[Dossier] Disruptez votre marketing !
Un cri d'espoir ? Une hérésie ? Que signifie la "disruption marketing? N'ayez qu'une certitude en tête, le monde ne sera jamais plus comme avant.
Je m'abonneLes économistes - dont il faut toujours se méfier -, à l'image d'un Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle, donnent le ton. Piketty suggère que la croissance n'est qu'un "incident" de l'histoire. Faudrait-il donc s'habituer à vivre sans, dorénavant ? Sortir du lot pour rester en vie, se transformer, tel serait le seul et unique enjeu.
Dans ce dossier, l'une des recettes pour s'en sortir est un mélange possible de trois ingrédients : imaginer de nouveaux modèles de business, quitte à tout chambouler ; être obsédé par ses clients au point de remettre en cause toute organisation ou process qui ne serait pas en phase avec cette approche ; ne pas oublier que la technologie n'est pas une ennemie mais une opportunité, dès que l'on a compris que ce qui compte, ce ne sont pas les outils mais la stratégie que l'on a dessinée. Et ne pas oublier de repeindre les murs, pour n'avoir en tête qu'une idée guidée par le bon sens, le bon sens et surtout le bon sens.
Pour ce dossier, nous ne sommes pas partis d'un constat, mais d'un travail : celui d'Emmanuel Vivier et de Vincent Ducrey, cofondateurs du Hub Institute, qui sera présenté à l'occasion de leur nouvelle édition du Hub Forum, intitulée "Change, transform or die". Tout un programme ! Ce travail, représenté ci-contre, porte sur la définition d'une roadmap pour accompagner cette fameuse opération à coeur ouvert. Une transformation que l'on ne saurait faire porter aux seuls responsables marketing.
Car cette roadmap replace l'action marketing sur des axes bien plus stratégiques que celui qui consiste à définir un mix, un plan médias, à travailler son packaging ou à segmenter son offre. Cette action amène à une redéfinition de certaines fonctions de l'entreprise. Ainsi, le client n'est plus tiré à hue et à dia par l'ensemble des services. Le constat est aujourd'hui simple : le consommateur a pris le pouvoir. Comme le suggère Jean-Philippe Baert, directeur général France d'ExactTarget, "le client est le seul à pouvoir faire et défaire les rois".
1. L'écoute du client oublié
Conséquence : le client refuse dorénavant les schémas conventionnels. Il rejette certaines marques qui, jusqu'ici, pensaient avoir pignon sur rue. Il indique ce qu'il va consommer. Mais pas seulement. Il s'intéresse aussi bien à la définition des produits qu'à leur mode de financement. Et va jusqu'à regarder comment sa production va être exécutée. Et ce client, ne vous leurrez pas, ce n'est pas seulement celui des générations X et Y. C'est Monsieur et Madame Tout-le-monde.
Dans l'ouvrage Digital Disruption, Unleashing the Next Wave of Innovation de Forrester Research, il est rappelé que l'on ne vend plus un produit mais une expérience. Vous ne proposez plus un siège dans un avion mais une expérience de voyage. Vous ne vendez vous plus une enceinte pour écouter de la musique depuis votre smartphone, mais un dispositif pour simplifier l'écoute en situation de mobilité de vos musiques préférées. Netflix, par exemple, n'est pas seulement une entreprise qui loue des films en streaming sur Internet, mais un service qui, selon vos préférences, vous suggère de regarder telle ou telle vidéo. Cette approche change tout ! C'est l'expérience que vous proposez à vos clients qui constitue la proposition essentielle de valeur. Prenez aussi bien Airbnb qu'Uber et vous verrez, c'est toujours la même histoire. L'approche marketing que vous devez avoir va au-delà de vos produits et services. Il s'agit bel et bien d'une nouvelle expérience consommateur.
Mais cette démarche, qu'il est facile de mener sur le papier, se complexifie dès que l'équation d'origine part d'une organisation existante. On s'attaque à du lourd, de l'humain, des baronnies, des places fortes qu'il va falloir convaincre et rénover. Gilles Reeb, en charge de l'agence Uzful, reconnaît " qu'il y a une sclérose assumée dans beaucoup de groupes qui, quand on leur montre en exemple une start-up, disent qu'ils n'y arriveront jamais ". La raison ? Nos mentalités fondées sur l'industrie n'aiment que les process éprouvés, rejettent le droit à l'erreur et ne génèrent que craintes, refus et échecs. D'autant plus que, comme le souligne Erick Bourriot, en charge du digital et de l'e-commerce chez Mim, " on vous tape dessus quand vous êtes par terre ". Comment s'en sortir ? Surtout quand Michel Hébert rappelle, dans Le marketing de l'adaptation, le bricolage de la pensée (aux éditions L'Harmattan), qu'" il n'existe pas de cours d'adaptation dans nos écoles " ? Il va pourtant falloir s'y faire !
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Avis d'experts
Mim s'autorise à se tromper
Erick Bourriot, directeur digital e-commerce Mim :
" Ne pas s'épuiser à préparer les projets "
Chez Mim, enseigne de mode féminine, la transformation digitale est en cours. Avec une difficulté, comme partout : " Il faut penser plus aux objectifs de la boîte qu'aux objectifs persos. " Il importe de rester humble : " Dans cette histoire, personne n'a la vérité. " L'agilité est donc essentielle. La perfection n'y a pas non plus sa place. " Il faut vraiment travailler en mode test and learn, avec des task forces. Et rechercher l'efficacité : faire du chiffre, fidéliser le client, améliorer notre marge. " Lucide et pragmatique, Erick Bourriot nous invite également à " remettre le client au centre " et à prévoir que, dans cette histoire, il va falloir apprendre à se tromper, à l'admettre et à corriger. Il en fait une règle d'or jusque dans ses prévisions : " Dans mes budgets, je garde toujours 20 % pour effectuer des tests. " L'enjeu, pour Mim, serait donc " d'accepter de la prise de risques, d'aller vite, d'être ambitieux mais de ne surtout pas brûler les étapes. Nous n'avons pas tous encore les outils pour faire les choses dont on rêve. " Et de faire un pas après l'autre : " La météo, c'est très sensible pour le client. Mon site, en ce moment n'a qu'une home page. Il va falloir que je cible différemment le nord et le sud. On n'en est pas encore à adresser cinquante typologies de clients. Il faut le temps d'apprendre. "
Servir le client sans passer par la réception
Luca Gerini, e-commerce and mobile director Louvre Hotels Group : " Plutôt que d'inventer, il faut simplifier "
Être "disrupté" quand on est hôtelier, c'est plus qu'une réalité ! Pour Luca Gerini, il est nécessaire de reprendre la main sur le site de réservation Booking. Il faut savoir humer l'ère du temps : "Le client peut tout faire avec son téléphone portable. La phase de check-in check-out peut passer par une application, sans passer par l'accueil de l'hôtel." Mais une appli ne résout pas tout : " C'est la façon de marketer le produit qui fera la différence. Le client a la possibilité de trouver des opportunités de plus en plus facilement. Avec des prix de plus en plus réduits, en attendant la dernière minute. " Pour Luca Gerini, cette adaptation doit passer par des choix : " Les notifications géolocalisées permettent de dialoguer directement avec ses clients. Il faut s'adapter au client, qui est en mouvement. " Mais pour convaincre ses hôteliers, il faut avoir en poche des preuves irréfutables : " Maintenant que 30 % de notre trafic comme de notre croissance viennent du mobile et de la tablette, l'hôtelier a compris. " Le chantier digital doit accompagner le chantier traditionnel où, au final, ce qui compte, c'est le produit que l'on propose. Et il importe de ne pas confondre ces deux axes de travail : " Les marketings off line et on line vont ensemble, mais ne vont pas à la même vitesse. " Sans oublier l'essentiel : " Plutôt que d'inventer, il faut simplifier. " Enfin, même si la technologie est fondamentale, il ne faut pas perdre de vue ce qui fait la valeur d'une offre : le service.
Interview
Emmanuel Vivier, cofondateur du Hub Forum : " Uber est une appli. L'entreprise a juste repensé l'expérience consommateur "
emarketing : Pouvons-nous esquisser une méthode pour accompagner un projet de transformation digitale ?
Emmanuel Vivier : Il faut déjà border le sujet. Le vrai changement, c'est depuis deux ou trois ans. La technologie permet à de nouveaux acteurs très rapides, très agiles, qui n'ont pas d'historiques, de remettre en cause, en quelques années, votre activité. Le consommateur, lui aussi, change. Il est connecté. Il s'exprime. On vient de voir récemment un projet de glacière qui a levé 10 millions de dollars aux États-Unis sur Kickstarter. Il ne suffit plus d'être juste sur Internet pour être dans l'innovation.
Que faut-il pour y voir clair ?
Pouvions-nous imaginer qu'un ancien de PayPal puisse venir challenger toute l'industrie automobile, sur son propre terrain, avec une voiture électrique sexy qui roule longtemps et qui roule vite ? Pour avoir une vision, il faut une compréhension. Et effectivement, il y a un manque de visions.
Et en cas de résistance ?
Cela se paye. Et ce n'est plus le même prix qu'auparavant. L'amende est salée. C'est vrai que ce n'est pas la première fois que l'on vit une rupture. Il faut se souvenir qu'entre 1999 et 2000, le temps que prenait une start-up internet à arriver en France, c'était deux à trois années. Aujourd'hui, vous savez, quand un entrepreneur exprime une idée sur Twitter, il y a quelque part une personne qui songe à la répliquer.
Quel est l'objectif de votre roadmap ?
Nous avons essayé de regrouper tous les sujets affectés par la transformation digitale et de les organiser. Nous avons identifié six chantiers majeurs. Il est vrai que, pour certains d'entre eux, les entreprises sont plus ou moins avancées. On ne démarre pas de zéro. En revanche, il va falloir s'y prendre dans l'ordre.
Quel est le changement majeur dans tout cela ?
Au niveau des décideurs, des politiques, dès que l'on est passé dans le code, on a perdu nos interlocuteurs. Cela paraît tellement fumeux. Ils n'ont pas compris que trois quarts des business concernent le logiciel. Aujourd'hui, Uber est une appli. L'entreprise n'a pas de chauffeurs. Elle a juste repensé l'expérience consommateur. C'est une simple appli de prise de commandes. Et avec cela, elle vaut 19 milliards de dollars !
Ce n'est pas ses chambres qu'Airbnb loue. Elle aura, l'année prochaine, plus de chambres que le plus gros des groupes hôteliers. C'est le logiciel qui est en train de changer les choses.
2. Le poisson pourrit toujours par la tête
En début d'été, nous avions rencontré, à l'occasion de l'élaboration de l'un de nos Cas Marketing sur la transformation digitale (Marketing n° 178), Rodolphe Roux, lequel accompagne, sous la présidence de Françoise Gri, Pierre & Vacances-Center Parcs.
Dans le cadre de cet article, Rodolphe Roux nous a expliqué le challenge qu'était pour lui l'"adaptation". Celle-ci passe, comme le prévoit notre roadmap, par ce chantier qu'est l'action sur le leadership. Chez Pierre & Vacances, c'est facile. La patronne est à l'origine de la transformation. Mais quand ce n'est pas le cas, comment fait-on ? Emmanuel Vivier (cf. interview ci-après) avoue être " choqué par des dirigeants de grandes entreprises qui ne savent pas utiliser les apps de leur téléphone ".
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Il nous donne une autre illustration quand " sur Canal +, Antoine de Caunes ridiculise les utilisateurs de Twitch, la dernière acquisition d'Amazon (749 millions d'euros). Canal + est censée être à l'avant-garde. Mais elle ne cherche pas à comprendre le phénomène. Ce n'est pas méchant. Mais c'est ce qui se passe dans tellement de boîtes... " Et d'insister sur le fait que pour réussir cette transformation, " on ne peut pas y aller en traînant les pieds ".
3. Une organisation et des hommes
Là où cela se corse, c'est lorsqu'il s'agit d'un problème humain, et non technologique. L'objectif est de tirer tout le monde vers une organisation collaborative : comment fait-on quand on est organisé en silos si confortables ? Au cours de notre enquête, ce sont des femmes qui en ont parlé le mieux. Le bon sens, ça les connaît. Et l'ego, c'est rarement leur truc. Anne de Kerckhove, managing director EMEA chez Videology, reconnaît que ce que nous vivons n'est pas simple pour les organisations. Elle émet une idée toute bête : " Je voudrais parfois que les salles de réunion soient pleines de miroirs. Pour que l'on se rappelle que quand on se bat contre la transformation, on se bat contre soi-même. "
Il faudrait que toutes les réunions commencent par le consommateur. Il faut juste se souvenir du quotidien, de son quotidien. " Claire Koralewski, CEO de FullSIX Retail, rencontre de multiples situations avec ses clients où " il faut parfois voir comment on compose face à une organisation qui ne veut pas bouger, avec des P & L (NDLR : profit and loss) séparés. " Anne de Kerckhove suggère aussi de conserver plus de souplesse et recommande de se concentrer sur trois objectifs au lieu de 25 : " Ce n'est pas une erreur de vouloir changer les choses. Il faut savoir s'arrêter, être flexible et passer, au besoin, à une autre étape. "
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4. De la techno pour simplifier
Cette perturbation a un passage obligé : celui de la transformation digitale. Et c'est là que le bât blesse. Que les organisations se crispent. Que les métiers - à commencer par ceux du marketing - doivent revoir leur partition. Cette partition touche l'acculturation à un digital qui se dessine, se précise, devient complexe et s'amplifie de jour en jour.
Pour Antoine Commergnat, un ancien de Renault, lequel accompagne aujourd'hui la société Parket dans sa transformation digitale, " il faut être capable de formuler des enjeux simples et des bénéfices immédiats ". Et ne pas oublier que " nous sommes à l'ère de la préhistoire du digital ". Chez le chausseur San Marina, Aurore Pullini, en charge de l'e-marketing, enjoint, elle aussi, à ne pas s'emballer inutilement et à procéder " étape par étape ". Et de raconter une histoire qui a valeur d'exemple : " San Marina est une vieille enseigne où le virage du digital était obligatoire, avec une demande de nos clients. Nous n'étions pas des experts du digital. Nous avons été accompagnés par un pool d'agences. Mais nous avons démarré tranquillement. Notre stratégie d'acquisition n'a été lancée qu'un an après. Depuis mars 2013, nous avons lancé notre site mobile. "
Ici encore, à nul moment de cette histoire, il n'est réellement question de technologie. De la techno, il y en a. Il y en a même beaucoup. Elle sert d'accélérateur.
5. De la donnée pour unifier
Cette disruption n'est rien d'autre qu'une fantastique opportunité ! Mais, une fois encore, rappelons qu'il ne faut surtout pas griller des étapes, sous peine d'échec. Comme le rappelle Bérangère Lamboley, directrice marketing communication et digital chez Bricoman : " Que signifie aller faire du prédictif, si vous n'êtes pas fichu d'avoir un référentiel client unique ? " Aurore Pullini en appelle aux basiques : " Il est beaucoup plus intéressant de fidéliser nos clients que d'en acquérir de nouveau. " Et de reconnaître que l'enjeu passe encore et toujours par le CRM : " Nous sommes encore en train de travailler sur un chantier CRM pour mieux connaître notre client et sa valeur. Pour enfin pouvoir définir des segments de clientèle. " Erick Bourriot n'hésite pas à préciser " qu'à force de s'inscrire dans un domaine où le "buzzword" l'emporte, on en oublie l'essentiel. " C'est comme parler d'omnicanal, tandis que pour une entreprise, seul le cross canal compte. La différence entre les deux ? Cette fameuse question de bon sens, pour être en capacité de définir et de suivre un parcours client désormais semé d'embûches et de digital. Et d'en mesurer la valeur.
6. Sans mesure, pas de progrès
Pour Claire Koralewski, ce qui justifie l'action disruptive, c'est " la ligne du bas ". Elle se veut rassurante : " On a de quoi prouver de la performance business pour gagner du chiffre d'affaires. " L'idée est de définir des objectifs, ces fameux KPI. C'est la mesure qui justifie toutes les actions. Nos interlocuteurs avouent toujours être surpris positivement des résultats. Aurore Pullini reconnaît que " les résultats de l'e-commerce sont au-dessus de [ses] ambitions " et qu'elle est " en phase avec les chiffres du marché ". Même constat chez Erick Bourriot, qui observe jour après jours que " c'est le mobile qui tire nos clients vers les points de vente ". Laissons le mot de la fin à Jean-Philippe Baert (ExactTarget), pour qui la disruption n'est qu'une péripétie, dès que l'on a compris que ce qui compte, c'est que " l'organisation [soit] juste prête à écouter son client ".
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