Comment le marché publicitaire contre le phénomène des ad-blockers
Ebranlées par l'adoption massive des adblockers, agences et régies se remettent en question.
Je m'abonneC'est un tsunami : ces deux dernières années, le téléchargement des logiciels bloquant la publicité s'est considérablement accéléré : "Le nombre d'internautes utilisant ces adblockers aurait ainsi augmenté de 41 % sur les douze derniers mois. On observe une hausse de 35% en Pologne et de 30% en Allemagne en un an", relève Denis Gaucher, directeur général de Kantar Media Ad Intelligence Europe. L'expert s'appuie sur le rapport 2015 d'Adobe et de Page Fair, la dernière étude internationale de référence sur le sujet. Les bloqueurs de publicité du type Adblock Plus sont aujourd'hui utilisés par près de 200 millions d'utilisateurs dans le monde, représentant une perte sèche 22 milliards de dollars (19,8 milliards d'euros) pour les sites web en 2015, soit 14% des dépenses publicitaires mondiales. Ce manque à gagner pourrait s'élever à 41 milliards de dollars (37,2 milliards d'euros) en 2016.
Dans certains pays comme la Pologne, cette pratique séduit près d'un tiers des internautes. Aux États-Unis, le phénomène a crû de 48% pour atteindre 45 millions d'utilisateurs en juin 2015. La France est un des pays les plus impactés par les adblockers : 27% des Français bloquent la pub, contre 9% des américains et 10% des britanniques, selon Sourcepoint et comScore.
Une remise en cause du business model des médias gratuits
Plus qu'une menace, c'est un véritable danger qui guettent les sites internets gratuits. L'adblocking remet en cause le modèle économique gratuit des éditeurs web fondé sur la monétisation de leurs espaces publicitaires. L'enjeu est d'autant plus considérable que le marché du digital continue de croitre, s'élevant cette année au deuxième rang des dépenses publicitaires des annonceurs. Au regard des prévisions selon lesquelles la publicité sur internet devrait dépasser la TV dans le monde en 2018 et l'internet mobile devenir le premier écran dès 2016, la croissance de l'adblocking inquiète à juste titre les régies, les agences et les annonceurs.
Au titre des causes, Denis Gaucher pointe du doigt " les technologies qui facilitent l'accès au téléchargement des logiciels de bloqueur publicitaires à l'instar d'Apple ", par exemple, dont le dernier système d'exploitation iOs9 ouvre aux développeurs la possibilité de créer et de commercialiser dans l'AppStore des applications adblocking.
Trop de pub tue la pub
Au-delà, la publiphobie dont font preuve les utilisateurs révèle en creux la schizophrénie des acteurs publicitaires qui, sur l'autel de la performance à court terme, ont opté pour des pratiques qui privilégient le volume et la sur-sollicitation. Et ce, alors même que ces deux dernières années l'ensemble de l'industrie chante en choeur les louanges des formats non intrusifs et plaide pour une expérience publicitaire qualitative.
Face à l'érosion des budgets publicitaires, les éditeurs et les agences ont concentré leurs efforts sur l'optimisation du revenu, quitte à dégrader l'expérience utilisateur. Pour le vice-président de l'IAB (Interactive Advertising Bureau), Scott Cunningham, le marché est allé trop loin, jusqu'à dégoûter les utilisateurs : "En y repensant, notre volonté de gratter quelques centimes nous a sans doute coûté plusieurs dollars relativement à la fidélité du consommateur", a-t-il reconnu. In fine, les abus ont favorisé l'émergence de adblocker.
Le mea culpa de l'IAB : vers un nouveau standard
La fédération mondiale de la publicité en ligne, qui édicte les normes de la pub sur internet, a fait son mea culpa dans un texte publié le 15 octobre dernier en reconnaissant la responsabilité des acteurs de la pub dans la croissance des pratiques d'adblocking. Denis Gaucher confirme : "A l'inverse de la télévision par exemple, fortement encadrée, le digital est un terrain de jeu plus vaste pour les professionnels de la pub en termes d'emplacements et de formats. Cela s'est traduit par une multiplication des publicités intrusives". Au-delà de l'exercice d'auto-critique, l'IAB plaide pour que le marché adopte des pratiques vertueuses et lance à ce titre un guide. L'association a ainsi annoncé sa volonté de revoir les standards de la publicité en ligne à travers le lancement du programme "Lean", une nouvelle certification réservée aux formats plus légers, moins invasifs et consentis. Dans la ligne de mire des formats que l'IAB déconseille car ils perturbent la navigation et sont trop agressifs, on trouve essentiellement du display (bannières clignotantes, pop-up qui surgissent lors de la navigation, etc).
La longueur d'avance des GAFA
Pour le responsable de Kantar Media Ad Intelligence, le phénomène du adblocking est finalement un mal pour un bien : "Le marché a pris conscience qu'il faut impérativement limiter la pression et l'exposition publicitaire. Cela va remettre à l'honneur la créativité, essence de la publicité. Par ricochet, les pubs délivrées seront plus efficaces". Le modèle de la publicité digitale doit passer d'une logique de volume basé sur le calcul des pages vues (PAP) à une logique de valeur (inventaire de meilleure qualité, ciblage plus avancé de l'audience). Dans cette bataille pour une publicité plus intégrée, les GAFA ont plus qu'une longueur d'avance : leur maîtrise des données, et leur capacité d'innovation - que l'on pense aux formats natifs et vidéo de Facebook par exemple - se traduisent par des propositions publicitaires pertinemment ciblées et très fortement contextualisées.
Se soumettre au racket d'Adblock Plus...
D'autres solutions sont à la portée des médias pour limiter la portée du adblocking. Le principal acteur connu de ce marché, Eyeo avec son logiciel Adblock Plus, propose ainsi aux éditeurs d'intégrer une liste blanche... moyennant rémunération. D'autres refusent cette forme de racket et attaquent Adblock Plus en justice à l'instar des chaînes de télé allemandes RTL et ProsiebenSat.1. Sans succès jusqu'ici puisque la justice outre-Rhin a débouté les médias estimant que la décision d'installer ou non le logiciel relève des utilisateurs et non de l'entreprise Eyeo.
...Ou contre-attaquer sur le terrain judiciaire et et technologique
La contre-attaque des éditeurs se joue aussi sur le terrain technologique : des start-up françaises se sont récemment lancées sur ce créneau comme Adunblock qui détecte les plugins anti-pub ou bien encore Secret Media qui serait déjà parvenue à séduire la moitié des grands groupes médias français.
Bild interdit aux utilisateurs d'adblocker l'accès à ses contenus
Enfin, certains médias comme Bild en Allemagne n'hésite pas à jouer carte sur table avec son lectorat équipé d'adblocker : "Bild vous informe jour et nuit. Nos 500 journalistes travaillent pour vous, partout dans le monde. Tout ceci est rendu possible grâce à nos revenus publicitaires. Mais votre bloqueur de publicité nous empêche de toucher ces revenus. Bientôt, nous ne pourrons plus financer le travail de notre rédaction". Dans un communiqué publié le mois dernier, l'éditeur Axel Springer annonce la couleur : "Ceux qui ne désactivent pas leur ad-blocker ou ne paient pas ne pourront voir aucun contenu de Bild.de". Désormais, les lecteurs de la version numérique du journal Bild ont désormais le choix entre supprimer les ad-blockers ou souscrire à un abonnement qui leur permet d'accéder au contenu du site sans publicité.
A lire également sur le sujet :
- Apple ouvre la voie aux adblockers sur mobile