Valoriser les sens vers un marketing vérité
Au-delà de la tarte à la crème, la notion de multisensorialité est en passe de devenir une véritable méthode pour appréhender la marque et le produit. Une nouvelle méthode de travail aussi, qui force à clarifier les concepts. Et qui va pousser peu à peu les marques à une plus grande sincérité, face à un consommateur aux sens de plus en plus affûtés.
Sensoriel, polysensoriel, multisensoriel... On nous rebat les oreilles
depuis plusieurs années avec ces nouveaux concepts marketing. Mais quelle forme
ont-ils pris concrètement ? Beaucoup de discours et des emballages au toucher
doux à tous les rayons. Le marketing est la plus jeune des sciences
économiques. Son langage est pauvre et il est toujours prompt à s'approprier
tout concept à la mode. Ainsi, à peine a-t-il survolé les potentialités de
cette nouvelle approche, que l'on entend déjà se répandre, relativement à la
marque, le concept dit "expérientiel", en passe de détrôner le sensoriel... Ces
artifices sémantiques sont bien regrettables car le sensoriel est une vraie
tendance lourde et un coche que les marques ont intérêt à ne pas rater. Bien
travaillé, il offre la possibilité de faire radicalement évoluer l'offre
produit. Mais cela présuppose d'accepter de remettre en cause les outils et les
méthodes sur lesquelles se reposent conseils et marketeurs. « Les outils
classiques qui poussent à un manichéisme quantitatif ne sont plus du tout
adaptés », estime ainsi Jolanta Bak, présidente de la société de conseil en
innovation Intuition. Le multisensoriel, comme le dit en observateur
expérimenté Yves Domergue, président de MBD Design, c'est un peu comme la prose
pour Monsieur Jourdain. Jusqu'ici, tout le monde en faisait sans le savoir. La
différence, c'est qu'aujourd'hui, on a pris conscience que travailler
réellement les cinq sens pouvait constituer un avantage concurrentiel. Mais
nous ne sommes qu'à la préhistoire des potentialités de la méthode. Les
réticences sont de plusieurs sortes. D'abord, cela demande d'investir. Or, le
marketing préfère se gargariser avec des concepts plutôt que de prendre le
risque de bénéficier de la valeur ajoutée que cela pourrait représenter.
D'autre part, le charlatanisme sévit et nuit à la diffusion d'une approche
sérieuse. Aux Etats-Unis, un certain docteur Hirsh fait ainsi fortune depuis
les années 90 en arguant que la diffusion d'odeurs dans les magasins a une
incidence directe sur l'augmentation des ventes.
Gommer la complexité technologique
par le design de Renault qui s'est
concrétisé par la naisssance du concept-car Talisman.
C'est le syndrome "solution miracle". Or, comme l'explique Jean-Marc Lehu,
professeur de marketing à la Sorbonne, et auteur de l'ouvrage Le Marketing
olfactif, la seule chose dont on ait la preuve, « c'est que la diffusion
d'odeurs diminue la perception du temps passé dans un espace de vente ». On
peut donc conclure à un supplément d'agrément qui, quelquefois, va peut-être
engendrer un supplément d'achats, mais cela reste une hypothèse. Enfin, au
rayon de la méfiance, d'aucuns se sont ingéniés à voir dans cette approche
multisensorielle une nouvelle façon de berner le consommateur. Pourtant, cette
théorie ne convainc pas les experts. « Aujourd'hui, le consommateur n'est plus
dupe des rouages du marketing. Même s'il y a toujours des micro-segments de
gens très naïfs ou très avertis, la grande masse docile d'hier est maintenant
très mature. Il faut donc que l'entreprise comprenne qu'il lui faut jouer une
carte de confiance et de crédibilité avérée, en traduisant les faits », prône
Jean-Marc Lehu. Et cela ne peut se faire qu'en jouant honnêtement sur tous les
sens. Car, au-delà de saupoudrages gadget ou cache-misère, la grande difficulté
réside dans le fait d'être capable de définir le sens que l'on veut donner à sa
marque et d'en déduire une façon cohérente de travailler les sens. D'aucuns
estiment que, pour l'heure, logos sonore et olfactif sont des luxes qui ne
doivent être approchés que lorsque les fondamentaux sont irréprochables. « Il
ne faut pas que cela soit artificiel, estime Olivier Saguez de Saguez&Partners.
Mettre des bruits de sport dans une boutique où, par ailleurs, l'offre produits
n'est pas bien travaillée et les cabines d'essayage moches... ça n'a aucun
intérêt. Nous travaillons actuellement sur la modernisation du BHV. Au rayon
linge de maison, on pourrait diffuser une odeur de linge propre et de parquet
ciré, mais on ne le fera que si le rayon est parfaitement rangé, il faut
mériter l'odeur. »
On ne peut pas séparer les sens
Les cas d'école en termes d'identité multisensorielle, ce sont bien sûr le
magasin et le restaurant. Dans l'un comme dans l'autre, plus le niveau de
détail - et donc de qualité sensorielle - monte, plus le détail dissonant
choque. « Dans une boutique, le client ne fait pas forcément attention à la
musique, au design ou à l'architecture intérieure, mais à l'ensemble, il va
donc forcément remarquer le maillon faible », explique Michael Boumendil,
directeur de Sixième Son. « Une odeur trop forte, une musique trop violente...
Il n'y a rien de pire que d'avoir faux. Et le cap entre confort imperceptible
et agression peut être vite franchi », corrobore Elisabeth Reiss, conseil en
développement durable. La nécessité de travailler l'ensemble des sens est
désormais avérée par la recherche scientifique. Comme le détaille le professeur
Patrick Mac Leod, directeur du laboratoire de Neurobiologie sensorielle de
Massy, « on revoit notre copie car avant, on séparait les différentes
sous-représentations sensorielles. Or, au niveau des neurones du néocortex,
grâce à l'imagerie cérébrale fonctionnelle qui permet pour la première fois une
vision des activités réelles du cerveau, on s'est aperçu que tout était réuni.
Avec une situation inattendue qui est que, dans une cellule donnée, plusieurs
sens sont rassemblés, mais dans une entité unique. L'ensemble de toutes ces
cellules n'est plus séparable. On ne peut donc jamais considérer un sens
séparément. Le tout est supérieur à l'ensemble de ses parties. Les gens de
l'emballage qui associent des touchers soft à des couleurs fluo sont donc sur
la bonne voie. » Et, dans le domaine du packaging, certaines agences font de
l'approche multisensorielle leur nouveau credo. Jean-Jacques Urvoy de l'agence
Urvoy&Calibani est intimement convaincu que, à prix égal, « la polysensorialité
peut l'emporter sur la marque au niveau décision d'achat. Entre une marque
impérialiste et une marque moins connue qui fait plus appel aux sens et dont le
mix est bien réalisé, on va de plus en plus essayer la seconde. » Même si les
investissements pour développer véritablement la sensorialité de leur marque
font le plus souvent défaut, les marketeurs n'ont ces temps-ci qu'une
expression à la bouche : "Quand on voit mon produit, il faut qu'il se passe
quelque chose." Et, vu sous cet angle, Jean-Jacques Urvoy est formel : « A
chaque fois qu'on loupe l'émotionnel dans un pack, on loupe son coup. »
On ne peut plus tricher
C'est que le consommateur a
changé en profondeur et beaucoup plus vite que les gens qui sont sensés le
connaître. Il tourne le dos au marketing de masse et fait ses premiers pas vers
une culture de l'autonomie. « C'est la fin des utopies, on ne croit plus aux
lendemains radieux, mais on s'oblige à se faire des aujourd'hui acceptables,
analyse Carole Réfabert, directrice de Scopes. Du polysensualisme passif des
années 90, on passe à la quête d'énergie et de la réappropriation de soi. »
Cela passe, par exemple, par ces vêtements que l'on peut découper soi-même dans
un esprit "almost do it yourself" ou ces nouveaux mascaras qui permettent de
choisir la longueur que l'on veut donner à ses cils. « C'est la continuation
des grandes tendances zen et bien-être. Mais pour une marque, c'est comme pour
un humain, le mensonge répété, ça ne marche pas », poursuit Carole Réfabert. On
l'a dit et redit, mais cette fois c'est irréversible et potentiellement
dangereux, on ne peut plus tricher. « A chaque fois que l'on a une image à
traiter, on doit désormais réfléchir à comment on va trouver un point d'ancrage
dans la vraie réalité, la nature et la parole », confirme Jean-Jacques Urvoy.
Et, en termes d'emballage, comme ailleurs, il reste tout à faire pour
s'approcher de cet esprit "vérité". Côté toucher, la prolifération du soft
touch a banalisé l'approche sensorielle. Comment autant de marques
peuvent-elles justifier le fait d'apparaître comme "douces", "morbide" disent
les Italiens. N'y a-t-il pas un registre plus étendu de touchers disponibles
?
Innover sans dépenser !
On rejoint là des
problématiques économiques. Le paquet souple et le toucher doux en se
généralisant sont devenus moins chers. Peu importe l'identité et les valeurs de
ma marque, je colle à la tendance de façon moutonnière. On nous avait déjà fait
le coup avec les odeurs vanille et la transparence... Mais quid alors de la
différenciation ? « L'écart s'accentue entre ce qui est possible techniquement
et ce qui est fait au niveau industriel. Or, l'une des forces de l'époque est
d'avoir repoussé les barrières en matière d'innovation en matériaux. On n'en
fait pas grand-chose pour des raisons de coût et de rigidité industrielle,
regrette Sonia Chaine, coprésidente de Lonsdale. Mais on se bagarre parce que
l'on pense que, dans une période où l'actionnariat pèse très fort chez nos
clients et où les risques de baisse de la consommation pèsent, ce serait un
moment idéal pour y aller.
La cosmétique développe une foultitude
de produits pour réveiller les
sens. Ici, des glaçons parfumés de Kenzo à passer sur le corps après la douche.
Mais le message est paradoxal. On nous demande d'innover sans dépenser, donc
d'innover uniquement sur un plan graphique et de forme, mais moins sur les
matériaux, alors que c'est un vrai champ de différenciation. » Et faire la
différence d'un point de vue uniquement graphique, cela n'est plus suffisant,
dans un monde où la vue est le sens le plus sollicité. Pourtant, les
tentatives multisensorielles sont plutôt concluantes. « On n'a pas beaucoup
travaillé, par exemple, sur la façon dont peuvent se combiner forme et toucher,
explique Sophie Romet, spécialiste du pack grande conso chez Dragon Rouge. Nous
l'avons expérimenté sur la dernière bouteille de Valvert, qui est construite
avec un aspect de rocher un peu rugueux pour évoquer sa naissance dans une
source des Ardennes. Résultat : c'est la première fois que, lors des tests
consommateurs, la dimension "émotion" ressort de façon spontanée à la seule vue
de la bouteille. »
Un bruit qui ne fasse pas plastoc
Mais, pour réussir à ce que la multisensorialité porte ses fruits en rendant
immédiatement compréhensible les valeurs du produit, reste à s'assurer que les
valeurs que l'on veut traduire sont partagées de la même façon par tous. Comme
l'explique Thierry Lageat, responsable du département marketing sensoriel
d'Eurosyn Développement, filiale spécialisée en innovation au sein du groupe
Brime, « l'important est de fixer des objectifs sensoriels et de savoir ce que
l'on veut mettre en avant. Quand un service marketing dit "Faites-moi un bruit
qui ne fasse pas plastoc", ce n'est pas évident parce que c'est flou. » Le
monde des perceptions est un abîme de différences. Pour preuve, Eurosyn a
étudié pour un fabricant d'électroménager les perceptions des consommatrices
françaises et espagnoles sur ce qu'était un bruit de sèche-cheveux
"performant". Les Françaises ont plébiscité l'intensité faible et régulière,
quand les Espagnoles appréciaient le souffle saccadé et les à-coups ! Pas de
doute que l'approche multisensorielle complique la donne. D'où l'importance de
s'accorder sur les mots. Mood Média, qui a développé depuis 1995 un service de
programmation musicale, vend des compilations personnalisées pour des chaînes
de magasins. Le responsable du département, Frank Cottin, entame ses
collaborations par un travail sémantique : « Il s'agit de savoir ce que les
gens entendent par musique traditionnelle, musique noire et musique blanche.
Généralement, les clients n'ont pas une grande culture, mais ils ont une
oreille. Une fois que l'on s'est accordé sur les termes, ils nous demandent
d'être pointus et précurseurs et de créer un cocktail de morceaux qui
correspondent à leurs valeurs. »
Toucher intellectuellement
De fait, comme l'explique Sonia Chaine, « la
polysensorialité est aussi un outil de travail qui permet d'incarner des
valeurs abstraites. On se sert des différents sens pour être certains d'être le
plus concret possible. Si on dit "fraîcheur" et que l'on clarifie la notion de
frais, on enrichit le concept. » Le vrai marketing sensoriel, c'est réussir à
ce que le produit, par sa forme, son aspect, sa couleur, évoque immédiatement
quelque chose et que la vue provoque l'envie de toucher. C'est dans cet esprit
que Renault a développé son programme Touch Design. « La vue est une forme de
toucher visuel, explique Serge Van Hove, responsable stratégie analyse design
chez Renault. Quand vous regardez une voiture, vous la caressez. Vous appréciez
sa résistance à la pression et quand les manettes sont bien faites, vous les
touchez intellectuellement. » Mais, si la vue, l'ouïe, le toucher et le goût
sont intégrés comme essentiels à l'identité, l'identité olfactive, et plus
largement la diffusion d'odeur, reste un terrain délicat. « C'est un sens
difficile car il n'y a aucune possibilité de se protéger d'une odeur. Si elle
véhicule pour nous une charge émotionnelle, on est obligé d'y céder que cela
soit répulsif ou attractif », explique Franc Renevier, responsable d'Atmosphère
Diffusion au sein du groupe Mood Média. Si l'on sait aujourd'hui que
l'aromathérapie n'a aucune incidence sur le comportement, on sait également que
la perception des odeurs est affaire hautement individuelle.
Un feu de paille ?
« Il n'y a pas d'observateur standard pour les
odeurs. Si j'envoie le même schéma moléculaire à deux personnes différentes, ça
leur fera un effet sensoriel différent. La seule solution : montrer les odeurs
aux gens. On ne peut compter sur des données culturelles acquises qui
évoqueraient la même chose pour tous. C'est la femme qui rend le parfum
érotique. Pas l'inverse », explique le professeur Mac Leod. Seule solution
donc, pour prétendre à ce que Jean-Marc Lehu a appelé un "logolf" (logo
olfactif), passer par une phase d'apprentissage. « Il faut fonctionner en deux
temps : d'abord, envoyer le logo olfactif avec la marque et, ensuite, envoyer
l'odeur seule pour que les gens puissent y associer la marque », poursuit Mac
Leod. Mais tout le monde n'est pas convaincu par la nécessité de développer des
logos olfactifs. « On ne sait pas si ce n'est pas un feu de paille, estime
Franc Renevier. La véritable aspiration du public, c'est l'air pur et donc,
idéalement, il faudrait s'en tenir à une intention qui permette juste
d'identifier que l'air a reçu une valorisation. » Et puis, comme il explique,
il est difficile de faire baisser la garde du marché qui perçoit inconsciemment
la diffusion d'odeur comme un gazage... On sait neutraliser de mauvaises
odeurs, recréer plus ou moins fidèlement des odeurs, comme cette ambiance bord
de mer de la boutique Daniel Jouvance sur les Champs-Elysées, les notes de
varech en moins. Cela ne saurait convaincre un Breton ! Mais que dire d'un
supermarché qui, pour une animation western, commande une odeur de corral...
Le vocabulaire manque
Toutefois, de la même façon que
l'identité sonore a acquis ses lettres de noblesse avec l'arrivée de sociétés
comme Sixième Son, le logo olfactif intéresse. Le centre commercial Val
d'Europe teste d'ailleurs actuellement le sien. Tout cet attrait pour les sens
révèle en tout cas qu'individuellement, nous les avons peu éduqués. Raison pour
laquelle la société de Thierry Lageat, l'un des précurseurs des études
françaises sur le marketing sensoriel, forme des bataillons d'experts en la
matière. Il s'agit pour eux d'apprendre à qualifier les différences de
sensations. On peut faire l'exercice individuellement au quotidien et constater
que, hormis des jugements de valeur basiques, le vocabulaire manque. Tout cela
va forcer à l'éducation des sens et à l'évocation précise de ce qui est
ressenti. Restera un autre sens essentiel à travailler : celui de l'accueil,
toujours aussi versatile et fluctuant en France. Dans le plus agréable des
cafés, le "J'peux vous encaisser" ruine tous les efforts de confort préalables.
Si l'on définit le marketing sensoriel comme les méthodes qui aident à évaluer
la qualité perçue et le confort, on peut espérer que cette approche évolue vers
un plus grand raffinement et une dépollution visuelle et sonore. Voire la
création de zones d'accalmie. « Arlanda, l'aéroport de Stockholm, a pris le
parti de supprimer les messages sonores. Des panneaux préviennent les usagers
que toutes les informations sont écrites, raconte Yves Domergue. Mais partout
où l'on travaille le sensoriel, le systématisme sera à éviter au risque de
banaliser nos sens. Il faut manipuler tout cela avec une grande discrétion »,
estime Li Edelkoort, spécialiste des tendances.
Maladresse et humanité
Une discrétion qui permet de s'approcher du "nature". On
en est loin, par exemple, dans le goût de nombreux produits alimentaires. La
chips au bacon sent vraiment trop le bacon ! Et des subtilités manquent. « On
peut vivre avec 3 ou 4 sortes de bulles parmi les eaux minérales pétillantes,
alors pourquoi, par exemple, ne reproduit-on pas le goût des différentes façons
que l'on a de cuisiner les lardons, grillés et un peu sucrés, noirs et amers ou
passés à l'eau bouillante vinaigrée ? », poursuit Li Edelkoort. Une chose est
sûre, les consommateurs sont en attente de produits plus vrais, comme en
témoigne le succès croissant des produits de terroirs. « C'est le fantasme
collectif des origines et de l'esprit du "c'était mieux avant", explique
Françoise Dassetto, directrice générale de White Spirit. C'est aussi un esprit
qui s'oppose à l'industriel et à la poussée du technologique. » On attend
aujourd'hui plus de liberté, voire de la maladresse dans les formes, pour
redonner un peu d'humanité. Parallèlement, cette approche pousse vers une
humanisation des méthodes de travail. Le langage militaire des grands groupes
qui forcent leurs troupes à la robotisation évoluera peut-être de concert.
C'est en fait, comme l'explique Richard Farnham, président de White Spirit, «
une vraie démarche qui touche à l'intime et qui met le corps au centre. Le
monde marchand ne nous sollicite plus sur un mode collectif, mais sur un côté
très solitaire. » On pense à des marques de luxe, comme Prada, qui introduit
dans les poches de ses pantalons des petites pièces de tissus doux. Pour un
plaisir très personnel et sans ostentation. On a coutume de dire que le
marketing, ce n'est bien souvent que du bon sens. En retravaillant honnêtement
sur les sens, le marketing va peut-être cesser de croire qu'il peut tout
mesurer et réintroduire dans ses méthodes plus d'aléatoire et d'audaces
créatives. A moins qu'il ne voit dans le sensoriel une façon de bâtir de
nou-velles églises, on pense à Citadium ou Séphora, véritables temples de
marque. Mais, galèje Richard Fanrham, « il faut être prudent car les églises,
qui sont des lieux multisensoriels par excellence, ont été pleines. Elles se
sont désormais totalement vidées... »
Du bruit dans la cuisine" : les sens font recette
Le 24 septembre s'est ouvert, à Nantes, le premier magasin à l'enseigne "Du bruit dans la cuisine". S'inspirant d'un concept américain, l'agence parisienne W&Cie a construit la boutique autour d'une cuisine dans laquelle un chef partage son savoir. « Ce sont des démonstrations de recettes ou des marques qui viennent faire une démonstration ou des thématiques précises, comme apprendre à lever des filets, éplucher une truffe... L'idée est de créer un rendez-vous, une interactivité, que les clients se reparlent, réagissent sur la recette, se conseillent des vins », explique Frédéric Néant, directeur de clientèle retail chez W&Cie. Par ailleurs, le magasin s'organise de façon pragmatique : une large place à la librairie pour la théorie, une partie ustensiles en tout genre, des ingrédients (secs seulement) et de la vaisselle. Rabelais trône sur les leaflets et tous les sens sont sollicités, hormis l'ouïe qui, pour l'instant, doit se contenter d'une radio FM locale. Le patron du magasin est lui-même un chef. L'ensemble est assez cohérent et chaleureux. Seul regret, les cours de cuisine, ciment du projet, n'ont pas encore démarré. Mais, pour le moment, MDF Lafosse, propriétaire de l'enseigne, se réjouit. La fréquentation dépasse ses espérances et elle devrait proliférer l'année prochaine à Brest, Rennes et Le Mans.
Michel Maffesoli* : « Est frivole celui qui ne s'intéresse pas à la frivolité »
Comment expliquer ce regain d'intérêt pour les sens ?
Par un mécanisme de saturation difficile à expliquer, on est en train de laisser la place à quelque chose de plus sensuel, du rebroussement, avec un retour à du plus archaïque (au sens premier : le fondement) et les sens, c'est archaïque. Rebroussement renvoie à l'animal dans l'humain. Au niveau de la vie courante, on voit revenir cette animalité, dans la mode, la diététique, le body-building, le corps que l'on soigne, que l'on construit. Parallèlement à ce nouveau culte du corps, il y a les retrouvailles avec les sens, mais, au lieu d'être séparés du cerveau, ils sont en synergie avec la raison, une raison sensible. C'est une conjonction là où on avait fait une disjonction. "Mens sana in corpore sano", c'était déjà ça.
On reconsidère la perception du présent ?
Oui. On était dans Prométhée, le rationaliste qui se réalise par le travail, et on retourne à Dionysos, avec son côté hédoniste, la jouissance du corps et des plaisirs, et pas de ce qui serait à venir. Les jeunes générations veulent jouir du présent ici et maintenant. Il y a désaffection du politique et un développement du festif. Tout est bon pour faire la fête ; c'est un gros souci populaire contemporain. Corrélativement, il y a une esthétisation du monde. Depuis les années 50, où l'on a commencé à designer la casserole, on a paré l'utilité des objets. La profondeur se cache à la surface des choses. On voit la profondeur sur la peau. Le frivole est essentiel et suscite une vraie éthique de l'esthétique. A certains moments, l'hédonisme a fait culture. On est dans un moment comme ça. Il y a de la vie qui s'exprime. Cette vision jeuniste du monde contamine l'ensemble du corps social. On a déjà observé cela à l'époque de la décadence, de la Renaissance ou du Quattrocento italien.
Créativité et légèreté... ?
L'éthique de l'esthétique est un nouveau lien social qui va se créer sur la base du "éprouvons ensemble". Aujourd'hui, est frivole celui qui ne s'intéresse pas à la frivolité. D'où le fossé qui se creuse entre l'intelligentsia et ceux qui "vivent la vie". Les générations au pouvoir continuent de s'intéresser à des sujets propres au XIXe siècle et restent obnubilées par le sérieux de la vie (dans l'ensemble). Cela sera différent pour les générations qui arrivent. * Sociologue, auteur de Au creux des apparences, Livre de poche. Réédition de 1998.
France Télécom met Internet au parfum
«France Télécom transmettait paroles et images. Au stade expérimental, on sait simuler à distance le toucher en restituant grâce à des capteurs, la granularité, le doux, le lisse d'un objet que l'on voit sur son écran d'ordinateur. C'est donc assez naturellement que nous sommes arrivés à réfléchir sur la transmission des senteurs, explique Jacques Messager, responsable du projet senteur France Télécom, service R&D à Rennes. Pour apporter un plus dans le monde virtuel de l'Internet et aider l'internaute à avoir une approche un peu plus concrète. » L'idée est donc d'associer une odeur à une page web, grâce à un petit boîtier muni de cartouches permettant de diffuser près 200 odeurs basiques (cafés, fleurs...). « Il faut que l'odeur soit utile, que cela ait un sens au niveau économique. Qu'elle apporte un plus. A partir de là, c'est intéressant », estime Jacques Messager. En 2001, France Télécom a travaillé avec des partenaires externes et a déjà mis en odeur quelques pages du catalogue 3 Suisses ou celles du site du Syndicat des vins de Bourgogne. « On se promène dans la vigne bourguignonne, avec les odeurs de vigne, de chêne, de cave, pour pousser les gens à y aller. Mais on ne sent pas les vins, c'est trop subtil. Une expérience a également été menée en télé-médecine, avec l'université Mendès France à Grenoble. » Selon Jacques Messager, les applications sont multiples, dans le jeu, la pédagogie, le lancement de nouveaux produits... « Pour une promo de voyages au Maroc, j'y associe les odeurs caractéristiques de la place Djemaa El Fna. Sur le Net, mais aussi, à terme, en presse et sur mon PDA. Après, si l'on rêve un peu, on peut recevoir dans son programme télé une petite recharge avec toutes les odeurs pour la semaine », projette le responsable. Pour l'heure, le boîtier diffuseur doit d'abord être produit industriellement et à moindre coût. Pour une arrivée dans les foyers prévue en 2003.
Dans le sens de l'enfance
Du doux, du rond, du moelleux, l'approche sensorielle fait naître des produits qui nous accompagnent intimement. Des objets transitionnels... ? « Evian nomade, entre le biberon et le hochet, cela nous remet dans un état d'enfant, en sécurité, protégé par la réminiscence de la période mythique qu'est l'enfance », estime France Dassetto, Dg de White Spirit. Face à la désécurisation, à la solitude, la sensation physique nous donne le sentiment d'exister. Le portable n'est-il pas déjà en soi un prolongement du corps. Anne Meaux, conseil en innovation, parle, quant à elle, pour qualifier le phénomène, de « redécouverte des sensations ». « Cela veut dire retrouver sa part d'enfant, et ce n'est pas tant de la transgression qu'une régression assumée », explique la consultante. Dans le style Bridget Jones en pyjama, mais aussi dans le style doudou, ces peluches d'enfant qui, avec la marque French Doudou, sont en train de faire un tabac chez les adultes. Ces petites oursonnes ou lapines s'habillent et deviennent presque humaines. La marque en a vendu 700 000 en 2001. Et pour Noël, elle propose même un modèle avec cordon ombilical...