Naissances, vies et morts des marques : où en est-on en 2021 ?
DNVB, RSE, défiance des consommateurs... Les marques sont-elles menacées ? Comment les faire perdurer ou, malheureusement, y mettre fin ? Julien Féré, dircom de Voyages-SNCF et enseignant au CELSA nous éclaire à l'occasion de la sortie du livre Les dessous des marques, qu'il a coordonné.
Après Les dessous du marketing et de la communication, voici Les dessous des marques : une lecture des marques comme signes des mythes contemporains. Ce deuxième projet éditorial mené par Julien Féré, directeur de la communication de Voyages-SNCF et Docteur en Sciences de l'Information et de la Communication au CELSA Paris Sorbonne, aux Editions Ellipses, préfigure une collection d'ouvrages collectifs "dédiés à l'exploration d'un thème, de ses pratiques professionnelles, de ses imaginaires dans le champ de l'information et de la communication", comme l'indique sa préface. Avec Les dessous des marques, l'ensemble du cycle de vie de ces dernières est abordé, du thème de leur naissance, qui a déjà accouché d'une riche littérature, à celui plus novateur de leur fin. En prime, l'ouvrage présente une collection de cas récents de marques.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
Il y a deux ans, j'avais déjà travaillé avec Marion Denos, mon éditrice aux Editions Ellipses, sur l'ouvrage Les dessous du marketing et de la communication, inspiré d'un cours que je donne au CELSA sur les imaginaires de la communication et du marketing. Quelles sont les figures circulantes ? La data, le ciblage, la communication intégrée, 360°, la pyramide de marque... Autant de concepts qui gravitent dans le milieu, et qu'il était intéressant de questionner. Ce premier ouvrage a été vu comme le début d'une collection d'ouvrages sur le marketing et la communication, et les Editions Ellipses m'ont demandé d'aborder cette fois le sujet plus spécifique des marques. Avec Marion Denos, nous nous sommes aperçus que ces ouvrages abordent rarement des cas réels vécus par les marques. Il y a beaucoup de théories, mais peu de pratique ! Nous proposons le meilleur des deux, en abordant ainsi des cas liés à des problématiques spécifiques, rédigés par des professionnels en entreprise ou en agence, comme Malika Kaoua (Head of Brand and Customer Experience chez Sopra Steria Next) ou Virgile Brodziak (Directeur Général de Wunderman Thompson Paris), qui racontent comment faire naître, vivre ou même mourir une marque, et des chapitres qui prennent plus de recul, rédigés par des universitaires comme Karine Berthelot-Guiet et Caroline Marti (respectivement directrice et professeure au CELSA), qui questionnent leur rôle dans notre société. Enfin il y a également une partie prospective, grâce à la reproduction de chroniques signées par Mélanie Rauscher et moi dans Usbek&Rica sur le sujet des marques dans la société.
Pourquoi avoir décidé d'aborder le thème de la mort d'une marque ? Sont-elles menacées ?
Nous avons décidé d'un cheminement assez logique de la vie d'une marque, mais rien n'empêche d'aller picorer dans le livre pour aller directement aux problématiques qui vous intéressent. Quant au sujet de la vie et de la mort d'une marque, c'est un choix en réaction au nombre important de livres qui traitent du branding, soit la création de la marque, ce qui est la partie la plus facile : aujourd'hui, les outils se sont démocratisés, et il est plus simple qu'auparavant de créer une marque, son logo, son site, et de la faire connaître via les réseaux sociaux. Mais comment faire perdurer, ou même conclure un tel projet est un sujet moins souvent abordé. Est-ce pour autant que le sujet est aujourd'hui prépondérant ? On a l'habitude de penser la marque comme un objet fini. Mais non ! La marque est en perpétuelle évolution, tant dans son offre que dans son caractère visuel ou même son nom. Elle ne vit pas pour elle-même : son expression suit le développement de l'entreprise, qui attaque de nouveaux marchés, fusionne avec un concurrent ou se sépare d'une activité.
Les menaces semblent pourtant de plus en plus fortes pour les marques établies, qui doivent se transformer face, d'un côté, au désamour de certains consommateurs, et de l'autre, à l'émergence de nombreuses DNVB... Comment être résilient dans ce contexte ?
Dans la dernière partie, nous accordons un chapitre à l'évolution des marques de telecom depuis les années 90. À l'époque, France Telecom avait lancé Itineris, OLA, Wanadoo... Avant de racheter Orange et de devenir Orange ! Au début de la bataille, on ne sait jamais qui restera à la fin. L'évolution des marques correspond à l'évolution d'un marché : l'arrivée de la fibre, des offres groupées fixe et mobile, etc. Si on regarde d'autres secteurs émergents, comme les VTC ou le Food Delivery, que nous évoquons aussi dans l'ouvrage, on observe que derrière les lancements et les campagnes, c'est le rythme du business qui se fait et se défait. Un acteur comme Chauffeur Privé a déjà changé trois fois de nom !
Face à ces évolutions, un des sujets qui revient également en fil rouge dans l'ouvrage est celui de la mémoire de la marque, de ses archives. Inévitablement, faut-il, pour entretenir une marque, aller puiser dans cette mémoire ?
Oui, mais il faut avoir en tête qu'une marque, une fois publique, échappe en partie à l'entreprise. Des marques disparues sont toujours présentes dans l'imaginaire collectif. C'est ce qui permet de travailler des relancements. C'est notamment vrai dans le food. J'ai par exemple eu l'occasion de travailler sur le relancement de la marque Mi-cho-ko. On peut aussi citer Cadum. Il y a aussi des temps de latence pendant lesquelles les marques ne sont pas activées par leur entreprise, mais vivent dans l'esprit des consommateurs. Certaines sont totalement inactives d'un point de vue com', mais restent très présentes au quotidien. Je pense par exemple à Bounty, qui est un peu délaissée par le groupe Mars en France.
Qu'en est-il des engagements des marques ? Est-ce incontournable ? Ou est-ce une prise de risques ?
C'est un sujet fort de notre partie sur la vie des marques, dans lequel nous abordons la fin des frontières entre marques commerciales, employeur et corporates. C'est contradictoire d'assumer à la fois un côté mercantile et un côté responsable. Pour autant, nous mettons en lumière le cas de Vinted, qui peut être vu comme l'app-killer des enseignes de mode classiques, mais qui paradoxalement dope les ventes du secteur. Les consommateurs sont tiraillés et demandent des choses souvent contradictoires aux marques. D'où les exercices d'équilibrisme que l'on observe à chaque écran publicitaire, où s'enchaînent en permanence les publicités pour les voitures et la cosmétique, entrecoupées de spots "green" et responsables.
Les consommateurs achètent pourtant de plus en plus les marques pour les valeurs qu'elles défendent ? Le fait de ne pas s'engager ou pire, de ne pas tenir ses engagements n'est-il pas le principal danger pour les marques actuellement ?
Je vais être volontairement provocateur, mais je pense que c'est le contraire ! Tout comme auparavant il y avait une micro-segmentation des besoins, avec un produit pour chaque problématique du client, il y a désormais un produit pour chaque cause. Dans le champ des valeurs, il y a des propositions bio, équitables, made in France... L'argument RSE est un argument marketing de segmentation. Et cela est aussi valable pour ceux qui prônent la déconsommation. Mon sentiment est que les marques sont capables de s'adapter à ces évolutions pour les intégrer au système marchand. Il suffit de regarder l'émergence d'entreprises comme Phénix ou Too Good To Go, qui, de systèmes de consommations alternatifs, sont en train de devenir des marques qui communiquent comme les autres. C'est un système de consommation parallèle, mais cela reste un système de consommation. Il y a aussi l'exemple de C'est qui le patron ?!, qui sans vouloir en être une, est une marque ! Dès que l'on crée une proposition de valeur, on crée une marque. C'est ce qui se passe par exemple dans le secteur des crypto-monnaies, que nous décortiquons dans le livre. Du nom au logo, chaque crypto-monnaie veut renvoyer une image spécifique pour séduire les utilisateurs. Idem pour les plateformes qui se sont développées sur ce marché.
Vous évoquez notamment dans l'ouvrage le concept de dépublicitarisation ?
C'est un concept que nous avons beaucoup travaillé avec Karine Berthelot-Guiet et Caroline Marti car c'est un concept propre aux chercheurs en communication du Gripic, le groupe de recherche du CELSA. La dépublicitarisation, c'est la façon dont les marques, pour communiquer, utilisent des moyens qui ne semblent pas relever de la publicité aux yeux du consommateur. C'est une approche théorique du brand content. Les marques veulent passer pour des producteurs de contenus afin de se doter d'une caution culturelle. Elles peuvent même faire un "rapt" culturel, en s'appropriant la dimension culturelle pour cacher leur visée première, qui est marchande.
En ce sens, comment la pandémie a-t-elle affecté les marques et la façon d'entretenir une marque ?
On disait que le monde d'après ne serait pas comme avant, mais assez curieusement, je pense que les consommateurs attendent des marques un accompagnement pour un retour à la vie normale, ou une redéfinition de ce qu'est la normalité. Cela vaudra pour les distributeurs, les restaurateurs ou les transporteurs : chez SNCF, nous avons déjà eu ce rôle à l'été 2020 après le premier confinement, quand les Français scrutaient notre capacité à les emmener en vacances en toute sécurité. Dans tous les secteurs, la crise a été une occasion de se renouveler, et de repenser nos façons de faire. Nous avons par exemple pu lever un irritant de longue date : les toilettes en panne dès le départ du train. Avec la pandémie, ce n'était absolument plus possible alors que les passagers devaient pouvoir se laver les mains. Nous avons fait du bon fonctionnement des toilettes un critère obligatoire pour qu'un train soit autorisé à quitter le technicentre.
Découvrez les bonnes feuilles de l'ouvrage dans les pages suivantes :
Marque employeur vs marque commerciale... une dichotomie ?
Le rôle de la marque dans nos sociétés contemporaines
Marque employeur vs marque commerciale... Une dichotomie ?
Par Julien Féré
Les entreprises ont coutume d'opposer marque employeur et marque commerciale. Pour des logiques d'organisation souvent - la marque employeur étant souvent le territoire régalien du corporate quand la marque commerciale est manipulée par le marketing -, mais aussi pour une question d'état d'esprit : on ne parle pas au nom de l'entreprise comme lorsque l'on parle au nom d'une offre ou d'un produit. Mais dans un monde où les barrières entre les communications sont de plus en plus poreuses, cette posture est-elle encore tenable? Doit-on toujours parler de communication interne et de communication externe ? Et quels sont les ponts possibles qui s'offrent aux entreprises et aux marques, sans qu'elles se dénaturent ?
Les " vrais gens " dans la publicité : le mythe d'une transparence du médium
Cela fait déjà de nombreuses années que la publicité met en scène des " vraies " personnes sur des supports destinés à la promotion d'une marque, de ses produits ou de ses services. Cette " ficelle " est éprouvée dans le cas de la communication " marque employeur ".
En effet, depuis de nombreuses années, le secteur de la communication " marque employeur " (recrutement, communication interne, mise en avant en externe des métiers et des filières) semble vouloir s'éloigner des codes de la réclame commerciale. Tout se passe comme si, lorsqu'il s'agit de ressources humaines, on cherchait à gommer les ressorts habituels de la promotion. Derrière cette logique globale, il y a sans doute la volonté de ne pas s'inscrire dans une adresse au consommateur, mais à des gens, sans filtre et comme si c'était plutôt un discours d'entreprise que de marque. La marque se met ainsi en retrait et permet une forme de rencontre (ou son illusion) entre l'entreprise et le candidat, l'employé ou la personne de la société civile.
Plus encore que dans la communication commerciale, la communication " marque employeur " est sensible car elle révèle la conception que l'entreprise a de ses employés et de son rapport avec eux. En s'effaçant, la marque crée une forme d'horizontalité, d'hommes (et de femmes) et qui parle à des hommes (et des femmes. C'est sans doute la raison pour laquelle ce type de communication
fait également la part belle aux minorités : multiculturalisme, parité des genres, mise en avant des différences (handicap, sexualité, etc.) sont autant de signes qui montrent la prise en compte de l'individu. Les codants développés par ce type de prise de parole s'éloignent souvent des discours commerciaux, et la cohérence de marque est préservée car les supports sont très différents : annonces de recrutements, salons, stands, portes ouvertes, il y a peu de chance qu'une publicité " marque employeur " se retrouve à côté d'une publicité marchande. Sauf dans le cadre de grandes campagnes qui visent au contraire à toucher les deux publics.
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La campagne " Venez comme vous êtes " de McDonald's
Cette saga publicitaire a fait le succès de l'enseigne qui met en scène en France, au travers d'exécutions créatives très différentes, le fait que l'ensemble de la société française se retrouve chez McDonald's. On voit souvent cette saga comme une communication tournée vers les consommateurs alors qu'elle peut en fait se lire à deux niveaux. " Venez comme vous êtes ", c'est un message adressé aux clients bien sûr : venez la semaine quand vous travaillez, le mercredi après-midi avec vos enfants, le week-end en famille. Mais c'est aussi un message adressé aux salariés et aux futurs employés : qui que vous soyez, vous pourriez avoir votre place dans notre organisation. D'une façon plus large, le talent de cette entreprise est de faire de chaque point de contact en communication un point de valorisation de l'emploi chez McDonalds. La publicité pour les horaires élargis, ou pour un nouveau sandwich met toujours en scène - comme un passage obligé - le lieu de vente et un (ou plusieurs) employé de façon bienveillante et souriante. Bien entendu, dans le cas de McDonald's, c'est un très grand enjeu car il s'agit d'une marque qui ancre sa légitimité sur le sol français (malgré son américanisme) par son empreinte économique (avec les filières de production, mais aussi les bassins d'emploi qu'elle crée). Par ailleurs, en raison du turn-over important des équipes, causé par sa taille et sa présence sur le territoire (et le niveau de qualification de ses emplois), elle a de gros besoins en termes de recrutement. Chaque point de contact est donc l'occasion de renforcer cette opération séduction, envers ses collaborateurs, et envers d'éventuels prospects intéressés pour rejoindre l'entreprise...
Cette méthode a également fait recette dans la communication commerciale, preuve d'une recherche de transparence et de proximité : montrer les éleveurs derrière le lait, le paysan derrière la boîte de conserve ou le pêcheur derrière le surimi. En effet, paradoxalement, la communication " marque employeur " a essayé de se différencier des publicités traditionnelles et de leurs ficelles marketing. Mais, ironie du sort, rattrapée par celle-ci, elle est aujourd'hui copiée par ceux qui veulent sortir des travers - avérés ou perçus - de la réclame et revendiquent une communication sans filtre...
Lire aussi : Communiquer au rythme des envies des consommateurs: une opportunité de croissance pour les marques
Ces publicités " réalisées sans trucage " posent des problèmes juridiques. Tout d'abord, la question du casting est un élément fondamental : comment trouver la personne qui va représenter fidèlement son entreprise à l'extérieur, et créer de l'adhésion en interne autour de cette figure ? Les publicités Carglass, par exemple, mettent en scène des collaborateurs suite à un concours interne, et le casting est renouvelé tous les ans. Ensuite, des problèmes de droit à l'image : pour être mis en scène, le collaborateur va au-delà des dispositions qui le lient à l'entreprise. Pour abandonner son droit à l'image - et sur base du volontariat - il peut donc bénéficier d'une rémunération qui va évoluer en fonction des conditions d'exploitation de la publicité ainsi produite (durée, types de médias, etc.). Par ailleurs, l'exploitation de l'image d'un salarié à des fins publicitaires engage l'entreprise : comment réagir si ce collaborateur n'a pas par la suite une conduite exemplaire? Ou que sa médiatisation soudaine met la lumière sur des faits de sa vie passée - casier judiciaire ou autre... Cela veut dire que derrière le caractère fortuit et " sans filtre " se cache en fait une vraie stratégie de gestion de la mise en lumière et starification de l'interne. D'autant que cette mise en lumière ne vaut que tant que celui-ci fait partie de l'entreprise : s'il la quitte alors que la publicité est toujours médiatisée, cela risque de poser un problème d'image.
On le voit, la mise en scène de l'interne dans la communication externe, qui est une technique très largement répandue dans la communication " marque employeur " et qui gagne de plus en plus la communication commerciale pose derrière ses visuels " simples, " épurés ", " transparents " des questions éthiques et pratiques qu'il faut poser en amont de ce type d'exécutions créatives. En revanche, cette mise en scène a également un double effet positif sur les publics : en interne, de la fierté, puisqu'un salarié mis en scène se voit magnifié au travers du dispositif; en externe, de la réassurance, avec une forme de dévoilement de la chaîne de production, tout en permettant de faire oublier ce qui fait peur (le cadre de l'usine ou la production de masse).
À l'origine, la marque désigne une origine et une appartenance. Elle s'exprime donc au travers d'une personne - le propriétaire
Si on remonte l'histoire, on s'aperçoit que cette pratique est en fait à la genèse même de la publicité. En effet, la marque (au sens premier et avec sa traduction anglaise empruntée à un mot français : " le brandon ") désigne une forme d'appartenance. Ce fameux brandon était apposé sur le bétail, et le signe distinctif apposé au fer rouge permettait de tracer une appartenance (et par extension une qualité affiliée à cette appartenance. Au départ, une marque, c'est donc un nom, voire deux ou trois initiales qui évoquent un nom : Louis Vuitton (LV), Monique Ranou (la marque distributeur charcuterie de la chaîne Intermarché) ou les éditions Gallimard par exemple.
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Quand le créateur est une figure tutélaire de la marque et du discours publicitaire
Souvent, l'iconographie publicitaire met en scène le " propriétaire " ou le " créateur " et cette technique est parfois reprise. Ainsi, les pâtes fraîches Rana mettent toujours en scène le fondateur et c'est un gage d'origine (italienne) et de qualité (la tradition). Alain Affelou est également mis en scène au travers de publicités qui oscillent entre autodérision et figure d'autorité de l'opticien en blouse blanche. Sur un ton humoristique, c'est aussi le cas de marques comme KFC (qui en a fait d'ailleurs un territoire de communication, avec le fameux colonel). Pour les marques qui n'ont pas (ou plus) de créateurs, la mise en scène peut se faire de façon plus métaphorique : Bonne Maman met en scène une " mère " mythique et universelle, qui vit au travers de sa nappe à carreaux; M. Marie était le " fondateur " métaphorique de la marque Marie pendant de longues année...
Alors bien sûr, l'entreprise horizontale est passée par là et le fondateur (ou le dirigeant) n'est plus forcément la figure de réassurance. De plus, de nombreuses marques ont été créées par les géants de l'agroalimentaire (Activia, KitKat, etc.) ou de l'industrie (Twingo, etc.) comme des " fabrications " marketing qui ne renvoyaient pas forcément à des humains. Certaines ont créé des figures de substitution (M. Propre) ou des mascottes (Miel Pops), mais elles manquent toute cruellement d'incarnation dans un monde où voir la personne derrière le produit crée de la réassurance. Comme si, après des années d'industrialisation et de mondialisation, la mise en avant de l'artisan et du produit imparfait, non aseptisé, était un gage de qualité. On choisit désormais de montrer des femmes et
des hommes en situation de " faire " : artisans, producteurs, opérationnels, une chaîne humaine qui donne de la valeur (et de la sécurité) au produit de sortie. Lactel met en avant ses éleveurs et se positionne non plus comme une marque émettrice, mais comme une coopérative. Tout se passe comme si les marques avaient voulu monopoliser la relation avec le consommateur et qu'elles l'étaient rendus compte qu'elles avaient besoin de recréer un lien perdu, de combler une distance. Après des années de paraboles publicitaires, elles reviennent à une communication qui se veut directe, qui met scène le chemin (simple et sans étape) du champ au client.
Le rôle de la marque dans nos sociétés contemporaines
Par Karine Berthelot-Guiet.
La marque, une histoire de communication
En quelques décennies, entre trois siècles, la marque est devenue l'élément phare de la consommation. On se repère désormais peu par les fabricants, producteurs, distributeurs et commerçants mais plutôt par le phénomène de communication qui les englobe et les subsume : la marque. Après plus d'un siècle d'existence, elle remplace, symboliquement, tout un système, un univers liant la production, la mise sur le marché, la distribution et la vente. Les acheteurs vont de moins en moins dans telle boutique, tenue par telle personne dont ils apprécient la valeur des choix de marchandise, parce qu'elle la produit, la commande ou la choisit chez des grossistes ou des producteurs. Ce système de choix, de garantie de la qualité, de valorisation des marchandises, de lien tend à être concentré dans le pouvoir d'un signe, ou d'un système de signes, la marque.
Il serait cependant réducteur de ne voir dans la marque qu'un phénomène de transformations des liens entre producteurs, vendeurs et acheteurs. Pour comprendre sa place dans une société comme la société française, c'est-à-dire ou une économie capitaliste prévaut, il faut élargir le point de vue pour embrasser l'importance prise par la consommation dans tous les aspects de la vie quotidienne. La marque apparaît alors comme un système de signification qui nous permet de comprendre et de participer à la consommation dans ses aspects sociaux. La marque éduque à la consommation, enfants, adolescents et adultes de tous âges ; elle éduque plus globalement au monde qui nous entoure et aborde, dans ses propres termes, des thématiques sociales qu'elle fait ressortir tout en les banalisant.
La marque, langage, lien, médiation : acheter du sens
La marque et ses supports-porteurs de discours spécifiques, à savoir le packaging, la publicité et toutes les formes de communication qui s'y rattachent, sont le trio de médiations inventées au dix-neuvième siècle par les producteurs pour se ménager un accès presque direct aux acheteurs. Ils cherchaient ainsi à contourner minimiser et même à supprimer le rôle tenu jusqu'alors par les détaillants, basé sur la relation forte de confiance entre l'acheteur et le commerçant. Il était, en effet, bien difficile pour les producteurs de s'assurer que les revendeurs choisissent leurs produits puis les promeuvent auprès de leurs clients. La marque, signe du producteur, le packaging, pour que le produit vendu emballé et non en vrac porte la marque, et la publicité, pour faire savoir que cette marque existe, qu'elle est de valeur et qu'elle garantit une qualité égale ou meilleure au fil du temps.
Chemin faisant, il s'agit de faire passer l'acheteur du statut de client d'un commerçant à celui de consommateur d'une marque qu'il va exiger en boutique, la réclamant parce qu'il a confiance dans le gage de qualité et de garantie qu'elle représente. La confiance dans la relation de personne à personne est peu à peu remplacée par celle que l'on donne à un signe et ce signe devient, au fil du temps, capable non seulement de se substituer symboliquement au produit mais aussi de donner de la valeur à la boutique et au commerçant qui le commercialise. Comme le dit Jean Baudrillard, les marques sont un signe de valeur qui conduit à acheter du sens. La transformation de la marchandise en signe à valeur garantie, en valeur signe met la marque au coeur du système.
Du point de vue des sciences de l'information et de la communication, la marque est, par nature, communicationnelle et doit être explorée en tant que processus et médiation, à la fois communiquée et communicante. La marque est, en même temps, un artefact économique, sémiotique, social et culturel. Elle assure la médiation marchande qui vient d'être décrite et communique une médiation sociale d'appartenance, de distinction, de différenciation, de reconnaissance sociale. La marque permet de dire aux autres à quel groupe social l'on appartient, souhaite appartenir, s'identifie et ceux dont on se distingue.
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La marque permet la démonstration du savoir choisir. Dans un seul mouvement elle pose le statut social, le construit et le communique. Elle est aussi médiation symbolique en complétant ou remplaçant la valeur d'usage par une valeur de signe qui permet que l'on consomme la marque à travers ses signes autant qu'à travers ses produits, dans une forte euphémisation des aspects marchands. C'est, à ce titre, une médiation culturelle, d'un point de vue anthropologique, car elle est ancrée, d'une part, dans un système de valeurs tout en participant à sa production, et, d'autre part, car elle rend ce système compréhensible et acceptable.
La marque effectue aussi une médiation symbolique dans la mesure où elle substitue la valeur de signe à la valeur d'usage. L'objet nous importe moins, ou autant, pour l'usage que nous en faisons que pour ce qu'il dit. Au-delà, la marque est une médiation culturelle, c'est-à-dire anthropologique, car elle rend compréhensible, et ce faisant acceptable, notre environnement quotidien. Elle ancre ce dernier dans un système de valeur tout en nous en donnant la traduction.
La marque est, dans ses moyens de communication, et particulièrement dans toutes les formes de publicité, une médiation spectaculaire et ludique. Comme le souligne Jean Baudrillard, c'est un spectacle qui assure une régulation de la société au sens où les grands spectacles des monarchies comme des démocraties offrent des divertissements qui sont autant de mises en scène du pouvoir. La médiation spectaculaire fonctionne souvent conjointement avec les médiations esthétique et érotique décrites par Edgar Morin; le jeu des trois médiations, spectaculaire-ludique, esthétique et érotique, permet à la marque d'accéder à une sorte de pouvoir de persuasion liée à l'idée de gratuité du spectacle ainsi généreusement dispensé.
La marque, dans la société contemporaine, fait sens, donne du sens, balise le sens, elle est donc profondément de nature sémiotique. En tant que médiation sémiotique, elle est une sorte de programme qui cadre les échanges et les interactions possibles. Selon Baudrillard, elle est le véritable et unique langage de la consommation, elle produit de la connivence et de l'appartenance, à la faveur de ce qu'il nomme un " impressionnisme signifiant ", un phénomène de condensation du sens qui fait entrer dans le système de la marque toutes sortes d'objets, de relations et de significations éparses. La marque est un super-signe ou un méta-signe. Elle a la double fonction de signaler le produit, d'être un repère et de concentrer un ensemble de connotations émotionnelles qui servent alors son véritable but qui reste l'échange marchand, la vente.
La marque est, en même temps, l'origine des discours de la consommation et leur point de concentration qui réunit dans un tout cohérent des produits, des objets, des discours et des imaginaires en circulation. C'est une matrice sémiotique, un sens condensé surdosé qui plonge ses racines dans les grands imaginaires collectifs. Dans un mot, un signe, se condensent les grands rêves sociaux; la marque use pour cela de discours " déjà là ", qu'elle reprend. Les imaginaires, les stéréotypes, les discours communs lui permettent paradoxalement d'assurer ce rôle.
Examinons maintenant deux des rôles sociaux contemporains de la marque, à savoir sa propension à fournir des " vies mode d'emploi " et sa capacité à faire circuler des stéréotypes qui changent au fil du temps et des transformations sociales.
La marque : consommation mode d'emploi et stéréotypes
La marque contribue, depuis qu'elle existe, au déploiement à une échelle de plus en plus large du système de la consommation de masse. Elle touche tous les aspects du marché, même des aspects non marchands, et permet un repérage rapide par étalonnage, une mise en comparaison simplifiée de tous les aspects de la vie sociale, pour la maison, l'habillement, les loisirs et parfois la santé, les études, etc. La consommation permet une distinction qui repose sur les marques, balises instaurant certaines distinctions et participent à les rendent intelligibles à une large population.
Dans cette perspective, la mise en place des marques et de leurs communications, à partir du xixe siècle, a joué et joue encore, pour la population, le rôle de livre d'image géant ou de dictionnaire encyclopédique suivant l'âge et la génération, montrant et, plus fortement, indiquant ce qui doit être consommé, pourquoi, avec quel bénéfice personnel et social. Bien que cette valeur éducative de la marque et de ses discours puisse sembler paradoxale, c'est finalement une de ses missions
les plus anciennes. Ce balisage, mode d'emploi de la consommation et de la vie quotidienne, joue un rôle social majeur même s'il est motivé par le bénéfice marchand. Il a permis l'expansion de la consommation des produits d'hygiène, de gestes quotidiens et l'adoption de certains de produits de plaisir comme ce fut le cas pour le chocolat, les confiseries et les gâteaux secs au début du siècle précédent.
Ce mode d'emploi publicitaire de la vie en famille et en société proposé par les marques s'appuie également sur différents dispositifs d'apprentissage, dont les premiers furent les expositions universelles et les grandes foires (Benjamin, 1989). Les marques s'intègrent également dans les apprentissages à l'école ou chez le médecin (Marti, 2015). Dans le même temps, la publicité classique, mode de communication majeur pour les marques, ancre leurs discours dans des narrations démonstratives, distrayantes, spectaculaires, pédagogues, imaginatives, qui donnent en même temps un mode d'emploi de la société. En cela, le discours publicitaire propose, aux adultes et enfants, autant de contes qui rendent possible et garantissent la pérennité d'un vivre ensemble profondément lié à la consommation.
Prenons l'exemple contemporain de l'éducation aux thématiques liées au vieillissement et au grand âge que mène, lentement mais sûrement, un certain nombre de marques et de distributeurs depuis déjà quelques années. Il s'agit, dans ce cas, d'éduquer pratiquement toute la population, ou ce que l'on peut appeler le " grand public ", pour mieux vendre aux personnes âgées.
De fait, depuis quelques années, les baby-boomers forment la première génération qui a atteint massivement la qualification de senior, tout en étant à la fois prise dans des logiques liées au statut de grands-parents et à celui d'aidants pour leurs propres parents. Du point de vue du marketing, les baby-boomers sont une double cible : d'abord en tant que consommateurs à fort pouvoir d'achat qui affectionnent voyages, loisirs avec leurs amis mais aussi enfants et petits-enfants et, ensuite, parce qu'ils aident leurs parents sur de nouveaux chemins de la consommation comme ceux du maintien à domicile et des moyens d'aide à la vie quotidienne.
Ces voies de consommation sont inédites car aucune génération ne les a connues et difficiles car les personnes dans le grand âge sont souvent réticentes face aux changements. C'est pourquoi il n'est pas aisé de s'adresser directement à elles ; les marques choisissent plutôt de s'adresser à leurs enfants, à savoir les baby-boomers. Ces derniers, alors qu'ils pourraient déjà avoir besoin des produits et services concernés, notamment à cause des changements corporels dus au vieillissement, ne se sentent pas forcément concernés. Les marques s'exercent donc au périlleux exercice qui consiste à parler du vieillissement et de produits adaptés à une population susceptible d'acheter doublement, mais qui risque de se braquer si l'on s'adresse à elle frontalement à propos du vieillissement.
Certaines marques ont commencé à contourner ce problème en présentant les produits liés au vieillissement comme des produits tout à fait classique de consommation de masse, s'adressant à un large éventail de personnes d'âges différents. La
marchandisation et la massification doivent agir au plus profond en étant présentes sur tous les supports communicationnels des marques pour arriver à ce que ces seniors qui s'ignorent, les baby-boomers, se sentent concernés.
Ainsi les marques utilisent la publicité pour produire cette vie mode d'emploi et mettent en pleine lumière, à des heures de grande écoute, des thèmes parfois encore " tabous " il n'y a pas si longtemps comme les problèmes de cholestérol ou diabète jusqu'au sujet plus délicat des fuites urinaires féminines et masculines. Ces dernières voient des marques grand public comme Always, ou plus spécifiques comme Téna, communiquer aux heures de prime-time, montrant de très jeunes seniors à l'aise avec cette question. Ces marques produisent plusieurs messages : elles affirment que les questions liées à l'âge trouvent des solutions de consommation de masse, que vieillir ne veut plus dire être exclu du monde des consommateurs et que l'offre marchande sera adaptée, à la fois fiable et acceptable d'un point de vue esthétique. Ce faisant, les représentations des personnes vieillissantes se transforment, passant d'un stéréotype à un autre.
La marque est un programme sémiotique et culturel marchand qui cadre les interactions et les communications qu'elle génère et qui l'entourent. Elle met en intelligibilité une réalité complexe, en la stabilisant et en réduisant les possibles : la valeur opératoire des représentations ne fonctionne que par une énonciation stéréotypique (Berthelot-Guiet, 2013 et Kunert, 2014). Le travail sémiotique intense qui s'articule autour de la marque et de ses discours repose sur l'utilisation de discours déjà présents dans la société, de symboles bien connus et de fragments de discours déjà dits. Le recours à la stéréotypie et à l'intertextualité est indispensable pour que les récepteurs puissent construire rapidement du sens. Quelle que soit la marque, que ses discours éduquent, divertissent ou informent, ils le font via des stéréotypes qu'ils concourent à transformer.
Les discours à destination des seniors sont, à cet égard, éclairants. Il y a encore peu, les seniors n'étaient pas une cible marketing, ils étaient considérés comme perdus pour la consommation en général et celle des produits des nouvelles technologies en particulière. On les considérait comme englués dans des habitudes. Les baby-boomers ont, dans la société, transformé cette représentation et, de ce fait, les marques et la publicité ont commencé le travail de transformation du
stéréotype, choisissant de représenter des personnes " pas si âgées ", très dynamiques, arborant un beau bronzage constant, de magnifiques chevelures blanches et s'adonnant avec joie et sourire à des activités physiques. Le stéréotype du senior toujours jeune regardant avec confiance vers le futur et son pouvoir d'achat était né : au lieu de devenir vieux, ils restent jeunes. Cette nouvelle génération apparaît comme une construction socio-marketing plus acceptable, ce nouveau stéréotype chassant l'ancien.
Le rôle de la marque dans la société contemporaine est à la fois varié et majeur. Le travail de formation à la consommation et de transformation des représentations est constant, permettant à la société d'admirer le spectacle qu'elle donne d'elle même dans le discours des marques que son système économique a engendré.
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