Naissances, vies et morts des marques : où en est-on en 2021 ?
DNVB, RSE, défiance des consommateurs... Les marques sont-elles menacées ? Comment les faire perdurer ou, malheureusement, y mettre fin ? Julien Féré, dircom de Voyages-SNCF et enseignant au CELSA nous éclaire à l'occasion de la sortie du livre Les dessous des marques, qu'il a coordonné.
Je m'abonneAprès Les dessous du marketing et de la communication, voici Les dessous des marques : une lecture des marques comme signes des mythes contemporains. Ce deuxième projet éditorial mené par Julien Féré, directeur de la communication de Voyages-SNCF et Docteur en Sciences de l'Information et de la Communication au CELSA Paris Sorbonne, aux Editions Ellipses, préfigure une collection d'ouvrages collectifs "dédiés à l'exploration d'un thème, de ses pratiques professionnelles, de ses imaginaires dans le champ de l'information et de la communication", comme l'indique sa préface. Avec Les dessous des marques, l'ensemble du cycle de vie de ces dernières est abordé, du thème de leur naissance, qui a déjà accouché d'une riche littérature, à celui plus novateur de leur fin. En prime, l'ouvrage présente une collection de cas récents de marques.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
Il y a deux ans, j'avais déjà travaillé avec Marion Denos, mon éditrice aux Editions Ellipses, sur l'ouvrage Les dessous du marketing et de la communication, inspiré d'un cours que je donne au CELSA sur les imaginaires de la communication et du marketing. Quelles sont les figures circulantes ? La data, le ciblage, la communication intégrée, 360°, la pyramide de marque... Autant de concepts qui gravitent dans le milieu, et qu'il était intéressant de questionner. Ce premier ouvrage a été vu comme le début d'une collection d'ouvrages sur le marketing et la communication, et les Editions Ellipses m'ont demandé d'aborder cette fois le sujet plus spécifique des marques. Avec Marion Denos, nous nous sommes aperçus que ces ouvrages abordent rarement des cas réels vécus par les marques. Il y a beaucoup de théories, mais peu de pratique ! Nous proposons le meilleur des deux, en abordant ainsi des cas liés à des problématiques spécifiques, rédigés par des professionnels en entreprise ou en agence, comme Malika Kaoua (Head of Brand and Customer Experience chez Sopra Steria Next) ou Virgile Brodziak (Directeur Général de Wunderman Thompson Paris), qui racontent comment faire naître, vivre ou même mourir une marque, et des chapitres qui prennent plus de recul, rédigés par des universitaires comme Karine Berthelot-Guiet et Caroline Marti (respectivement directrice et professeure au CELSA), qui questionnent leur rôle dans notre société. Enfin il y a également une partie prospective, grâce à la reproduction de chroniques signées par Mélanie Rauscher et moi dans Usbek&Rica sur le sujet des marques dans la société.
Pourquoi avoir décidé d'aborder le thème de la mort d'une marque ? Sont-elles menacées ?
Nous avons décidé d'un cheminement assez logique de la vie d'une marque, mais rien n'empêche d'aller picorer dans le livre pour aller directement aux problématiques qui vous intéressent. Quant au sujet de la vie et de la mort d'une marque, c'est un choix en réaction au nombre important de livres qui traitent du branding, soit la création de la marque, ce qui est la partie la plus facile : aujourd'hui, les outils se sont démocratisés, et il est plus simple qu'auparavant de créer une marque, son logo, son site, et de la faire connaître via les réseaux sociaux. Mais comment faire perdurer, ou même conclure un tel projet est un sujet moins souvent abordé. Est-ce pour autant que le sujet est aujourd'hui prépondérant ? On a l'habitude de penser la marque comme un objet fini. Mais non ! La marque est en perpétuelle évolution, tant dans son offre que dans son caractère visuel ou même son nom. Elle ne vit pas pour elle-même : son expression suit le développement de l'entreprise, qui attaque de nouveaux marchés, fusionne avec un concurrent ou se sépare d'une activité.
Les menaces semblent pourtant de plus en plus fortes pour les marques établies, qui doivent se transformer face, d'un côté, au désamour de certains consommateurs, et de l'autre, à l'émergence de nombreuses DNVB... Comment être résilient dans ce contexte ?
Dans la dernière partie, nous accordons un chapitre à l'évolution des marques de telecom depuis les années 90. À l'époque, France Telecom avait lancé Itineris, OLA, Wanadoo... Avant de racheter Orange et de devenir Orange ! Au début de la bataille, on ne sait jamais qui restera à la fin. L'évolution des marques correspond à l'évolution d'un marché : l'arrivée de la fibre, des offres groupées fixe et mobile, etc. Si on regarde d'autres secteurs émergents, comme les VTC ou le Food Delivery, que nous évoquons aussi dans l'ouvrage, on observe que derrière les lancements et les campagnes, c'est le rythme du business qui se fait et se défait. Un acteur comme Chauffeur Privé a déjà changé trois fois de nom !
Face à ces évolutions, un des sujets qui revient également en fil rouge dans l'ouvrage est celui de la mémoire de la marque, de ses archives. Inévitablement, faut-il, pour entretenir une marque, aller puiser dans cette mémoire ?
Oui, mais il faut avoir en tête qu'une marque, une fois publique, échappe en partie à l'entreprise. Des marques disparues sont toujours présentes dans l'imaginaire collectif. C'est ce qui permet de travailler des relancements. C'est notamment vrai dans le food. J'ai par exemple eu l'occasion de travailler sur le relancement de la marque Mi-cho-ko. On peut aussi citer Cadum. Il y a aussi des temps de latence pendant lesquelles les marques ne sont pas activées par leur entreprise, mais vivent dans l'esprit des consommateurs. Certaines sont totalement inactives d'un point de vue com', mais restent très présentes au quotidien. Je pense par exemple à Bounty, qui est un peu délaissée par le groupe Mars en France.
Qu'en est-il des engagements des marques ? Est-ce incontournable ? Ou est-ce une prise de risques ?
C'est un sujet fort de notre partie sur la vie des marques, dans lequel nous abordons la fin des frontières entre marques commerciales, employeur et corporates. C'est contradictoire d'assumer à la fois un côté mercantile et un côté responsable. Pour autant, nous mettons en lumière le cas de Vinted, qui peut être vu comme l'app-killer des enseignes de mode classiques, mais qui paradoxalement dope les ventes du secteur. Les consommateurs sont tiraillés et demandent des choses souvent contradictoires aux marques. D'où les exercices d'équilibrisme que l'on observe à chaque écran publicitaire, où s'enchaînent en permanence les publicités pour les voitures et la cosmétique, entrecoupées de spots "green" et responsables.
Les consommateurs achètent pourtant de plus en plus les marques pour les valeurs qu'elles défendent ? Le fait de ne pas s'engager ou pire, de ne pas tenir ses engagements n'est-il pas le principal danger pour les marques actuellement ?
Je vais être volontairement provocateur, mais je pense que c'est le contraire ! Tout comme auparavant il y avait une micro-segmentation des besoins, avec un produit pour chaque problématique du client, il y a désormais un produit pour chaque cause. Dans le champ des valeurs, il y a des propositions bio, équitables, made in France... L'argument RSE est un argument marketing de segmentation. Et cela est aussi valable pour ceux qui prônent la déconsommation. Mon sentiment est que les marques sont capables de s'adapter à ces évolutions pour les intégrer au système marchand. Il suffit de regarder l'émergence d'entreprises comme Phénix ou Too Good To Go, qui, de systèmes de consommations alternatifs, sont en train de devenir des marques qui communiquent comme les autres. C'est un système de consommation parallèle, mais cela reste un système de consommation. Il y a aussi l'exemple de C'est qui le patron ?!, qui sans vouloir en être une, est une marque ! Dès que l'on crée une proposition de valeur, on crée une marque. C'est ce qui se passe par exemple dans le secteur des crypto-monnaies, que nous décortiquons dans le livre. Du nom au logo, chaque crypto-monnaie veut renvoyer une image spécifique pour séduire les utilisateurs. Idem pour les plateformes qui se sont développées sur ce marché.
Vous évoquez notamment dans l'ouvrage le concept de dépublicitarisation ?
C'est un concept que nous avons beaucoup travaillé avec Karine Berthelot-Guiet et Caroline Marti car c'est un concept propre aux chercheurs en communication du Gripic, le groupe de recherche du CELSA. La dépublicitarisation, c'est la façon dont les marques, pour communiquer, utilisent des moyens qui ne semblent pas relever de la publicité aux yeux du consommateur. C'est une approche théorique du brand content. Les marques veulent passer pour des producteurs de contenus afin de se doter d'une caution culturelle. Elles peuvent même faire un "rapt" culturel, en s'appropriant la dimension culturelle pour cacher leur visée première, qui est marchande.
En ce sens, comment la pandémie a-t-elle affecté les marques et la façon d'entretenir une marque ?
On disait que le monde d'après ne serait pas comme avant, mais assez curieusement, je pense que les consommateurs attendent des marques un accompagnement pour un retour à la vie normale, ou une redéfinition de ce qu'est la normalité. Cela vaudra pour les distributeurs, les restaurateurs ou les transporteurs : chez SNCF, nous avons déjà eu ce rôle à l'été 2020 après le premier confinement, quand les Français scrutaient notre capacité à les emmener en vacances en toute sécurité. Dans tous les secteurs, la crise a été une occasion de se renouveler, et de repenser nos façons de faire. Nous avons par exemple pu lever un irritant de longue date : les toilettes en panne dès le départ du train. Avec la pandémie, ce n'était absolument plus possible alors que les passagers devaient pouvoir se laver les mains. Nous avons fait du bon fonctionnement des toilettes un critère obligatoire pour qu'un train soit autorisé à quitter le technicentre.
Découvrez les bonnes feuilles de l'ouvrage dans les pages suivantes :
Marque employeur vs marque commerciale... une dichotomie ?
Le rôle de la marque dans nos sociétés contemporaines