L'âge du faire : le succès inattendu des "manufactureurs"
Personne n'avait prévu que la tendance du "faire" serait aujourd'hui si prégnante. Les anglo saxons parlent de makers (ceux qui font), Ipsos Trend Observer 2015 décrypte aujourd'hui l'ère les manufactureurs. Les marques ont-elles compris cette lame de fond ?
Je m'abonne"C'est un paradoxe historique ", analyse Rémy Oudghiri, directeur du département Tendances & Prospectives chez Ipsos Public Affairs, "beaucoup pensaient que dans un futur proche, grâce aux progrès fulgurants de la science et de la technologie, nous aurions de moins en moins de choses à faire. Les machines exécuteraient l'ensemble des tâches, nous laissant libres de faire ce qu'il nous plaît. C'est tout l'inverse qui se produit. Nous faisons de plus en plus. Mieux : nous n'avons jamais eu autant envie de faire ".
L'âge du faire
Depuis les années 50, nous reléguons à des machines (des marques) une partie croissante des activités de nos parents ou grands-parents : diffusion des appareils électroménagers, naissance de l'hypermarché etc. L'ordinateur, professionnel d'abord puis personnel, a considérablement amplifié ce phénomène."Désormais, les machines font à notre place... et en tirant un peu le trait, nous pouvions logiquement imaginer qu'un jour viendrait où nous n'aurions plus rien à faire : la civilisation des loisirs l'aurait emporté sur la civilisation du travail. En 2008, le film Wall E allait jusqu'à nous imaginer devenus tous obèses à force de ne rien faire d'autre que manger et de regarder les écrans du haut de nos vaisseaux spatiaux..." poursuit Rémy Oudghiri.
Seule prédiction avérée : l'Occident n'en finit pas de grossir. Tout le reste est faux. Si des robots présentent ça et là la météo ou se font serveurs dans un restaurant au Japon, cela relève davantage de tests isolés.
Lire aussi : L'avenir du SEO à l'ère de l'IA en 2025
60% des Français veulent "faire"
Les enquêtes d'Ipsos révèlent une énorme envie de faire soi-même. Ainsi, en 2014, 60% des Français disent ressentir le besoin de réaliser ou de créer des choses avec leurs mains : cuisine, bricolage (voir l'étude GFK/Bonial "Le bricolage une passion ordinaire"), couture (lire l'interview du PDG de Singer par exemple).
Autre donnée intéressante : 51% d'entre eux ont déjà eu recours à un tutoriel pour se former sur un savoir pratique en particulier. En tête : l'apprentissage des langues étrangères, la cuisine, la photo, l'informatique et le bricolage. "En outre, recycler ou retaper n'a jamais été aussi tendance. En 2008, 30% des Français reconnaissaient réutiliser de vieux objets en y ajoutant leur touche personnelle. Ils sont 39% en 2014 ", poursuit Rémy Oudghiri. En anglais on parle de "makers", et Ipsos vient d'inventer un mot pour les désigner : les manufactureurs (
L'essor des MOOC (HEC vient de lancer 4 nouveaux cours de ce type), des imprimantes 3D (voir le cas de Yoomake chez Auchan), l'essor des plateformes entre particuliers entrent dans la tendance de réappropriation des savoirs et de leur réalisation et ce, à la fois dans la vraie vie (mouvement de la co-création) et sur la toile (essor des blogs, de sites web personnels ...). On parle parfois aussi d'Etsy Economy pour désigner ce mouvement. Le site américain de vente d'objets crées par des particuliers a même noué des partenariats avec des villes pour créer un mouvement de "city maker" (voir le cas de Rockford, un Best Case primé lors du 2ème Place Marketing Forum)
La "D-Economie"
Le D est pour débrouille... Selon Ipsos, nous sommes 66% à croire que dans le monde de demain, se débrouiller sera plus important que de détenir des diplômes. L'autre pendant de la débrouille : l'essor de la créativité (au sens large).
Tout cela n'est certes pas nouveau, mais la tendance s'est accélérée brutalement. Selon, Ipsos 6 tendances expliquent cette amplification.
Six tendances décryptées
1. Les progrès de la technologie mettent dans les mains des individus de plus en plus d'outils pour faire eux-mêmes. C'est le premier facteur décisif : la généralisation de l'internet mobile et le boom des applications changent profondément la donne. On pourrait formuler ainsi l'état d'esprit qui en découle : " Je fais parce que je peux faire ".
2. La complexité du monde moderne donne envie de retrouver un contrôle sur sa propre vie. De plus en plus d'individus vivent mal le fait de ne plus savoir comment les choses qu'ils consomment sont produites. Au travail, certains éprouvent un sentiment grandissant d'inutilité car ils ne comprennent plus la signification de leur activité, celle-ci étant devenue trop abstraite. " Faire ", dans ce contexte, c'est retrouver du sens dans sa vie ou dans sa consommation.
3. La défiance à l'égard des autorités incite un nombre croissant de Français à se débrouiller eux-mêmes. Les pratiques collaboratives séduisent aujourd'hui précisément parce qu'elles permettent de se passer d'intermédiaires. Le circuit court est préféré aux processus impersonnels et gigantesques. Le local, le covoiturage, l'achat et la vente entre particuliers : autant d'initiatives qui redonnent une capacité de contrôle aux individus et, du même coup, un plus grand sentiment de confiance.
4. La sensibilité à l'égard du gaspillage fait prendre conscience à un nombre croissant de consommateurs du piège dans lequel nous enferme l'obsolescence programmée. Le mouvement en faveur de la réparation qui émerge aujourd'hui de façon de plus en plus visible répond à ces préoccupations.
5. La durée de la crise économique favorise également les solutions " do it yourself ". Les économies réalisées permettent de survivre en attendant de meilleurs lendemains, de se constituer un revenu d'appoint ou d'investir autrement son argent.
6. La dématérialisation croissante de la vie quotidienne rend nostalgiques des individus qui cherchent à redécouvrir des savoir-faire qui disparaissent. C'est la raison pour laquelle beaucoup se pressent dans les ateliers qui les célèbrent. Témoignage d'un jeune trend setter interrogé dans Trend Observer : " Il y a une overdose de technologies. Je pense souvent à faire quelque chose avec mes mains, c'est-à-dire quelque chose qui dure. Je me vois aller voir un maître charpentier et me mettre à l'ouvrage. "
(suite page 3)
Lire aussi : Booster votre micro-entreprise : les stratégies marketing gagnantes pour les auto-entrepreneurs
Portrait
Derrière ces évolutions, certains sont plus actifs que d'autres. Dans les pays anglo-saxons, ce sont les " makers ", autrement dit " ceux qui font ". Ipsos Trend Observers propose les manufactureurs. "On ne peut pas parler de génération, car on rencontre des manufactureurs dans toutes les classes d'âges. Ce qui les distingue du reste de la population française, c'est la valeur qu'ils accordent à la créativité. Beaucoup placent celle-ci parmi les priorités de leur vie personnelle. De fait, le " maker " est d'abord un individu soucieux d'être l'auteur de sa propre vie. D'où sa dualité : il veut à la fois s'engager au service de la société et participer au changement des modes de vie. Mais il tient aussi à son autonomie. De même, il prend des initiatives, il aime le risque individuel mais il est préoccupé par l'avenir de la planète. Il aime rencontrer des gens, mais il a souvent besoin de s'isoler pour se ressourcer. Bref, il reflète les tendances qui montent dans la société d'aujourd'hui. En ce sens, le manufactureur définit un type susceptible de se développer demain, à mi-chemin entre le numérique et le réel, entre l'autonomie créative et l'engagement dans un collectif " précise Rémy Oudghiri.
Les défis du futur
Cinq défis découlent de notre entrée dans l'âge du faire. Des défis que doivent affronter dès à présent la plupart des acteurs du monde économique et politique.
- Montrer : être transparent sur le " comment ", expliquer le " pourquoi ".
- Partager : transmettre, éduquer aux savoir-faire, favoriser l'apprentissage des techniques de production.
- Coopérer : faire ensemble.
- Être utile : rendre service à des consommateurs désireux de faire en leur proposant un accompagnement.
- Promouvoir un esprit de communauté : réorganiser les structures pour redonner du sens au travail, en brisant les hiérarchies impersonnelles qui empêchent les individus non seulement de se projeter positivement vers l'avenir mais, tout simplement, de comprendre les finalités de leur action.