"Déconnectez vous !"
Rémy Oudghiri, directeur du département tendances et prospective d'Ipsos, publie "Déconnectez vous !", une invitation à la "e-mesure". Un mouvement vers une déconnexion volontaire est en marche partout dans le monde. L'ouvrage n'est pas "anti Net" mais incite à reprendre le contrôle sur sa vie.
Je m'abonne[Extrait p.31]
Une addiction contemporaine
La scène a été imaginée par le chercheur américain Ian Bogost, professeur à Georgia Tech. Le jour viendra, selon lui, où, comme les fumeurs, les personnes accros aux BlackBerrys ou à l'iphone seront obligées de sortir des lieux publics pour assouvir leur besoin pressant 1. Dans les aéroports, imagine-t-il sérieusement, ils auront leur espace réservé, séparé de la foule par des vitres transparentes. Et lors d'un dîner, c'est en s'excusant avec un air coupable qu'ils se lèveront de table. Ian Bogost évoque le chiffre de cinquante ans d'ici à ce que cette scène se réalise. Au rythme où vont les choses, peut-être attendrons-nous moins longtemps...
Dans son article, Ian Bogost fait la liste des symptômes qu'un détenteur de BlackBerry a toutes les chances d'avoir connus. L'un d'entre eux se distingue par son caractère particulièrement addictif : se lever à deux heures du matin pour vérifier ses emails... L'habitude est vite prise : on jette un coup d'oeil rapide le matin en se levant, puis on recommence au cours du trajet vers son lieu de travail, puis au déjeuner, puis au dîner. Et ainsi de suite. Le mouvement est sans fin. Il suffit aujourd'hui de prendre le bus ou le métro pour se rendre compte de visu de cette nouvelle habitude. En voiture également, il existe des solutions pour rester connecté. Ainsi, pour les automobilistes les plus dépendants, le constructeur allemand BMW a imaginé une voiture qui lit les mails pendant que vous conduisez et vous permet, via un outil de reconnaissance vocal, d'envoyer des courriels en les dictant sans perdre un seul instant le contrôle du volant2. De cette façon, vous n'êtes jamais déconnecté.
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Vérifier à chaque instant ses mails, ou ses messages sur Facebook, ou son compte Twitter, ou les trois : Ian Bogost compare ces nouvelles habitudes sociales à celle de la cigarette. À la grande époque de la gloire du tabac, dans les années 1950-1960, tout le monde (ou presque) fumait. C'est du moins l'impression que l'on a aujourd'hui quand on regarde un film de ces années-là. Le BlackBerry a engendré le tic social le plus visible depuis la cigarette affirme Ian Bogost. Selon lui, le smartphone partage avec le tabac la même ambivalence : répugnant et dangereux d'un côté, cool et chic de l'autre.
La technologie s'est emparée de notre intimité
Cette addiction se lit dans les chiffres des nombreuses enquêtes disponibles sur les usages des technologies. À vrai dire, le besoin de se connecter est devenu pour certains si pressant qu'il n'existe plus de frontières pour le satisfaire. Aucun lieu aujourd'hui n'échappe au désir de connexion. Pas même le plus intime d'entre eux : le lit.
Dans l'imaginaire de la plupart des gens, rien n'incarne mieux l'idée d'intimité que cet endroit du repos suprême, ultime dépositaire de nos rêves et de nos fantasmes. Et pourtant ! Une enquête réalisée par Ipsos en février 2011 auprès des 16-65 ans ne laisse guère place au doute. Le lit est devenu un " lit connecté ". 45 % des personnes interrogées y téléphonent et 40 % y envoient des SMS. Ces deux chiffres s'élèvent respectivement à 68 % et 71 % si l'on se concentre sur les moins de trente-cinq ans. Ces derniers sont d'ailleurs 35 % à y envoyer des mails ou à y jouer à des jeux (sur console, téléphone ou internet). Mais s'il n'y avait que le lit... Plus aucun lieu n'échappe désormais à la lame de fond de l'hyperconnexion. Ainsi, la même enquête fournit d'autres statistiques tout aussi fascinantes. Au moment des repas, par exemple, le besoin de connexion ne s'interrompt pas. Ainsi 42 % des jeunes reconnaissent envoyer des SMS tout en mangeant, tandis que 35 % d'entre eux téléphonent. On pourrait ainsi se rendre dans tous les lieux et visiter chaque pièce de la maison. Devant la télévision, les moins de trente-cinq ans sont 65 % à téléphoner, 71 % à envoyer des SMS, 53 % à envoyer des mails ou 42 % à consulter leur compte Facebook ! Les toilettes ne sont pas négligées, puisque 43 % y lisent ou y envoient des SMS. Même quand ils sont en présence des autres, certains ressentent ce besoin d'être connectés. Sur leurs lieux de sortie, quand ils sont avec d'autres gens (bars, cafés, restaurants...), 63 % des moins de trente-cinq ans envoient des SMS et 53 % téléphonent. Il faut imaginer ces chiffres avec une population équipée majoritairement de smartphones. Nul doute qu'ils seront amplifiés dans un proche avenir.
Le téléphone portable est donc devenu, pour certains, un objet intime qui les suit partout. Il apparaît chaque jour plus difficile de s'en séparer, même pour dormir. L'enquête Ipsos révèle que 49 % des Français âgés de dix-huit à soixante-cinq ans dorment avec un téléphone portable à côté de leur lit ou dans leur lit (72 % des moins de trente-cinq ans). Détail hautement symbolique : 11 % des femmes de dix-huit à trente-quatre ans dorment avec leur téléphone portable dans leur lit ! Ces dernières ont atteint un stade de dépendance telle qu'elles ne peuvent plus s'en séparer un seul instant. Des entretiens avec des personnes concernées par cette curieuse habitude en ont révélé un des motifs : cela les rassure de le savoir auprès d'elles. En cas d'urgence, elles ont en effet besoin de pouvoir mettre la main immédiatement sur leur téléphone.
Dans la rue, à l'intérieur des métros ou des bus, au bureau, à la cantine, dans les cafés, nos contemporains vivent désormais la tête penchée, les yeux occupés à déchiffrer les signes qui s'inscrivent sur les écrans qu'ils transportent avec eux. Parfois, une pensée nous titille : et si les machines nous avaient hypnotisés ? Un ami de la psychologue Sherry Turkle le dit à sa façon : Ce ne sont pas nous qui faisons nos emails ; ce sont nos emails qui nous font 3. C'est indéniable: l'hyperconnexion donne parfois l'impression de nous tenir sous son emprise au moyen de sa profusion permanente de messages.
L'ampleur de la dépendance
Sherry Turkle cite le cas de ce jeune homme qui sombrait dans le spleen faute d'avoir reçu un SMS plusieurs heures d'affilée. Une étude réalisée pour la Foire de Paris en mars 2012 montre que 19 % des Français ressentent beaucoup de joie quand ils reçoivent un texto tandis que 48 % en ressentent un peu. Plus d'un tiers des moins de vingt-cinq ans disent ressentir beaucoup de joie4.
Une douce dépendance s'est installée qui gouverne nos humeurs. Avoir un fil à la patte, c'est aussi cela : ressentir des émotions qui varient au gré des connexions. Une émotivité qui ne s'arrête jamais, car les flux de messages eux-mêmes ne connaissent pas le repos : nous sommes connectés du matin, dès notre réveil, jusqu'au soir, au seuil de notre sommeil.
Les individus concernés sont-ils conscients de leur dépendance? Oui, et les chiffres sont légions dans ce domaine. Ainsi 63 % des lycéens français avouent en 2012 : Sans mon téléphone portable, je me sens perdu 5. Même si les plus âgés sont beaucoup moins nombreux à l'avouer (22 % des plus de cinquante ans dans la même étude), il est à parier que leur proportion va grandir avec la diffusion des smartphones. C'est que le téléphone relié à internet a une fonction sécurisante. Ainsi, dans le livre de Sherry Turkle, un homme de cinquante-deux ans avoue : Je ne me sépare jamais de mon téléphone portable. C'est ma protection.
Une erreur souvent commise aujourd'hui consiste à croire que seule une partie de la population, les plus jeunes, désignés comme digital natives ou " génération Y " seraient accros aux technologies, et à internet en particulier. Il n'en est rien. Ce sont les Français dans leur ensemble, dès lors qu'ils sont internautes, qui connaissent rapidement le besoin irrépressible de se connecter à internet. En 2012, 68 % des internautes français déclarent : J'ai vraiment besoin de me connecter à internet au moins une fois par jour. Les différences entre les plus jeunes et les plus âgés existent, mais elles ne sont pas flagrantes.
Derrière cet enthousiasme, il y a bien sûr des aspects positifs. Internet a permis d'alléger sensiblement les contraintes qui pèsent sur nous. Nous gagnons en temps, en autonomie, en information. Des renseignements d'une grande richesse sont accessibles sur la toile sur à peu près tous les sujets. Même si l'abondance est parfois un obstacle à la connaissance, sur de nombreux aspects pratiques de la vie, internet apporte des réponses ou des débuts de solution. 65 % des Français interrogés en 2012 considèrent que les nouvelles technologies leur simplifient la vie. Après avoir rechigné devant certains progrès techniques, ceux-ci se sont convertis en masse aux nouvelles pratiques numériques. Pour le meilleur et pour le pire.
De fait, la dynamique de la connexion généralisée engendre également une série de comportements qui nuisent à l'équilibre des individus. Le monde de la connexion généralisée ne présente pas que des avantages. Il a même tendance, dans certaines circonstances, à fragiliser le lien social.
Notes
1. Ian Bogost, The cigarette of this century, in The Atlantic, juin 2012.
2. Il s'agit du concept BMW Vision Connected Drive.
3. " We don't do our e-mail ; our e-mail does us ", in Sherry Turkle, op. cit., p. 279.
4. Enquête Ipsos réalisée en ligne du 29 février au 7 mars 2012 auprès d'un échantillon de mille personnes, représentatif de la population française âgée de seize ans et plus.
5. Ipsos, Observatoire des modes de vie et de consommation, vague 2012 (juillet).
6. Sherry Turkle, Alone Together, op. cit., p. 280.
(1)" Déconnectez-vous ! Comment rester soi-même à l'ère de la connexion généralisée" Editions : Arléa