer en valeur ajoutée. Parce qu'évidemment, ça coûte plus cher à fabriquer et donc plus cher à vendre. Et donc, le génie, c'est d'avoir transformé l'absence de ces produits qui étaient en effet toxiques en une valeur ajoutée non seulement marchande, mais également éthique. Parce que lorsqu'on achète quelque chose de plus cher, mais dont on sait qu'il n'a pas fait de mal à la planète, on a l'impression de faire une bonne action, d'être un consommateur engagé, de devenir presque un militant. Donc en fait c'est une double opération ultra-maline qui consiste à la fois à faire accepter que ce soit plus cher, mais aussi à donner l'impression d'être vertueux. Donc c'est génial, même s'il me semble qu'il s'agit plutôt d'un tour de passe-passe.

Au lieu de consommer "sans", il faudrait vivre "sans consommer", ce qui équivaut à une certaine forme de résistance...

En effet, certaines théories de la décroissance circulent que je trouve, par ailleurs, peu convaincantes. Je ne pense pas qu'on ait trouvé la martingale, mais effectivement, la seule solution aujourd'hui, par rapport à la crise écologique, c'est d'abord de moins consommer avant que de consommer plus. En somme, le "sans" doit venir avant le verbe et pas après. Mais on ne réglera pas le problème en achetant de l'éthique. Et puis, il y a d'autres choses qui peuvent être intéressantes. Les pratiques artistiques, par exemple, qui ne sont pas de l'ordre de la consommation.

L'abondance peut-elle nuire à l'image d'une marque ?

Nuire, je ne sais pas, mais le trop de contenu, le trop de flux, le trop d'offres, crée ce qu'on appelle la crise du choix. Par exemple, sur Internet, aujourd'hui, la pratique la plus commune, c'est le scrolling. Le scrolling, c'est l'activité du non-choix, de la passivité et cela crée une forme d'angoisse.

Pensez-vous que l'intelligence artificielle peut venir combler une certaine forme de vide ?

En tout cas, elle est faite pour ça. Mais elle ne le comblera jamais. Dans mon livre, je fais la distinction entre manque d'être et manque d'avoir. Aucun avoir ne pourra venir combler ce manque d'être. Et donc, l'intelligence artificielle, cette prothèse extraordinaire qui nous ouvre à un savoir illimité, ne comblera pas le manque, mais elle nous contraint à redéfinir la spécificité de l'homme par rapport à la machine, dans sa capacité à se questionner, à introduire du doute, du vide justement. Ce que la machine ne peut pas faire. La finalité, ce n'est pas ajouter du savoir au savoir, mais plutôt enlever, c'est-à-dire questionner.

L'intégralité de l'interview et bien d'autres sujets à retrouver dans le prochain numéro de Marketing Magazine.

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