Le futur ne se crée pas l'œil rivé dans le rétroviseur
Que les seniors soient l'objet de toutes les attentions, tant mieux pour eux. Mais qu'ils prétendent imaginer un futur qu'ils ne contribueront que fort marginalement à construire ne peut qu'aboutir à des aberrations et des contresens.
Récemment, lors d'un colloque sur le futur des transports urbains, divers
experts prônaient le covoiturage comme l'ultime solution à nos problèmes de
déplacement ; le “car sharing”, doit-on dire désormais, parfaite synthèse entre
le collectif et l'individuel. En un mot le transport idéal d'une génération
dont le premier réflexe, à 21 ans, l'âge légal de la majorité alors, consistait
à passer son permis pour se noyer le plus rapidement possible dans la grande
masse des conducteurs. Rite de passage initiatique, mythe moderne de la société
de consommation. Le problème aujourd'hui, c'est que l'on ne devient plus adulte
en se calant derrière un volant.
Chaussure de sport, roller et skate
Récemment, je demandais à des adolescents leur avis sur la conduite accompagnée. “Je ne me vois pas au volant d'une voiture”, me répondirent-ils. Ne tirons pas des règles hâtives de quelques remarques isolées, mais en y regardant de plus près, leurs moyens de locomotion sont multiples et ne sont certainement pas les mêmes selon que l'on s'adresse aux bandes encore très tribales des banlieues ou à des lycéens urbains. Globalement, on en dénombrera trois, ultra-majoritaires : la chaussure de sport, le roller et le skate. Les jeunes marchent : avant d'acheter des marques comme Nike ou Adidas, ils plébiscitent un mode de locomotion. D'ailleurs, si les collégiens continuent à baliser leur univers de marques emblématiques, lycéens et étudiants continuent à se chausser sportivement, mais plus anonymement. Roller et skate complètent très logiquement cet équipement. Le futur des transports urbains ne s'envisage certainement pas à l'aide de chaussures de sport, rollers et skates, un peu comme le RER a su réserver des espaces dans ses wagons pour les vélos. Simplement ce sera celui d'une génération pour qui la voiture ne constitue plus un mythe. Car, si Roland Barthes a su inscrire la DS 19 parmi ses Mythologies (1), l'époque apparaît bien révolue !
Les jeunes cherchent à faire éclater les carcans
Le problème, c'est que bien des archétypes sur lesquels se fondent nos experts pour décrire les jeunes d'aujourd'hui apparaissent plus en résonance avec ceux des jeunes… qu'ils ont eux-mêmes été. Et de nous peindre des lycéens et étudiants tribaux, obnubilés par les marques. Or le tribalisme, c'est l'exacerbation de la fermeture sociale. Les individus y respectent des codes extrêmement structurants, auxquels nul ne saurait se soustraire sous peine d'exclusion. Le tribalisme a façonné la France des siècles durant : celui de nos villages, de nos quartiers, voire de nos grandes écoles. Celui, aujourd'hui encore, de nos banlieues. Mais dans leur grande majorité, les jeunes Européens cherchent à faire éclater les carcans et à y substituer des systèmes plus lâches et ouverts ; tellement ouverts qu'ils ne répondent même plus à la définition des théoriciens de Palo Alto (2). Des systèmes de communication où l'on peut “avoir envie de dire à un ami “Je pense à toi” sans avoir à entamer une conversation avec lui”. Faute de l'avoir compris, les opérateurs de la téléphonie mobile sont passés à côté des SMS. Quant à la passion des jeunes pour les marques, elle cesse assez brutalement à l'entrée au lycée. La première, Nike en fit les frais quand, en 2001, un étudiant du MIT lui commande des chaussures personnalisées du mot “sweatshop” ; ces ateliers de la sueur où les petits asiatiques fabriquent les baskets du géant américain. D'emblématique, la marque se muait en un vulgaire punching-ball car, bien entendu, l'histoire fit le tour de tous les sites internet ! Pareil dans le domaine des nouvelles technologies où d'accros aux marques, les jeunes se sont mués en véritables experts, capables de discerner parmi une kyrielle de produits par trop semblables celui qui correspond exactement à leurs besoins : les fabricants de baladeurs mp3 ou de téléphones mobiles l'ont appris à leurs dépens. Voici donc un futur bien étrange aux yeux de marketeurs formés au siècle dernier, nourris au lait de marques grasses d'un imaginaire construit à grands renforts publicitaires… Et pourtant, telle est la direction vers laquelle il leur faut tourner leurs regards, car c'est là que se construit le futur.