Pour Nicolas Chemla, "le luxe est diabolique"
L'essai "Luxifer, pourquoi le luxe nous possède" décrypte l'irrationnel, la folie et la démesure de ce marché. Rencontre avec son auteur Nicolas Chemla.
Je m'abonne " Avec le luxe, on ne sait jamais vraiment de quoi on parle ", affirme Nicolas Chemla, creative brand strategist free lance et auteur de "Luxifer, pourquoi le luxe nous possède" (Editions Séguier). " C'est une gageure pour les sciences économiques. Parle-t-on d'une catégorie de prix? Mais le prix seul ne saurait définir le luxe. On peut être incroyablement cher et ne pas être luxueux ou, à l'inverse, être "sans prix", voire gratuit et incarner l'essence du luxe : le temps, le silence, un moment de partage sur la banquise ou avec des éleveurs de chevaux en Mongolie. Parle-t-on d'une catégorie de produits ? "
Mais tous les produits peuvent devenir de luxe. Des chaussettes, un réfrigérateur, une chaise de jardin, une cheminée, un massage. Parle-t-on alors d'un mode de production nécessairement artisanal ? Mais le fait main n'est une condition ni nécessaire ni suffisante pour qualifier le luxe qui, parfois, intègre les technologies les plus pointues. De temps passé, de rareté? La réalité de la production d'un grand nombre d'objets présentés comme "de luxe" fabriqués en série dément là aussi cette définition.
L'auteur de l'essai "Luxifer, pourquoi le luxe nous possède", lequel est paru chez Séguier cet automne, s'interroge beaucoup. C'est son métier. Planneur stratégique, aujourd'hui indépendant, c'est un professionnel du marketing, notamment au sein de BETC, dont il a participé à la création de la filiale luxe en 2005.
Les contours du luxe sont flous, mystérieux, mouvants, subjectifs et complètement irrationnels. D'aucuns voient là l'oeuvre de Lucifer.
Marketer l'excès?
Diabolique, subversif, destructeur, excessif, il " corrompt tout, et le riche qui en jouit et le misérable qui le convoite " écrivait déjà Jean-Jacques Rousseau (1). Une fleur du mal qui, depuis deux décennies, perd la raison, tant sa santé est florissante. Notamment grâce aux techniques marketing, entrées massivement dans cette industrie à la fin des années quatre-vingt-dix. " Les maisons de luxe ont toutes recruté des profils issus des grandes écoles de commerce, décrypte Nicolas Chemla. Au risque de perdre leur lustre, cette fièvre irrationnelle qui est leur raison d'être."
Pour lui, il y a une opposition entre marketing traditionnel et "ordinaire" et marketing du luxe. Le premier approche chaque produit dans une recherche de "bénéfices", uniques et prédéfinis. On parle d'USP (Unique Selling Proposition), où chaque article est censé répondre à un besoin précis, résoudre une tension et un problème unique et clairement identifié : laver plus blanc que blanc, nettoyer sans frotter...
Le luxe ne devrait jamais s'aborder de manière aussi limitée. Le risque est de perdre ce lustre. Un objet prestigieux, a contrario, ne répond jamais à un bénéfice unique et précis. Il est toujours dans un excès, une démultiplication, qui échappent le plus souvent à la raison.
(1) Cité dans "Le luxe, fabrique de l'ostentation", par Olivier Assouly, éditions IFM/Regards.
Bio Express
- 1997 : diplômé d'HEC - spécialité marketing
- 1998 : Diplôme d'anthropologie sociale (SOAS de Londres)
- 1999-2002 : Consultant en marketing au Vietnam
- 2002 : Planneur stratégique chez BETC
- 2008 : Directeur des stratégies à l'international TBWA
- 2014 : Creative brand stratégist freelance (Londres et Paris)
Article paru dans Marketing n°181 de décembre2014/janvier 2015. Un numéro spécial Luxe
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