"L'écriture digitale doit rester une langue vivante", Jeanne Bordeau
Jeanne Bordeau, fondatrice de l'Institut de la qualité de l'expression, spécialiste en "design verbal", revient sur la nécessité d'une communication digitale cohérente et sur les bonnes pratiques du storytelling, à l'occasion de la sortie de son livre "Le langage, l'entreprise et le digital".
Je m'abonneVous dénoncez l'échec du storytelling, qui caricature souvent les récits et n'emporte pas l'adhésion des spectateurs. Selon vous, comment les entreprises pourraient-elles améliorer leurs histoires?
Les entreprises font mauvais usage du storytelling (traduire par "la mise en récit") lorsqu'elles se contentent d'utiliser les techniques du récit. Une histoire, pour emporter l'auditeur ou le spectateur, doit être liée au mythe fondateur de chaque marque. Pour y parvenir, il est nécessaire que les entreprises partent de ce qu'ont à dire leurs collaborateurs et leurs clients. L'écoute est primordiale pour saisir l'âme de la compagnie. C'est pourquoi les films léchés et désincarnés de certaines marques de luxe manquent leur cible et ne transmettent pas d'émotion. Un tel travail prend du temps et doit mener à la découverte d'un fil conducteur , qui réunit les intelligences rationnelle et émotionnelle.
Dans le nouvel écosystème digital, le storytelling devient transmédias et nourrit la "brand culture": les racines de la marque constituent le seul capital capable de produire une émotion durable, en opposition aux discours centrés uniquement sur les sensations, lesquelles demeurent éphémères. La SNCF, par exemple, montre les coulisses de son savoir-faire et met en valeurs ses métiers. Il ne s'agit pas de contenu de marque mais bien d'une mise en avant du travail des collaborateurs. Et cela fonctionne car le public est sensible à l'authenticité.
- À l'heure des réseaux sociaux, une marque doit à la fois faire appel constamment aux sentiments et apporter des preuves pour faire face au fact-checking. Comment résoudre ce paradoxe?
Pour toucher le sensible, il convient de faire appel au rationnel. En effet, le "fact-checking" permet de rétablir la vérité à la fois sur des faits et sur une vision, une émotion. Le public désire simplement la suppression des intermédiaires et un véritable "retour à la source".
- Vous écrivez dans votre ouvrage que le directeur communication n'est plus "le grand sachant" qui verrouille le langage et décide de ce qui se dit. Pouvez-vous expliquer comment sa fonction a évolué? Et qui construit le langage de l'entreprise?
Désormais, c'est le public qui fait autorité. Le directeur communication met en commun les différents langages, les voix diverses, et devient un chef d'orchestre. Il aborde tous les sujets (corporate, mais aussi RSE...) et a les mains dans le digital, qui est transversal. Alors que toutes les frontières sont tombées, qu'il n'existe plus de différence entre l'interne et l'externe, le directeur communication est garant de la cohérence du message délivré. Il doit veiller à l'équilibre des champs de discours.
Ainsi, l'Institut de la qualité de l'expression élabore des chartes sémantiques. Celles-ci l'aident dans sa tâche de directeur de cette grande rédaction que sont les différents services de l'entreprise. Pour cette raison, nous avons mis en place des écoles digitales de langage au sein des firmes.
- Comment éviter de n'avoir plus qu'un langage uniformisé, qui gomme la particularité de chaque entreprise? Quelle réponse apportez-vous à la double exigence des phrases incitatives sur le print et de SEO sur Internet?
L'écriture digitale est puissante. À condition de ne pas oublier qu'il s'agit d'une langue vivante et en conversation constante. En effet, le public apprend en permanence à l'entreprise des choses sur elle-même, qu'elle ignore, souvent. Certes, impossible d'échapper au diktat du référencement. Mais il appartient aux professionnels de distinguer deux registres de langage, l'un "designé" et destiné à capter l'attention des internautes et des moteurs de recherche, l'autre plus riche. Les experts en SEO doivent créer des passerelles, des mots-clés qui élargissent la lecture sur des textes plus approfondis et dotés d'un ton propre à chaque marque afin de contrecarrer le champ étroit du SEO.
- Vous contestez la transparence à tout prix. Un marketer doit-il mentir ou parfois se taire? Dans quelle mesure?
Tout dire n'est pas possible. D'ailleurs, les sociétés transparentes sont des sociétés totalitaires. Les marques doivent parler clairement et étayer leurs arguments. La séduction n'est pas le mensonge et les entreprises possèdent assez de qualités pour se contenter de les mettre en avant.
Par ailleurs, oui, il faut savoir se taire, cultiver une parole rare, écrire moins pour écrire mieux. Il en va de même avec le dialogue, dans une stratégie de community management. Il est nécessaire de répondre à certains commentaires mais le faire tout le temps serait une erreur. Le dialogue, comme le récit doivent être cohérents.
Jeanne Bordeau est la créatrice d'un bureau de style en langage, l'Institut de la qualité de l'expression, qui accompagne l'évolution culturelle et sémantique d'entreprises et d'institutions, dans plusieurs langues. À l'origine de 25 méthodes déposées à l'Inpi, Jeanne Bordeau est conférencière et a enseigné à l'école Holden, à la Sorbonne et à l'ESG.En 1998, elle obtient mot d'or de l'Afpa, consacré au français des affaires, pour son travail avec Legrand. Décrypteuse de tendances, elle anime un "Language Lab", qui analyse l'évolution du langage économique. En 2016, elle devient "writing star" pour LinkedIn. Artiste, elle expose, depuis huit ans, des tableaux qui racontent le langage de l'époque.
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Extrait de "Le Langage, l'entreprise et le digital", de Jeanne Bordeau:
"Le brand content, le contenu de marque, ne peut pas être l'unique moyen de communication de la marque. Les récits fondés sur les qualités singulières de l'entreprise se sourcent dans un vivier plus large que le seul champ du brand content. Le Web crée un champ de discours infini. Puisqu'on écrit en continu, une vraie stratégie de langage est nécessaire, qui relie tous vos champs d'expression afin qu'ils ne s'entrechoquent pas.
Pour votre entreprise, pour votre marque, créer un contenu ludique ou créatif, c'est du branding de l'instant; c'est utile, mais quelquefois la distraction immédiate n'est pas l'important. Il faut penser un planning stratégique en langage dans la durée, qui réunit tous vos champs de messages et d'expressions.
La multiplicité des outils numériques exalte le langage, et ce n'est pas parce qu'il repose sur différents types de rhétorique et de modes d'expression que penser la complémentarité de vos messages est impossible.
Au moment où les technologies créent de la transversalité, le langage de l'entreprise se libère. Et s'il possède une couleur, c'est parce qu'il va être trempé dans vos valeurs ou dans les attributs dont vous avez décidé pour votre marque. C'est pour cela que l'on voit naître les chartes éditoriales et sémantiques; c'est pour cela que la chaîne de production éditoriale de l'entreprise doit être pensée et envisagée de façon stratégique.
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Si créatifs soient-ils, vos messages "patchwork" et juxtaposés ne construiront pas de cohérence dans l'esprit du consommateur que vous cherchez tant à fidéliser. À l'inverse, la multiplication exponentielle de contenus entraîne un phénomène de saturation qui érode l'attractivité de la marque, son pouvoir de séduction et de fidélisation.
Sur son blog, Olivier Cimelière déclare: "Au-delà des formats éditoriaux (texte, vidéo, datavisualisation, e-book, podcast, etc) et des espaces d'interaction à définir en fonction des profils générationnels, les communautés ne veulent pas revivre sur le Web le syndrome de la boîte à lettres bourrée de prospectus en tout genre. Le contenu doit être utile, varié, en rapport direct avec la marque et partagé à un rythme raisonnable. L'enjeu est clair: privilégier la qualité des contenus en intégrant les attentes des publics visés plutôt que s'adonner à un stakhanovisme éditorial qui n'augmentera pas pour autant la part de voix ou l'influence de la marque."
Dans ce maelstrom de changements, les entreprises se diluent et leurs propos estompent la colonne vertébrale de leurs pensées. Face à cette course insensée des messages, nos équipes sont appelées pour donner du sens, créer un fil conducteur et des contenus porteurs de la spécificité de l'entreprise. Posséder cette expertise nécessite, aussi, transmission et donc création d'écoles de langage interne. C'est le cas par exemple chez SNCF, où, avec Stéphane Feriaut, directeur du Département Pilotage et Ligne Métier, nous avons créé, grâce au digital, une École de langage au sein de l'Université de la Communication. [...]
Pour trouver son étoile polaire, il faut d'abord éviter d'écrire à côté de sa pensée. L'écriture et les messages ont été pris en otage par des communautés créatives externes qui font parfois de la "créa pour la "créa", et non pour servir l'expertise de l'entreprise et ses offres. Il s'agit d'être au service de l'offre de l'entreprise de ses métiers, ses collaborateurs, ses clients. Créer l'aura d'une marque repose aussi sur de la vraisemblance. Média et forum à la fois. Plus que jamais, l'entreprise doit savoir qui elle est et pourquoi elle écrit et parle. Ainsi pourra-t-elle commencer à diversifier ses messages sans se disperser.
Si ce que votre entreprise et votre marque expriment ne reflète pas ce que vous êtes, alors tôt ou tard vous affronterez un déficit de qualité. Ces vilains termes trop usés, "wording" ou "éléments de langage" ne suffiront jamais à traduire ce qui fait la singularité et l'étendue des savoir-faire de votre entreprise. Il faut qu'une entreprise et une marque sachent raconter un univers de façon élargie sans pour autant être excentrique, c'est-à-dire hors de leur centre; une marque doit exacerber son identité pour être unique et elle-même. Et se distinguer, ce n'est pas être extravagant ni toujours être dans la disruption.
Aujourd'hui, mettre en langage l'entreprise, la mettre en récit, c'est savoir utiliser chaque outil et média social, chaque social room pour qu'une grande histoire collective s'orchestre. C'est penser l'écosystème de messages comme un corps tenu par un fil d'Ariane. Le dirigeant est le chef d'orchestre de cette vaste composition. Et le directeur de la Communication voit son rôle muter: il devient le garant et l'animateur d'une nouvelle transversalité, il synchronise les différentes directions (marketing, digital, RSE, affaires publiques...).
Élue personnalité communicante en 2015, la directrice de la Communication de Google, Anne-Gabrielle Dauba-Pantanacce, redéfinit ainsi son métier: "Face à des audiences éclatées, les messages doivent impérativement s'adapter aux différents supports, tout en restant cohérents. Au coeur de toutes ces évolutions que connaît l'entreprise, la bonne articulation des actions menées par les services de communication et par les autres départements se révèle essentielle pour assurer la convergence des messages et le rayonnement de la marque." C'est cela, le digital maîtrisé: orchestrer ses contenus pour raconter une histoire pertinente et fonder une expérience sincère et séduisante."
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