Comment comprendre et mieux cibler les nouveaux consommateurs ?
Les consommateurs, plus exigeants vis-à-vis des marques et dans leur rapport à la consommation, sont plus difficiles à cerner dans leurs comportements. Une segmentation alliant quanti et quali permet aux marketeurs d'adresser de nouvelles cibles, de trouver les relais de croissance et de confiance.
Je m'abonneLe consommateur ne cesse d'évoluer. Ou tout au moins il s'adapte, souvent sous l'effet de la contrainte. Confronté à des injonctions contradictoires, il n'est pas toujours cohérent dans sa manière d'aligner son discours et ses actes, et peut même se montrer franchement paradoxal. Pas simple à suivre ou à anticiper pour les marques ! À peine remis de la crise sanitaire, qui a laissé des traces dans leurs attentes, mais les a aussi projetés dans un monde plus numérique qui leur rend aujourd'hui bien des services, les consommateurs affrontent d'autres phénomènes qui attaquent leur confiance en l'avenir et leur désir de consommer : le réchauffement climatique, les tensions géopolitiques, le retour de l'inflation... Les consommateurs achètent moins et moins cher.
Selon le Crédoc, 67 % des Français disent s'imposer régulièrement des restrictions sur certains postes de consommation. La décrue de l'inflation commence à faire son chemin dans les esprits : 43 % des consommateurs français redoutaient en 2023 une dégradation de leurs finances personnelles, contre 80 % un an plus tôt, selon l'étude "Ce qui compte pour le consommateur d'aujourd'hui" de Capgemini Research Institute. "Avec ces polycrises, les individus sont mis à rude épreuve dans leurs vies personnelle, professionnelle et dans leurs comportements de consommation. Ils ont besoin de trouver des repères. Les marques ont un rôle à jouer, mais elles sont très challengées", note Olivier Lagrand, DG innovation, communication and marketing strategies chez Ipsos en France.
Elles s'adressent à des consommateurs très avertis : "La culture de la consommation a succédé à une société consommatrice. Avant d'acheter, chacun se renseigne de manière active, quels que soient sa classe d'âge, sa géographie ou son pouvoir d'achat. Consommer devient un acte de plus en plus responsable, dans lequel le client se prend en main. Les marques doivent donc travailler sur cette nouvelle pédagogie", assure Maria Grazia Solimene, directrice associée pour les clients du luxe chez Capgemini Invent.
73 % des consommateurs seront plus fidèles aux entreprises qui les aident à réduire la pression financière qu'ils subissent.
En cas de fins de mois difficiles, les consommateurs ont développé des stratégies d'antimorosité. Grâce à des restrictions raisonnables sur les dépenses essentielles, les actifs de 25-54 ans sanctuarisent les achats-plaisirs du foyer : sorties avec les enfants, loisirs, vacances... "Le non-essentiel est devenu vital. Ils se laissent tenter par ces achats-plaisirs qui sont devenus la seule façon d'échapper à la tristesse du quotidien et même de ne pas se sentir déclassés", expliquait Jean-Emmanuel de la Saussaye, président de Storymind, lors de la présentation de son étude Moods'n Moves sur les "stratégies happiness" de cette cible.
Pour aider les marques à voir clair, les cabinets d'études arrivent de plus en plus souvent en renfort. "Depuis deux ans, on est très sollicités sur des questions de segmentation pour comprendre qui est le consommateur. Il était déjà difficile à attraper avant. Il l'est encore plus, car, en fonction du macro-contexte et de son contexte personnel, il peut changer de manière assez radicale", témoigne Olivier Lagrand. Selon le secteur de consommation considéré, une même personne pourra d'ailleurs avoir des comportements très différents...
La durée d'une vie d'une segmentation s'est raccourcie et "même si l'on reste sur un même segment, on le rafraîchit en profondeur tous les trois ans", ajoute-t-il. Vincent Grégoire, directeur consumer trends & insights de NellyRodi, observe une sorte de rééquilibrage après des années où le marketing digital a fait la part belle au tout mesurable : "Quand tout est devenu quanti, il faut redonner de la place à l'intuitif et au créatif à travers une approche quali, un peu aléatoire et plus sensible, qui va chercher les signaux faibles. On aide les marques à comprendre l'époque, le monde et les gens pour choisir une vision, un projet, une conviction."
Des cibles moins homogènes
Des signaux forts et faibles bien utiles d'autant que les critères sociodémographiques et générationnels ne sont plus aussi homogènes qu'il y a quelques années. Jean-Emmanuel de la Saussaye voit aujourd'hui davantage de points communs entre les Y (nés après 1981) et les X (1960-1980). "À 35-40 ans, les Y se sentent plus vieux que leur âge. En devenant parents, leurs priorités de vie ont changé et ils ont basculé rapidement vers les caractéristiques des X", indique-t-il. Chez la Gen Z, scrutée à la loupe, de nombreux profils coexistent : "les ultra-connectés qui dictent les tendances, les hypersensibles qui veulent consommer moins, mais sont plus isolés et un peu mélancoliques, les activistes et militants (vegan, LGBTQIA+...) qui sont très vindicatifs, même pour des causes éphémères", énumère Fiona Chalom, social strategist à l'agence Helmut, spécialisée sur le luxe et les nouvelles générations.
Les 15-24 ans ont répondu présents à l'expérience 360° proposée par Squeezie autour du GP Explorer du Mans.
"Cette génération n'a pas été élevée avec les mêmes médias que les précédentes, a traversé des crises successives et a grandi dans une recherche d'hyperperformance de la part de leurs parents. Elle vit dans une forme d'anxiété généralisée sur le rapport à soi et aux autres", poursuit Étienne Lamotte, directeur de la stratégie de Double 2. Il distingue pour sa part deux sous-groupes : les 8-15 ans qui ont été d'emblée en contact avec les réseaux sociaux, équipés d'un téléphone dès l'entrée au collège... et les 15-24 ans qui ont un rapport différent aux aspects communautaires. Pour s'attirer les faveurs de cette cible, qui entretient un rapport très décomplexé avec les marques, mais se montre prête à jouer et à coconstruire avec elles, "un mix d'event, de média, d'influence et une couche d'entertainment" lui semble pertinent.
50 % au moins du processus de décision dans le choix d'une marque sont liés à des facteurs de contexte.
Ils ont répondu présents à l'expérience à 360° proposée par Squeezie autour du GP Explorer du Mans, associant des youtubeurs et diffusée sur Twitch, ou aux opérations surprises et virales de la marque de streetwear britannique Corteiz. L'agence Helmut a proposé à l'un de ses clients une segmentation de cette cible par réseaux sociaux : "trend-setters" et "test & learners" sur TikTok, "nouveaux nihilistes" en quête d'apaisement et de divertissement et "pionniers" attirés par des produits entre mondes IRL et online sur Instagram, "gourous de la beauté" et "enthousiastes du social" sur Pinterest. NellyRody a de son côté identifié une cible de "consommerçants", "à fond sur Vinted en train de chercher des pépites et des marques qui feront du buzz dans les années à venir", explique Vincent Grégoire. Un comportement qui illustre, selon lui, une tendance de fond : "Quand ils achètent quelque chose, du luxe ou de la seconde main, la plupart du temps les Gen Z pensent déjà à la manière dont ils vont le revendre, dans une logique d'entrepreneurs qui réfléchit à une manière de créer de la valeur."
Le grand retour des seniors
Les marques commencent à s'intéresser de plus près aux séniors ou "silvers", qui concentrent une partie croissante de la population. "Ce sont des cibles essentielles qui utilisent énormément la technologie, même s'ils ne sont pas sur TikTok. Ils ont leurs réseaux, leurs besoins. Tous les secteurs d'activité gagnent à s'y intéresser, d'autant que beaucoup de marques ont des enjeux de résultat à court terme. Elles doivent aller chercher l'argent où il est, c'est-à-dire chez les plus de 55 ans qui ont énormément de besoins", avance Olivier Lagrand d'Ipsos. L'Oréal a, par exemple, orienté une partie de son intérêt sur cette génération. La communauté des "Nolds" - pour "never old" - s'est construite autour d'un sociostyle un peu mouvant de 45-65 ans, voire plus, avec un parti pris : être vieux relève d'un état d'esprit plus que de l'état civil. "Peu de marques s'adressent à cette génération qui a pourtant besoin qu'on lui parle de manière positive", constate Anne Thévenet-Abitbol, directrice prospective et nouveaux concepts chez Danone, qui porte cette communauté avec Charlotte Darsy, directrice vieillissement en santé du groupe.
Tout a été construit autour des besoins de la cible. "Les consommateurs sont de plus en plus frileux sur le marketing. Nos petits messages sur Instagram fonctionnent bien, car ils parlent de choses réelles. On leur dit ce que l'on fait et on fait ce que l'on dit", témoigne-t-elle. Depuis début 2024, une deuxième étape a été lancée autour du content community commerce. "Il s'agit de mettre cette cible en mouvement à travers un marketing basé sur la collaboration et la coconstruction d'offres avec des entreprises qui se mettent au service d'une cause. C'est un marketing qui lie impact business et impact social", précise Anne Thévenet-Abitbol.
Nouvelles approches comportementales et contextuelles
Dans leur approche de la segmentation, les marques ont de longue date recours à des personas, qui pourraient d'ailleurs trouver une nouvelle dimension selon les résultats des expérimentations menées depuis quelques mois autour de "persona bots" basés sur l'intelligence artificielle générative. Pour contourner l'hétérogénéité des cibles larges, de plus en plus de segmentations sont désormais centrées sur les individus, qui permettent de faire des liens qui vont au-delà des générations.
Kantar puise dans les ressources de son étude TGI pour affiner cette approche, présentée dans des études Beyond Ages en 2022, puis Beyond Bias en 2023. "Travailler sur les attitudes, les comportements, les aspirations et les centres d'intérêt des panélistes de notre étude TGI permet de mieux connaître le client, d'identifier des populations très précises et des marchés de niche, de construire des plans médias activables en digital ou offline", fait valoir François Nicolon, CMO & head of insights de Kantar Media France. Au moment où le discours sur les prix devenait dominant et nécessaire pour toutes les marques, des cibles encore sensibles aux comportements vertueux et responsables ont été identifiées, ce qui a constitué "une opportunité pour les marques d'enrichir leur discours et de se différencier."
La grande majorité des segmentations que réalise désormais Ipsos s'appuie sur la notion de "Demand Space", qui associe des occasions de consommation correspondant à des contextes et des motivations cohérentes. "Le consommateur ne cesse de faire des arbitrages. Ses besoins et motivations évoluent selon qu'il accepte de faire des compromis ou veut se faire plaisir. Pour bien comprendre l'écart entre ce que disent les gens et ce qu'ils font - le say-do gap -, il faut multiplier les angles, trouver les clés de l'empathie pour que les marques leur parlent de ce qui les concerne avec le bon registre", conseille Olivier Lagrand.
L'éditeur de customer data plaforms (CDP) Treasure Data propose aux marques d'appliquer sur leurs personas des segmentations "par situation" permettant une plus grande personnalisation et davantage de réactivité aux moments clés du client ou au changement du contexte économique. "Quand il faut faire moins, mais mieux, rien ne doit être laissé au hasard, rappelle Muriel de Boisseson, directrice marketing Europe du Sud de Treasure Data. Le consommateur attend d'avoir la bonne information au bon moment, la promotion avant et pas après l'achat. La mauvaise gestion des listes de suppression ou des offres nouveaux clients est compliquée en matière de crédibilité. Nos solutions réduisent aussi les temps de segmentation, généralement très longs, ce qui permet de tester plus vite et d'être plus agile." Une entreprise automobile qui a utilisé les outils de l'éditeur a, par exemple, réduit le temps d'exécution d'une campagne de 14 à 6 jours.
Rassembler plus que segmenter
Les évolutions du marché de la publicité plaident aussi pour une approche renouvelée. "Le digital a tout microsegmenté et l'hypertargeting a atteint une saturation. Une marque se construit avec un contrat de confiance et le transfert de confiance va au-delà de la segmentation, avance Thomas Jamet, CEO d'UM France et d'IPG Mediabrands France. Avec la disparition des cookies tiers, il ne s'agira plus de segmenter, mais de rassembler pour passer à un récit collectif autour d'une nouvelle consommation. Cette vision prospective peut servir de boussole pour sortir de sa zone de confort et être couplée à une approche de marketing mix modeling (MMM) afin de modeler l'efficacité publicitaire." Dans les cinq scénarios issus de l'étude Consumption NXT réalisée par UM et FutureBrand, il est question du rôle de l'IA pour améliorer la manière de consommer, mais aussi d'éviter de gaspiller, de consommer moins fréquemment, mais de manière plus extravagante, de partage des actes de production et de consommation...
La marque Corteiz, créée en 2017, suscite l'engouement auprès des jeunes à chaque drop "sauvage", grâce à une stratégie de "guérilla marketing".
"En redonnant du poids et du sens à l'âme de la consommation, on redécouvre son sens profond, lié à l'épanouissement personnel, individuel et collectif. C'est aussi un moyen de remettre en avant les contraintes et les limites dans le parcours d'achat", ajoute Jérôme Lhermenier, DG de FutureBrand Paris. Dans les vins et spiritueux, la nature influe directement sur les volumes de production, un lien bien compris et reçu par les consommateurs quand il est mis en avant. Habitué à manier la rareté, le luxe peaufine son approche de la durabilité. "Les grandes maisons passent de la justification à l'information, proposée comme un service vis-à-vis du client. Avec le passeport numérique des produits, toutes les données sur le bilan carbone seront mises à disposition du consommateur qui pourra aussi swapper pour avoir une vision extrêmement granulaire de toute la filière de production", témoigne Maria Grazia Solimene.
Quel que soit le secteur d'activité ou la catégorie de produit, un cycle de transformation très puissant est enclenché, dans lequel les marques et le consommateur vont continuer à apprendre l'un de l'autre pour mieux dialoguer et commercer.
Anne-Marie Gaultier, directrice marketing et communication d'Aldi : "La frugalité assumée est une nouvelle façon de consommer"
En 2020, Aldi a adopté la signature "Place au nouveau consommateur". À quelles attentes l'enseigne veut-elle répondre ?
Après les crises de ces dernières années, 100 % des Français ont changé leur consommation : ils passent des marques nationales aux MDD, changent d'enseigne, réduisent la taille des paniers... Les "nouveaux consommateurs" ne veulent plus gaspiller d'argent, de temps, de nourriture, ni les ressources de la terre. Aldi est un modèle de supermarché qui rencontre son époque avec une offre construite autour de quatre piliers qui répondent à ces attentes : des prix bas toute l'année, car nous enlevons tout ce qui peut augmenter le prix, des produits de qualité qu'on n'a pas besoin de jeter, un choix simple qui permet de couvrir ses besoins essentiels en moins de 15 minutes et une démarche responsable. Plus de 70 % de nos 1 800 produits sont fabriqués en France et nous travaillons avec plus de 600 PME.
Comment ce positionnement a-t-il été perçu ?
Au bout de quatre ans, un Français sur cinq associe "Place au nouveau consommateur" à Aldi. Ils ont bien compris que nous avons des réponses "everyday low price" sur toutes leurs attentes, dans une frugalité totalement assumée. Il n'est pas question de proposer à nos clients de se restreindre, mais bien de s'engager dans une nouvelle façon de consommer où la frugalité est une empreinte de modération et de tempérance.
Pourquoi lancer un Observatoire de la frugalité ?
Le monde de la consommation bouge et les discounters doivent y prendre leur place. Nous voulons aller plus loin dans notre positionnement avec cet Observatoire de la frugalité qui s'appuie sur le social listening, une nouvelle manière d'observer les comportements des consommateurs. Aspirer et agréger les informations permet de dégager les tendances sur des comportements réels. On évite ainsi de s'exposer aux biais que comportent les réponses aux études déclaratives.