Hyperluxe low cost le fossé se creuse
Les inégalités sociales continuent de s'accentuer. Un phénomène amplifié par la crise et par la médiatisation des hauts revenus. Le fossé entre les classes sociales semble s'élargir, au risque de bouleverser les habitudes de consommation. Quid de l'avenir du low cost, de l'hyperluxe et du moyen de gamme?
Au cours des deux dernières décennies, le fossé entre riches et pauvres s'est creusé dans trois pays de l'OCDE sur quatre. Ce constat de l'Organisation de coopération et de développement économique va radicalement à l'encontre de la plupart des chiffres officiels. «Dans toutes les données de l'Insee, on ne voit pas d'augmentation des inégalités de revenus», admet Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités. Tout simplement, explique-t-il, parce qu'elles ne prennent pas en compte les revenus les plus élevés et que l'évolution est donnée en pourcentage et non en valeur absolue. Et puis, précise-t-il, «en France, finalement, ça intéresse assez peu de gens». Si, aux Etats-Unis, ces informations sont très détaillées, dans l'Hexagone, c'est en revanche le grand «flou artistique», notamment sur les très riches. Le chercheur Camille Landais s'est ainsi intéressé aux personnes se trouvant tout en haut de l'échelle sociale, en se basant sur leurs déclarations d'impôt sur le revenu. Le résultat de l'étude est frappant: entre 1998 et 2006, les 0,01% des plus hauts salaires ont augmenté de 68,9%, soit un salaire moyen mensuel de plus de 83 000 Euros, en hausse de 2 835 Euros tous les mois! Dans le même temps, les salaires moyens des 90% les moins bien payés ont connu une croissance de seulement 0,9%, correspondant à un gain de 11 Euros par mois... Force est de se rendre à l'évidence: «Le «haut du haut» du panier croît beaucoup plus vite que tout le monde», résume Louis Maurin.
Des riches toujours plus riches
«Nous arrivons à des niveaux de richesse absurdes. C'est de la folie furieuse», reconnaît Vincent Bastien, professeur affilié de marketing à HEC et coauteur du livre Luxe oblige. D'autant que ces très hauts salaires font régulièrement les choux gras des médias et s'affichent avec tous leurs zéros dans nombre de magazines. Les 17,4 MEuros de revenus annuels du footballeur Thierry Henry en 2007, les 23,2 MEuros du p-dg d'AGF-Allianz, les 4,7 MEuros d'un patron moyen du CAC 40 détonnent avec les 15 000 euros annuels d'un smicard... La médiatisation de ces chiffres ne fait qu'amplifier le fossé. Face à cet étalage de richesses démesurées, les frustrations rôdent. «Quand les très riches font partie du monde de l'onirique, les gens se projettent. La lecture de Gala et de Voici les fait rêver, ajoute-t-il. En revanche, un banquier ne fait rêver personne.» Ce fossé bien réel génère donc, en sus, un véritable mal-être psychologique.
Aussi, Angel Gurria, secrétaire général de l'OCDE, a- t-il lancé un signal d'alarme lors de la présentation du rapport Croissance et Inégalités: «Une inégalité croissante est un germe de division. Elle polarise les sociétés, crée une fracture entre les régions des pays et creuse dans le monde un fossé entre les riches et les pauvres. L'accroissement des inégalités de revenus bloque l'ascenseur social.»
De fait, si les revenus des personnes proches de l'âge de la retraite ont augmenté ces 20 dernières années, les jeunes adultes et les enfants connaissent en revanche une probabilité de pauvreté supérieure de 25% à celle de l'ensemble de la population! L'époque où les parents étaient persuadés que leurs enfants gagneraient plus qu'eux est bel et bien terminée. «Manifestement, c'est parti pour cristalliser les injustices et les différences», observe Geneviève Reynaud, directeur de l'innovation chez Research International. Pour elle, dans un avenir proche, il y aura d'un côté les très riches et de l'autre les très pauvres, avec un cloisonnement du monde où les très riches le seront de manière exponentielle et «bénéficieront de toute l'utopie du XXI e siècle», et où «les autres érigeront peut-être certaines formes de violence». Quant à la classe moyenne, elle sera, d'après elle, de plus en plus tirée vers le bas. Jusque-là, pourtant, la France avait relativement bien réussi à échapper au phénomène. «Jusqu'aux années quatre-vingt, la dynamique était inverse», remarque Rémy Oudghiri, directeur du département tendances et prospectives d'Ipsos Marketing. La société connaissait un enrichissement généralisé, explique-t-il, qui profitait à tout le monde, y compris aux plus pauvres. C'était même le socle de la société de consommation. Or, ce socle est aujourd'hui remis en cause.
Débutée en novembre 2008 et réalisée par BDDP Unlimited, la campagne de la Fondation Abbé Pierre dénonce la précarité de 2,4 millions de ménages en France.
Le site américain de recherche d'emploi Theladders.com s'adresse à ceux qui gagnent plus de 100 000 $ par an. Il a réalisé récemment une campagne de street marketing impactante.
Vers un cloisonnement du monde?
Reste que ce phénomène n'est pas apparu du jour au lendemain. Il s'est installé depuis plusieurs décennies, mais n'est devenu visible qu'aujourd'hui, la crise amplifiant ses effets. Pour Hervé Juvin, président d'Eurogroup Institute et vice-président de l'Agipi, si les frontières entre les pays deviennent de plus en plus poreuses, les hommes tendent paradoxalement à être séparés par des milliers de frontières imperceptibles à première vue. «A un certain niveau d'argent, précise Hervé Juvin, le monde est organisé pour que vous ne croisiez plus jamais ceux qui ne sont pas au même niveau de revenu que vous.» Pour preuve, «à l'aéroport d'Abou Dhabi, il existe un terminal particulier où, à aucun moment, les classes affaires ne sont en contact avec les classes éco», illustre-t-il. S'il y a dix ans, les files d'attente étaient communes, aujourd'hui, tout est fait au contraire pour séparer: «Vous pouvez aller d'un centre d'affaires à Dubaï à un centre de vacances dans l'Emirat, les seules personnes que vous croiserez et qui n'appartiennent pas au monde des VIP très argentés mondiaux, sont les domestiques», ajoute-t-il. Hervé Juvin, qui devrait d'ailleurs publier en novembre prochain un ouvrage sur «la séparation du monde» chez Gallimard, est, de fait, frappé par l'accélération de ce mouvement, entraînant une perte de contacts entre les classes sociales. «Le territoire n'a plus aucune importance, souligne-t-il. Il ne met plus en contact les gens qui y vivent.» Selon lui, tous les signaux montrent donc que l'écart se creuse fortement «entre ceux qui discutent pour savoir s'ils achètent une montre à 20 000 ou à 50 000 euros et ceux qui se demandent comment ils vont payer le loyer du mois». S'il caricature volontairement la situation, c'est parce que l'écart devient de plus en plus criant.
Classes moyennes: attention danger!
Les classes moyennes devraient être en première ligne, et se trouver par conséquent encore plus fragilisées. «Avec la crise, nous nous dirigeons vers une aggravation du chômage et vers une difficulté à obtenir des crédits ou à faire face aux engagements déjà souscrits, poursuit Hervé Juvin. Nous allons passer probablement dune certaine assurance et du «petit plus» qui fait que l'on a un certain confort de vie, à une situation où il faut faire attention à tout.» Résultat: la classe moyenne risque fort de se fissurer davantage, voire d'exploser, entre ceux qui parviendront à se maintenir à un certain niveau de vie, et ceux qui n'y arriveront pas. D'où l'émergence d'une classe moyenne à plusieurs vitesses. Encore faut-il déjà se mettre d'accord sur la définition de cette fameuse classe moyenne... Pour couper court aux doutes, Ipsos Marketing a donc choisi de la définir en fonction du ressenti des gens, et non en fonction de leurs revenus. Les résultats de l'étude des 4 500, que l'institut a réalisée en juin 2008, sont pour le moins frappants. 44% des personnes interrogées se revendiquant de la classe moyenne avouent avoir de plus en plus de mal à joindre les deux bouts, contre 35% en 2006. Or, comme le remarque Rémy Oudghiri, «cela paraît paradoxal de dire que l'on appartient à la classe moyenne tout en ayant des difficultés à payer ses factures en fin de mois». Par ailleurs, l'étude montre que les moins aisés sont aussi ceux qui ont le plus le sentiment que leurs finances personnelles se sont dégradées. La conclusion saute aux yeux. «Le phénomène de polarisation qu'on voit aux deux extrêmes se joue aussi au niveau de la classe moyenne», constate Rémy Oudghiri. Si le fossé se creuse entre les très riches et les moins favorisés, il s'agrandit également au sein même des classes moyennes.
Rémy Oudghiri (Ipsos Marketing):
«Le phénomène de polarisation que l'on voit aux deux extrêmes se joue aussi au niveau de la classe moyenne.»
Jouer la carte écolo
Les conséquences risquent d'être lourdes, tant du point de vue social que politique et économique. «En termes de stratégie de marques et d'implantation, tout cela est très difficile à gérer», souligne Hervé Juvin. Cette situation devrait notamment avoir un impact direct sur la consommation. Quid de l'avenir des marques, dans ce contexte tant de crise que de polarisation des différences de revenus? Va-t-on assister à un écartèlement entre le low cost d'un côté, et l'hyperluxe de l'autre? Certes, une des tendances de la communication du luxe réside «dans une course en avant vers l'hyperluxe, explique Matthieu Guével, directeur d'études chez Quali-Quanti, que ce soit dans la surenchère des matériaux précieux, de l'extrêmement rare ou du raffinement, ou dans le rapprochement avec l'art et la culture à destination d'une élite cultivée, ou qui se perçoit comme telle.» A l'instar de ce qu'a fait Hermès avec la H Box. Néanmoins, d'après lui, il y aura, dans quelques années, davantage d'offres de luxe accessibles. «Certes, il y a un écartèlement entre le low cost d'un côté et le luxe de l'autre, mais il ne faut pas l'exagérer, insiste-t-il. Si vous regardez au sein même du luxe, vous trouverez le même écartèlement entre luxe accessible et celui qui ne l'est pas. L'image de la fracture est d'abord un outil de lecture.» Un écart émergera donc forcément entre un luxe accessible et un luxe «hyper inaccessible», mais le secteur devrait globalement peu pâtir des choix des consommateurs. Rémy Oudghiri estime en effet que si le luxe va fatalement souffrir cette année et l'année prochaine, il a en revanche beaucoup d'atouts en temps de crise. «On rentre dans une zone de turbulence ralentie, observe-t-il, mais le luxe n'est pas condamné.» En effet, dans les pays émergents, il incarne la modernité, l'avenir et l'ascension sociale, et est donc paré «de toutes les vertus positives du développement». Il est également synonyme de qualité. Alors, si la consommation bling-bling, éphémère et superficielle, pourrait bien disparaître, la dimension qualitative et durable du luxe devrait en revanche bien s'en sortir. Reste aussi la dimension plaisir de l'achat de produits de luxe perçu comme une récompense bienfaisante. En période de crise, chacun souhaite s'offrir des petits plaisirs, quitte à réduire ses dépenses courantes.
Et parce qu'une large partie de la population, fragilisée, a besoin de faire attention à ses dépenses, le low cost devrait aussi en profiter. Il suffit de voir le succès du marché des magasins d'occasions, d'eBay et de Price-Minister pour s'en assurer. Dans sa dernière étude publiée en janvier dernier, Xerfi estime le marché de l'occasion à plus de 5 milliards d'euros. Si sa croissance a été de 6% en 2008, elle devrait atteindre les 8% cette année. A l'image de ce que font l'industrie automobile et l'univers de l'ameublement depuis des années, des enseignes d'autres secteurs d'activité mettent petit à petit un pied dans ce marché. Derrière la réutilisation des produits, se cache l'idée de seconde vie et de recyclage à l'infini. Alors, contrairement à ce que l'on pourrait redouter, la crise économique et la crise écologique pourraient bien être au diapason et profiter l'une de l'autre. Certes, certains projets en termes de développement durable risquent malheureusement de passer à la trappe, ou tout du moins d'être retardés pour des raisons principalement budgétaires. En revanche, insiste Rémy Oudghiri, «le fait de réutiliser, de ne pas jeter tout de suite, de faire les brocantes, d'aller dans des magasins d'occasions, de faire du troc... tout cela va se développer.» C'est d'ailleurs ce qui l'amène à penser que l'opportunité du low cost aujourd'hui réside dans la carte éco logique: «Il y a un terrain pour la qualité, où le luxe se positionne très bien, et un autre terrain pour une offre accessible, de plus en plus soumise à des critères de santé, de sécurité et de développement durable, sur lequel le low cost a une carte à jouer.» Dacia a d'ailleurs déjà investi le terrain avec sa signature Dacia Eco², dont bénéficient les véhicules de la marque répondant à trois critères en termes d'usage, de fabrication et de recyclage.
Ainsi, ce sont plutôt les produits milieu de gamme qui auront du mal à justifier leur identité. «En période de crise, c'est Ed et Lidl qui financent Chanel», ironise Vincent Bastien. Qui parle par expérience. Lorsqu'il travaillait chez Sanofi Beauté, en période de crise les petites marques comme Roger & Gallet souffraient beaucoup plus que les marques de luxe comme Vuitton. Car les clients reportaient leurs achats de grandes marques mais ne les annulaient pas. De même, seule la Logan s'en sort plutôt bien, alors qu'elle est positionnée low cost, non pas sous la marque Renault, mais Dacia...
Vers une réduction des excès
Afin de pas trop rogner sur leurs achats plaisirs de grandes marques, les consommateurs préfèrent économiser sur les produits moyen de gamme, en les remplaçant par des produits low cost ou premier prix. C'est pourquoi Rémy Oudghiri insiste sur le fait que les produits milieu de gamme sont «mangés» par le low cost. Il voit même un parallèle entre la crise que subit la classe moyenne et celle que connaissent les marques milieu de gamme. «On y retrouve ce problème de définition de la classe moyenne», explique-t-il. A l'inverse, les marques de distributeurs et les premiers prix, au positionnement clairement défini, se portent bien. Des marques premium hésiteraient même tout bonnement à sauter la barrière pour devenir low cost. «Elles se disent que la tendance à long terme se trouve là», souligne-t-il. Si la pertinence de cette solution est encore à vérifier selon les produits concernés, il n'en demeure pas moins qu'elle aiderait la marque milieu de gamme à ne plus avoir de difficulté à justifier son identité et son positionnement! D'autres tentent d'adopter la stratégie inverse, en essayant de se frayer un chemin vers les hautes sphères du luxe. Sur un marché en berne, les séries limitées d'eaux minérales préfigurent un peu cette idée. A l'instar d'Evian, qui a fait appel au couturier Jean Paul Gaultier à la fois pour designer sa bouteille spécial Noël et pour réaliser cinq bouteilles uniques Haute Couture, en collaboration avec Baccarat, exposées ensuite dans des lieux prestigieux, un peu partout dans le monde. Cela peut représenter en effet une des voies possibles pour ces marques qui ont du mal à justifier leur prix. «Ces tentatives d'injecter un aspect premium à des marques en perte de vitesse, ou tout du moins menacées, peuvent fonctionner si elles sont cohérentes», précise Rémy Oudghiri.
Evian a fait réaliser cinq bouteilles Haute Couture par Baccarat et Jean Paul Gaultier.
Mais, pour Matthieu Guével, la seule réelle issue du milieu de gamme réside dans un véritable avantage comparatif, à l'instar du développement durable, du bio ou encore du commerce équitable. Les consommateurs veulent, de fait, en avoir pour leur argent. «C'est le marché lui-même qui construit cet écartèlement, explique-t- il. Faute de lisibilité et compte tenu de l'interchangeabilité des promesses formulées dans le mass market, les consommateurs se replient sur ce qui est tangible: soit le moins cher, soit les marques qui savent proposer une expérience forte et claire, comme le luxe.» Et d'ajouter que, selon lui, «les marques qui proposent une vraie identité peuvent tirer leur épingle du jeu, y compris dans le milieu de gamme.»
Finalement la crise et l'écart grandissant entre les différentes classes sociales pourraient bien présenter un avantage: faire le ménage dans ce trop-plein de produits sans réels avantages comparatifs pour le consommateur. La situation pourrait même atténuer le fossé, en réduisant les sur-promesses et les excès. «Il fallait une crise pour arrêter ce délire, insiste Vincent Bastien. L'écart entre les très riches et les pauvres doit se réduire. Sinon, il y aura une révolution! Parce que ce n'est vraiment pas tolérable humainement!» Espérons qu'il ait vu juste...