Mercedes Erra (BETC) : "Le courage en publicité, c'est de faire des choix"
BETC Paris fête ses 30 ans, vient d'être nommée agence la plus créative du monde... et devient première agence française à se hisser en tête du classement WARC Creative 100. Invitée à débattre sur la place de la publicité à l'heure de l'IA au sein du Wagon, réseau de formation web et data, Mercedes Erra, présidente du groupe BETC, livre son analyse sur le sujet.
Je m'abonneEn quoi l'intelligence artificielle (IA) va-t-elle bouleverser le secteur de la publicité ?
Mercedes Erra : Depuis dix ans, nous vivons beaucoup d'agitations, mais mon sentiment c'est que c'est un peu trop agité. Et cela manque de rationalité. Comme toujours au moment où les choses bougent, il faut les analyser de multiples façons. L'IA ne va pas changer le monde. D'ailleurs, ce n'est pas ce que veulent les consommateurs. Ce ne sont pas des toupies. Chez BETC, nous avons des campagnes qui fonctionnent depuis plus de 20 ans. Et à chaque fois que je veux changer quelque chose, les clients s'alarment. Donc, le changement n'est pas aussi rapide du côté des consommateurs. Même si, bien sûr, l'IA est une ouverture. La révolution est actée auprès des jeunes. À l'agence, nous formons tout le monde sans savoir ce que cela va apporter à chacun. Mais nous y allons. En faisant appel à une armada juridique, parce que pour le moment, nous devons tout vérifier, les images, le contenu... Je crois beaucoup au fait de travailler calmement, de regarder les adaptations service par service... Mais nous avons déjà pas mal d'utilisations.
Selon vous, comment évolue le marché ?
M. E. : J'ai appris que le monde n'était pas calme depuis la révolution d'Internet et l'accélération liée au digital. Cela a complètement changé nos vies, mais pas toujours dans le bon sens. Quand j'ai commencé ce métier, il y a 40 ans, je produisais huit assets par campagne quand, aujourd'hui, il en faut 550. À mon avis, il y en a 400 qu'on peut mettre à la poubelle. Les agences de publicité ont trop de pression et cela croise un autre sujet qui est très important : celui de la sobriété et de l'écologie. Je pense que l'on devrait privilégier la qualité de contact plutôt que la quantité de contact. Or, en publicité, la mémoire et le souvenir comptent. On analyse très bien la valeur d'intention qu'il y a dans la télé, dans une affiche ou sur le digital, etc. Et ce n'est pas au profit du net. En revanche, tout l'aspect CRM du net, qui est assez fascinant, n'a pas toujours été mis en avant. On parle de personnalisation, mais il y en a très peu en réalité.
Comment les annonceurs appréhendent-ils l'IA dans leurs campagnes ?
M. E. : Ils sont très agités. Ils sont persuadés que grâce à l'intelligence artificielle, les campagnes vont coûter moins cher. C'est devenu une obsession. Même les grands comptes veulent faire des économies. Or, la plupart des agences sont des PME. Ce métier est de moins en moins payé, pourtant la création est fondamentale et doit être rémunérée. Il faut verrouiller les basiques et produire une création de qualité pour être à la hauteur du résultat.
"Il n'y a rien de plus brillant que l'humain. L'intelligence artificielle n'est qu'un instrument."
Et puis en création publicitaire, il faut aussi être connecté avec le réel...
M. E. : Le réel, c'est quelque chose de compliqué, y compris dans la publicité. C'est subjectif. Donc regarder, analyser les phénomènes de société, c'est quelque chose de fondamental pour atteindre une forme de vérité quelque part. Le plus difficile, c'est de faire des choix, ne pas craindre de soutenir une idée. Il y a beaucoup de rationnel dans notre métier, c'est une science humaine. Nous devons analyser les leviers, mais aussi tenir compte de certains blocages des consommateurs. Nous faisons des tests, des études quantitatives et qualitatives auxquelles j'adore participer, mais il est très difficile de prédire si une pub va marcher ou pas. Pour la campagne d'Évian, l'institut Ipsos me conseillait de ne pas sortir celle avec les bébés...
Quelles sont les opportunités liées à l'IA ?
M. E. : Je considère qu'il n'y a rien de plus brillant que l'humain. L'IA, c'est un instrument, comme tout instrument, il peut être très utile pour produire plus vite et inventer des emplois plus intéressants. Dans la publicité, un rédacteur peut, par exemple, accélérer le nombre de signatures. Selon l'habileté du prompt qu'il envoie, cela peut être efficace. Quand vous avez une série de phrases, avant de tomber sur "Faire du ciel le plus bel endroit de la Terre" (Air France) ou "Ce qu'il fait à l'intérieur se voit à l'extérieur" (Activia) ou encore "Petit à petit, on devient moins petit" (Danone Kid), cela peut mettre un certain temps, mais il peut arriver qu'au milieu, il y ait une phrase géniale. Le problème de notre métier, c'est de décider de ce qui est génial. C'est l'une des choses que je peux expliquer sans fin à mes clients. Le problème des annonceurs, c'est qu'ils n'arrivent pas toujours à choisir. Là où ils m'attendent, c'est dans la dimension conseil pour identifier les leviers de persuasion. Et le courage, c'est le choix. Donc, pour un grand créatif, c'est pareil. Le courage, ça va être le choix. Et c'est tellement fragile. Le propre d'une idée, c'est de ne pas résister à la torture. La seule parole qui marque, c'est celle qui est forte, qui résulte d'un choix, y compris collectif. Chez BETC, on est ouvert, on ne fait pas l'offense du futur, on n'a pas peur. L'IA ne va pas nous manger tout d'un coup.
Quels risques identifiez-vous ?
M. E. : Ils sont assez clairs, dans le prolongement des problèmes rencontrés dans la relation des jeunes au digital et en particulier avec l'information et les "fake news". Je suis assez inquiète pour la jeune génération, honnêtement. L'IA, c'est génial si l'on est un tout petit peu structuré. On vous raconte des histoires, mais où sont le vrai et le réel ? Il faut être vigilant.
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Comment l'agence s'organise-t-elle pour intégrer cette nouvelle culture ?
M. E. : Aujourd'hui, nous faisons des maquettes. On s'aperçoit qu'en faisant des maquettes sur l'IA, c'est efficace. En production, l'usage de l'IA, c'est comme un jeu vidéo, c'est un nouveau mode d'animation. On s'amuse. Mais il manque l'émotion de l'artiste. Grâce à l'intelligence artificielle, les planneurs stratégiques, par exemple, vont rechercher des rencontres un peu étonnantes, notamment dans l'idéation. C'est super intéressant, mais s'il n'y a pas le talent de quelqu'un qui sait ce qu'est une marque, où elle en est, ce qui va lui aller, c'est compliqué de faire des choix. Or, c'est tout le sujet. La création, c'est du courage et des gens pour permettre la réalisation d'une campagne belle et intéressante. Or, face à un annonceur qui a peur de tout, c'est fini. Et tout cela va perdurer, IA ou pas.