[Enquête] Mais où est passé le juste prix ?
Promos, soldes, ventes privées, déstockage ... Le consommateur est abreuvé de "bonnes affaires". Le prix a-t-il encore un sens ?
Je m'abonneC'est l'une des émissions les plus célèbres de l'histoire du jeu télévisé. Tous les soirs, à 19?heures sur TF1, des millions de Français se retrouvent pour jouer au "Juste Prix". Mais sitôt le poste éteint, quel est ce juste prix dans la vie réelle? Déboussolés par la pression promotionnelle permanente, les consommateurs sont devenus des chasseurs de... prix. 75% d'entre eux admettent être fortement influencés par la promotion. Ils n'étaient que 61% il y a sept ans.
En 2014, les Français ont économisé près de 3,7 milliards d'euros grâce aux remises pratiquées dans les grandes surfaces (source : Nielsen). Plus spectaculaire encore, le montant total des économies réalisées a augmenté de 11% en un an, selon Nielsen Shopper Trends. Mais paradoxalement, ces promotions attisent les soupçons sur la sincérité des prix. En 2008, la LME (Loi de modernisation de l'économie) avait d'abord réformé le régime des promotions. "Pour stimuler les ventes quand on n'a pas atteint ses objectifs, on fait du chiffre en faisant des promotions. C'est devenu une drogue dure", constate Philippe Moati, professeur d'économie et cofondateur de l'ObSoCo (Observatoire société et consommation).
1. À qui profite la guerre des prix ?
La guerre des prix, qui a d'abord éclaté dans la grande distribution avant de s'étendre à d'autres secteurs de l'économie, est un phénomène porteur de déflation. À qui profite-t-elle? "Pas aux consommateurs!, tranche Philippe Moati. La confiance a fait place à la défiance. Les consommateurs ont appris à décoder les langages publicitaires et marketing et, même s'ils sont attirés par les promotions, ils ont désormais un vrai doute sur la vérité des prix."
Cela ne semble pas avoir profité non plus aux fournisseurs, sur lesquels les distributeurs - qui se regroupent souvent dans un parfait mariage de la carpe et du lapin - font pression pour obtenir des rabais toujours plus importants. Mais une fois passé l'effet de surprise, gageons que les fournisseurs ajustent leurs prix à la hausse pour anticiper les demandes de rabais des distributeurs.
2. La qualité, juge de paix?
Pourtant, le prix juste n'est pas le prix le plus bas. L'ObSoCo et Kantar WorldPanel (1) battent en brèche l'idée reçue selon laquelle les Français rechercheraient les étiquettes les plus faibles. En période de morosité économique et de pouvoir d'achat en berne, ils intègrent, au contraire, dans leur décision d'achat, d'autres critères, au premier rang desquels la qualité. 39% des personnes interrogées par l'ObSoCo en octobre 2014 estiment que le prix juste relève du meilleur rapport qualité-prix.
"Si le contexte du pouvoir d'achat renforce effectivement la sensibilité des consommateurs aux prix et induit des comportements d'achats malins, il semble que les individus soient de plus en plus nombreux à considérer que le produit le moins cher n'est pas nécessairement une bonne affaire. Moins de 7% jugent que le prix juste est le tarif le plus bas possible", résume l'Observatoire. Las des scandales alimentaires, échaudés par l'arnaque de l'obsolescence programmée, 90% de nos concitoyens déclarent porter une attention croissante à la qualité des produits qu'ils achètent. Pour l'alimentaire, si 46% des foyers considèrent le prix comme le critère de choix le plus important, ils sont plus nombreux (47,4%) à se déclarer prêts à payer plus cher pour des articles de qualité (+1 point en 2014 versus 2013, selon Kantar WorlPanel).
Un constat à mettre en parallèle avec la baisse de parts de marché qu'accusent, depuis deux ans, les MDD et le secteur du hard discount. La qualité, notion polymorphe par excellence, s'apprécie différemment selon les catégories de produits. Dans le secteur non-alimentaire, par exemple, les consommateurs plébiscitent la solidité et la durabilité, tandis que dans l'alimentaire, l'attention est portée sur le goût, les garanties d'hygiène et de sécurité et sur l'origine géographique. La notion de service est aussi clé (extension de garantie, dispositif de click and collect, "drive", etc.).
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(1) "L'Observatoire du rapport au prix, comment la perception de la justice des prix guide-t-elle le choix des consommateurs ?", octobre 2014, sous la direction de Philippe Moati. Et "Sortir de la guerre de prix par la connaissance client", Kantar WorldPanel, décembre 2014.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter l'article suivant : La qualité, le levier pour sortir de la guerre des prix.
3. Le prix éthique
Enfin, les considérations éthiques ne sont pas prises à la légère et les consommateurs se comportent de plus en plus fréquemment en citoyens. Toujours selon l'ObSoCo, pour 28 % des interrogés, le prix juste est celui qui assure une rémunération satisfaisante aux salariés et qui permet d'assurer la protection de l'environnement.
"Proposer de bons prix ne suffit pas pour emporter l'adhésion. Outre un tarif compétitif, une enseigne doit pouvoir présenter une offre variée et de qualité, fournir un excellent service, et ce, avant, pendant et après la vente", observe Guy-Noël Chatelin, associé du cabinet OC&C, qui publie une étude annuelle sur les enseignes préférées des Français.
4. Quels soldes demain ?
"On attend les soldes..." Cette phrase vit-elle ses derniers instants? Les soldes ont aujourd'hui peu de chances de retrouver leur importance face à la pression promotionnelle permanente. Pourtant, selon une disposition de la Loi sur le commerce, l'artisanat et les PME (loi 2014-626, du 18 juin 2014) entrée en vigueur le 1er janvier dernier, les soldes flottants ont été supprimées et les soldes classiques ont lieu, comme au bon vieux temps, deux fois par an et pendant six semaines.
C'était le souhait initial des commerçants et des enseignes, qui voulaient redonner aux soldes leur statut de "fête de la consommation". Elles l'avaient perdu, de l'avis de beaucoup, depuis 2009, date d'entrée en vigueur de la LME (Loi de modernisation de l'économie), qui instaurait les soldes flottants, ainsi que le droit de faire des promotions avec un stock faible.
Selon Julie Chambonnet, consultante pour le cabinet Kurt Salmon, "si les soldes flottants avaient pour but d'événementialiser les soldes, cela n'a pas marché. Car les enseignes ont, en même temps, multiplié les promotions et les ventes privées".
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Pour beaucoup d'experts, les enseignes ne s'en sont pas sorties gagnantes. "Les modélisations économiques que nous avons faites montrent que les soldes flottants n'ont pas produit d'augmentation de la consommation", confirme Pascale Hebel, qui dirige le département consommation au Crédoc.
L'arrêt de ces opérations au profit de soldes semestriels, strictement encadrés au plan national, parviendra-t-il à relancer la mécanique ? Beaucoup de spécialistes en doutent. " L'arrêt des soldes flottants ne changera pas la situation ", estime Julie Chambonnet. Le rapport du Crédoc et de l'Institut français de la mode (datant de juillet 2012) tire le bilan de trois années d'application et propose la suppression des soldes flottants. LIRE LA SUITE EN PAGE 3.
5. Diluer les prix
Comment les marques s'arrangent-elles alors pour "faire passer" un prix et continuer à vendre malgré tout? En le diluant! Les Anglo-Saxons parlent de "downpayment". Soit une série de leviers qui ne brident pas le désir d'achat. Le différé ("Partez sans payer, votre compte sera débité dans 30 jours"), le paiement à tempérament ("en dix fois sans frais"), l'achat à crédit, la location, le leasing... demeurent des valeurs sûres pour continuer à vendre malgré la crise.
Aujourd'hui, et pour tous les produits, c'est l'abonnement qui fait recette. Les marques comptent ainsi sur une avance de trésorerie consentie par leurs abonnés, et évidemment sur un revenu récurrent. En outre, elles fidélisent à coup sûr, stimulent la consommation, collectent des données personnelles sur leurs clients et s'en servent pour appliquer une segmentation très pointue.
Dernier exemple en date, l'abonnement... brosses à dents! La marque Bioseptyl vient de se lancer dans cette voie. Le client reçoit, dans sa boîte aux lettres, tous les un, deux ou trois mois, une brosse à dents neuve. Après la presse, la musique, le téléphone, le transport, les chaussettes, les couches-culottes, l'eau minérale, les lentilles de contacts, le café... jusqu'où ira l'abonnement? Loin. 73?% des Français y croient, dont 61?% de jeunes (selon une enquête menée en mai?2014 par Ifop pour Zuora, spécialiste californien des solutions de paiement à l'usage).
La nouveauté réside désormais dans son exécution. "On parle de relationship business management (RBM), explique Philippe Van Hove, directeur Europe de Zuora. Les Français veulent un abonnement plus agile. Ils veulent mixer les offres, essayer de nouvelles choses. Bref, l'abonnement doit se rapprocher des standards du Net. Nous accompagnons les entreprises et les marques dans leur projet de bâtir des programmes plus agiles pour répondre à ces aspirations."
Avec le risque du désabonnement : s'il est plus facile de moduler cette consommation par souscription, il devient aussi plus aisé de se désinscrire. En effet, jusqu'alors, une certaine inertie s'installait entre la marque et ses abonnés. Le plaisir d'avoir le choix (et de céder à l'achat d'impulsion) était tout bonnement anesthésié. Le prix unitaire devenant de fait très flou, le ressenti prix sous abonnement était synonyme de quasi-gratuité. Combien nous coûtent, in fine, tous ces services auxquels nous sommes abonnés et que nous n'utilisons quasiment jamais ? Si le coût à l'usage se diffuse beaucoup (Autolib' ou Velib' en tête), c'est très souvent, au départ, un abonnement qui est souscrit (que l'on s'en serve ou pas).
6. Scénariser le prix
Comprendre un prix est, nous l'avons vu, très complexe. Le voir relève de la psychologie et des émotions. Rouge. Noir. Jaune. Les couleurs pour exprimer un prix sont franches et toujours les mêmes. En rayon, on ne voit qu'elles. Une dramatisation qui accroche l'oeil en une ou deux secondes. Et pour que la main attrape le produit ou clique, les études montrent qu'il faudrait entre trois et sept secondes (c'est le fameux "first moment of truth", si difficile à comprendre).
La scénarisation du prix in situ (magasins et Internet) a bien plus d'impact que la publicité. S'agissant de produits de grande consommation, par exemple, augmenter ou réduire les prix de 5% a un effet sur le volume des ventes 10 à 20 fois supérieur à celui d'une hausse de 5% du budget publicitaire. Toucher le consommateur dans son irrationalité, c'est tout l'objet de l'exécution marketing des prix.
Le design prix s'attaquera donc en priorité à l'approche dite "value to customer". Soit le calcul du sacrifice économique qu'un client est prêt à consentir à un instant T pour se procurer un service ou un produit. La valeur perçue est centrale pour définir un prix jugé acceptable. Des secteurs entiers sont fragilisés par une valeur perçue erronée.
La "fast fashion" (Primark, H&M etc.) a détruit la valeur perçue du prêt-à-porter par exemple. Entraînant une cascade de faillites mais aussi une baisse des ventes. Mais, pour ce secteur et pour tant d'autres, comme l'alimentaire, la qualité passerait devant le prix et constituerait le critère d'achat numéro un.
L'adage populaire "je n'ai pas les moyens d'acheter bon marché" résume très bien les stratégies RSE dont les marques se réclament toutes aujourd'hui. Augmenter ses prix peut envoyer un signal psychologique positif. La marque renforce son prestige et peut doper ses ventes. Actimel, par exemple, a augmenté ses prix en investissant le territoire de la santé et en devenant un alicament. Son positionnement, au départ, n'était pas le bon... d'une petite fiole de lait banale, elle est quasiment devenue un produit de santé.
Faire preuve de pédagogie en apportant du contenu est une bonne piste. Le prix juste existe. Dans une société de consommation, en demande de transparence et de preuves, les marques honnêtes se repèrent très vite.