[Tribune] Le syndrome du faux-self : ces marques qui s'oublient pour plaire
Dans le paysage actuel des marques, on observe un phénomène préoccupant : plutôt que d'affirmer leur singularité propre, de nombreuses marques se lancent dans une quête effrénée de la "formule gagnante". Karine Mast, planneur stratégique au sein du pôle stratégie du groupe Oxygen, analyse ce risque d'uniformisation des marques.
On assiste ainsi à l'émergence d'un véritable "profiling de marque" : une pratique où les entreprises, plutôt que de mener un véritable travail d'introspection pour comprendre leur essence profonde, tentent de construire le profil de marque idéal en surface. C'est une approche qui privilégie l'apparence extérieure sur l'authenticité intérieure, comme si l'identité d'une marque n'était qu'une collection de caractéristiques soigneusement sélectionnées dans un catalogue de "bonnes pratiques". Cette quête du profil parfait conduit paradoxalement à une standardisation, où la singularité réelle est sacrifiée sur l'autel d'une image calculée et artificielle.
Elles pratiquent parfois un véritable emprunt identitaire, piochant çà et là les ingrédients qui semblent faire le succès des autres : l'humour de Burger King, la qualité perçue de Picard, la visibilité de Lustucru. Comme si le succès d'un branding n'était qu'une recette de cuisine où il suffirait de mixer les bons ingrédients pour rejoindre le clan des gagnants.
Certes cette tendance au mimétisme n'est pas totalement irrationnelle. Lorsqu'une marque réussit à créer une forte résonance culturelle, elle démontre sa compréhension des attentes contemporaines et sa capacité à y répondre. Il est alors naturel que d'autres cherchent à comprendre et s'inspirer de ces succès. La difficulté réside dans la frontière subtile entre l'apprentissage des bonnes pratiques et la simple reproduction de codes. L'enjeu est de savoir transformer ces observations en une expression authentique de sa propre identité, plutôt que de tomber dans le piège du copier-coller marketing.
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Pour illustrer concrètement cette démarche d'authenticité, l'exemple d'Amazon est particulièrement éclairant : "We're not competitor obsessed, we're customer obsessed. We start with what the customer needs and we work backwards" ("Nous ne sommes pas obsédés par la concurrence, mais par le client. Nous partons de ce dont le client a besoin et nous travaillons à rebours"), affirmait Jeff Bezos.
Cette citation signée du fondateur de l'entreprise résume parfaitement cette philosophie. Une approche radicalement différente du réflexe dominant du benchmarking. Plutôt que de scruter la concurrence et d'essayer de reproduire leurs "meilleures pratiques", Amazon choisit délibérément de se concentrer sur une question cruciale : que veut réellement le client ? Cette obsession du client, loin d'être une simple posture marketing, devient un puissant vecteur de différenciation. En se libérant du regard permanent sur la concurrence, l'entreprise se donne les moyens de revenir à l'essentiel : sa propre identité au service des besoins réels de ses clients. C'est en cessant de vouloir ressembler aux autres qu'une marque parvient le mieux à se distinguer.
L'autre levier : travailler les 3 temporalités de la marque
Une des solutions pour échapper à cette tentation réside dans les trois temporalités de la marque. Car toute marque existe à travers un passé, un présent et un futur. Or la démarche de branding s'inscrit paradoxalement souvent dans une logique d'immédiateté, privilégiant l'impact à court terme au détriment d'une vision pérenne. L'exemple de Total Energies est révélateur : son récent rebranding, avec sa palette chromatique évoquant les codes des réseaux sociaux, illustre cette tendance des marques à privilégier une résonance instantanée. Cette approche traduit une certaine forme d'anxiété des marques face au temps qui passe, comme si leur pertinence ne pouvait s'exprimer que dans le présent immédiat.
Cette quête de l'instantanéité questionne la construction d'identités de marque véritablement durables, capables de transcender les effets de mode et les tendances éphémères du moment. Nous aurions tout intérêt à travailler autour des archives de la marque, de son existence temporelle. Chaque marque possède une histoire - pas nécessairement limitée au secteur du luxe - et gagnerait à mettre en valeur son ADN, quitte à opérer un virage vers un branding plus futuriste.
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Les ingrédients passé-présent-futur constituent des matériaux passionnants pour créer l'alchimie d'une marque forte et puissante. C'est dans cette intersection temporelle que réside souvent la véritable singularité d'une marque.
Retrouver le courage de choisir
Face à ce constat, il est urgent pour les entreprises de renouer avec leur essence profonde, leur raison d'être singulière. Car oui, choisir c'est renoncer. C'est renoncer au confort tiède de la transparence. C'est abandonner cette posture de caméléon qui cherche à se fondre dans le paysage des tendances.
Cet enjeu dépasse le simple cadre de l'entreprise. C'est celui de la vitalité même de notre écosystème économique. Comme dans tout écosystème naturel, la diversité est source de richesse et de résilience. Dans un monde qui penche dangereusement vers l'uniformisation, les marques ont la responsabilité d'être des sources d'inspiration nouvelle, des créatrices d'expériences authentiques. Il en va de la survie d'un marché qui ne peut s'épanouir que dans la diversité et l'innovation sincère.
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