[Tribune] UX et Data : le marketing devra-t-il choisir entre l'Homme et la Machine ?
Porté par le digital, notamment par le mobile et les objets connectés, le marketing tente de se réinventer autour de deux notions que l'on pourrait être tenté d'opposer : l'UX et la data. A tort ou à raison?
Je m'abonneL'image est évidente. Bientôt les drôles de voitures sans chauffeur de Google seront sur nos routes. Peu enclins à abuser des anxiolytiques, jamais en manque de sommeil et insensibles à la réception de SMS, ces chauffeurs invisibles disposant d'une vision 360 et en 3D sont déjà, sans être parfaits, bien plus efficaces que le milliard de conducteurs qui tuent 1,3 million de personnes dans le monde. En 1 million de kilomètres parcourus ils n'ont d'ailleurs connu que 11 accidents mineurs.
I - Big Data et algorithmes
Sous leur allure de jouet sympathique, ces voitures sont en passe de détruire ou de remettre en question des millions d'emplois : chauffeurs, taxis, auto-écoles... Uber, l'entreprise de VTC qui a déjà fortement secoué le transport de personnes y voit d'ailleurs à juste titre une formidable opportunité d'éliminer le dernier maillon faible de l'industrie. Il est bien évident que les transports collectifs, métros, bus, tramways, train, avions... ne seront pas épargnés. Tout cela pour notre bien car dans 30 ans, les accidents de la route devraient être aussi nombreux que les accidents d'ascenseur aujourd'hui !
La notion déjà ancienne "d'assisté par ordinateur" va largement se diffuser dans nos sociétés. L'éducation, la défense, la santé, la culture, et bien évidemment l'économie vont petit à petit laisser la main aux ordinateurs pour mieux nous servir.
Collecter, analyser, prédire
Le marketing dans sa quête de compréhension du monde qui nous entoure se réjouit de ce nouveau monde où tout est connecté, tout est partagé. Connaissance de l'utilisateur et de l'usage des produits, géolocalisation,... Fort de cette masse de données accessible en ligne et pour partie issue d'actions automatisées, le marketing devenu temps réel pense désormais au prédictif.
Objectif : collecter suffisamment de données - individuelles et collectives - puis créer des programmes intelligents - capables d'apprendre de leurs erreurs - pour petit à petit nous connaître mieux que nous-même. Encore considéré comme de la science-fiction il y a quelques années (comme les voitures sans chauffeur...), ce type de services commence à se développer.
Le monde de la publicité bascule progressivement dans cet univers avec le programmatique et le RTB (Real-time bidding) qui jette aux orties les ordres d'insertion à la papa. Fini l'achat par support censé permettre de toucher une certaine cible. On part désormais de la cible et, grâce à l'analyse, on trouve les supports sur lesquels elle se trouve.
Avec le numérique, les messages sont diffusés en temps réel et personnalisés avec les informations collectées au fil des interactions. Finis les messages de masse pour passer progressivement à des annonces adaptées à chaque consommateur, en fonction de leur contexte. Vous ne viendrez effectivement plus dans votre station-service par hasard. Vous serez uniquement exposé à des messages choisis et sélectionnés par des algorithmes sensés mieux vous connaître que vous ne le pensez, anticipant votre prochain désir d'achat, déclenchant l'impulsion avant qu'elle ne vous touche.
Un quotidien augmenté
Google Now, l'application du géant californien propriétaire d'Android - le système d'exploitation derrière la majorité des Smartphones dans le monde - commence également à relier vos applications pour mieux vous servir. En analysant votre agenda, votre position, l'état du trafic routier en temps-réel, l'emplacement de votre domicile, Now est déjà capable de vous alerter pour ne pas arriver en retard. Elle pourra très vite en analysant vos emails, réseaux sociaux, comprendre que vous avez réservé un voyage, vous proposer parcours, activités et centres d'intérêt en cohérence avec vos goûts.
A l'instar d'Amazon qui, en analysant progressivement votre historique d'achat et en le croisant à des données tiers vous livrera bientôt une sélection d'articles censés vous plaire. Un Club Dial intelligent en quelque sorte, qui ressuscitera par la même le vertueux & lucratif modèle de l'abonnement récurrent.
Bientôt, grâce des applications comme IFTTT ou Now, vos objets connectés - maison, voiture, bureau - dialogueront ainsi entre eux pour vous simplifier la vie sans même que vous ayez à intervenir. Comme de véritables assistants virtuels obéissant au son de votre voix et qui n'oublient jamais rien avant de partir.
Le développement de l'économie des objets connectés - 80 milliards d'ici 2020 ! - va ainsi progressivement transformer chaque individu, chaque objet en élément statistique capable de fournir de l'information à son environnement et progressivement de réagir puis d'anticiper chaque situation. Le mouvement est inéluctable. Le déploiement de réseaux permettant l'accès à Internet depuis n'importe quel point de la Terre - par fibre, satellite, ballon,... - rendra la notion " on-line " obsolète.
En face de ces algorithmes, de ces data scientists qui commencent à piloter le marketing, se dresse l'UX [User Experience, l'expérience utilisateur], comme un espoir visant à ne pas oublier l'humain au milieu de ce champ de données.
La force de l'expérience utilisateur : la suite en page 2
Au sein de cette société qui se robotise et s'automatise, naît l'économie collaborative.
II - UX : remettre l'humain aux commandes de l'entreprise
En face des voitures sans chauffeur de Google, on trouve en effet celles de Blablacar. Avec des chauffeurs bien réels cette fois.
Symbole de l'économie collaborative, cette start-up française illustre parfaitement l'autre tendance de fond du marketing du XXIème siècle. Un monde où l'homme s'appuie sur la technologie pour mieux entrer en contact avec son prochain, avec son voisin, qu'il soit plombier pour lui réparer une fuite d'eau, où en partance pour Limoges dans un 4x4 trop grand pour lui (ce qui lui permettra de louer pour le week-end ce grand appartement trop vide également). Airbnb, Uber (encore lui), Family Hero, font partie de ces sociétés qui mettent en relation les personnes entre elles.
Bien évidemment le profit - pas toujours déclaré - n'est pas étranger au succès de ce modèle en temps de crise. Mais cette génération semble avoir une volonté farouche d'imposer une nouvelle vision du marketing, de l'entreprise et de sa place dans la société.
Un monde où l'on place l'expérience utilisateur au centre du jeu.
Un monde où l'on intègre le consommateur dans le processus de création d'un produit, d'une publicité.
Un monde dans lequel on repense les organisations et le management autour de projets et non de départements.
Un monde comme celui de Netflix où les employés sont libres de prendre les vacances qu'ils souhaitent.
Un monde comme celui de Zappos qui vend des chaussures mais qui demande à son service client d'être capable de trouver la pizza à un client qui le demanderait.
Le CRM (l'affreux GRC français pour Gestion de la Relation Client) avait tenté d'inventer ce modèle mais s'est hélas perdu dans l'industrialisation de celui-ci. Un égarement parfaitement illustré par ces serveurs vocaux interactifs, véritables labyrinthes kafkaïens déshumanisés et sans issue dans lesquels les clients se perdent encore aujourd'hui.
L'UX Designer, autour de l'humain
Le porte-drapeau de cette vision profondément humaine de l'entreprise et du marketing s'appelle aujourd'hui l'UX designer. UX pour User Expérience, l'expérience utilisateur.
Né de l'ergonomie et du besoin de bien penser le parcours des clients dans un monde où les points de contact avec le consommateur se démultiplient (et où il est donc facile de le perdre), l'UX est, au-delà d'une méthodologie, en train de devenir une profession de foi des entreprises modernes. Qui dépasse très largement le design (faussement réducteur en français).
Un besoin viscéral de partir du besoin de l'utilisateur tout autant que des objectifs de l'entreprise.
Un besoin de mettre un visage sur des données.
C'est peut-être pour cela que l'on croise au coeur de l'UX les personae, ces gens normaux qui symbolisent les cibles.
C'est aussi pour cela que l'on pratique le gamestorming, pour mettre le jeu et l'échange au centre de la réflexion & de l'analyse.
Terriblement empirique cette approche met également la sérendipité - art de faire une découverte par hasard - comme un élément essentiel de la création, de la recherche et de l'innovation.
Est-elle pour autant en confrontation directe avec l'analyse scientifique, que ce soit pour inventer le marketing de demain ou une nouvelle forme de République?
III - Boire ou conduire, faudra-t-il choisir?
Le schéma est en effet presque trop simple et remplit nos livres d'Histoire.
L'affrontement éternel entre la science et l'art, la raison et l'émotion, le hasard et la nécessité, l'homme et la machine.
À l'heure où l'intelligence artificielle et les robots pointent leur nez dans notre quotidien, le marketing est en passe de devenir une science qui se nourrit de données collectées par les objets qui nous entourent. Fini les " artistes " des années 70, place aux "data scientists" & aux ingénieurs pour décrypter le monde qui nous entoure. Le Chief Data Officer, inexistant il y a quelques années, devient un acteur central des organisations.
Dans le même temps, beaucoup d'entreprises tentent- dans une forme d'autodéfense qui dépasse le simple coup de communication- de replacer l'humain au centre de leur préoccupation. L'UX est emblématique du retour de l'homme au coeur du projet d'entreprise. Bien-être des employés, satisfaction des clients, respect des fournisseurs, défense des valeurs et rôle sociétal semblent remplir la réflexion des conseils d'administration, au-delà des problématiques d'EBITDA et de dividendes. Comme si, un peu effrayés à l'idée de basculer dans un monde totalement numérique, nous avions besoin de l'adhésion de tous et de l'assurance que tout cela était pour notre bien. Bientôt des Chief UX Officer incarneront peut-être cette volonté de ne pas oublier cela ?
Chez userADgents, nous pensons que c'est dans l'équilibre de ces deux forces que se dessine ce marketing post-Kotlerien qui nous attend. En faisant concrètement de chaque ingénieur le premier garant de l'UX; en demandant à chaque designer de se nourrir de données ou " Smart Data ". Afin de donner du sens à la science.
Au-delà de l'aspect purement marketing & économique il y aura, pour nos sociétés, la nécessité de définir ce nouveau monde piloté par des algorithmes, sans faille, mais capable de laisser l'humain et ses imperfections au coeur de celui-ci. Afin que, si comme le disait Orwell " la dictature s'épanouie sur le terreau de l'ignorance ", nous nous assurions qu'une nouvelle forme de totalitarisme ne naisse pas de cette connaissance absolue.
Parce que le choix - comme l'erreur - est humain.
Et que rien de grand ne s'est fait sans passion. Et parfois sans hasard.
L'auteur : Renaud Ménérat, expert du digital et de la mobilité depuis 20 ans, est le fondateur et président de userADgents, agence digitale mobile first, de Joshfire, agence spécialisée dans les objets connectés, et de la Mobile Marketing Association France.