Presse : quand les médias américains se lancent dans l'aventure française
Forbes, Business Insiders ou Mashable. Ces trois médias américains ont décidé de partir à la conquête des lecteurs français. Comment se sont-ils lancés? Décryptage.
Clap de fin pour le média dédié au développement durable Terra Eco (pour mieux se relancer en 2017?), liquidation judiciaire du titre LGBT Yagg en octobre, ou encore fusion de L'Expansion dans les pages de L'Express le mois suivant ; 2016 dresse un bien triste bilan pour le paysage médiatique français. Malgré la crise durable dans laquelle elle est engluée, 97,7% de la population demeurent fidèles à la presse papier (mais aussi web) selon les chiffres du dernier trimestre 2016 de l'étude ACPM ONE Global, soit une hausse de 0,1% par rapport au trimestre précédent. Portés par cette appétence évidente pour la presse écrite, certains médias nés à New York ont décidé de traverser l'Atlantique pour tenter l'aventure française. En 2016, Mashable, Business Insider et plus récemment Forbes sont ainsi venus enrichir l'offre dans la presse technologique et économique.
Alors que des acteurs locaux s'y sont brûlé les ailes, à l'instar de Presse Non-Stop qui a stoppé la parution d'Humanoïde après un an d'existence, comment ces titres ont-ils réussi le lancement de leur mouture francophone ?
Miser sur une marque forte
Les Français n'ont pas attendu le lancement de Forbes.fr pour découvrir le média aux célèbres classements ("The world's billionaires list", "30 under 30") : avant le 16 novembre 2016, près d'un million d'internautes domiciliés dans l'Hexagone se rendaient déjà chaque mois sur la version américaine du site, d'après les observations de Dominique Busso, CEO de Forbes France. Une première explication au succès de cette licence qui a " dépassé les 100 000 visiteurs uniques dès son premier mois d'existence " en s'appuyant sur une marque connue et reconnue sur son territoire natal comme au-delà de ses frontières. L'entrepreneur des médias évoque également l'importance du positionnement : "Le fait qu'il y ait autant de lecteurs de Forbes.com en France montrait leur appétence pour une offre différente de l'existant".
C'est pourquoi les titres américains qui se lancent ici tablent sur un positionnement original, à l'instar de Business Insider. "Aujourd'hui, tous les grands médias se diversifient dans l'économie et la technologie, il faut donc traiter ces sujets autrement", justifie Hubert Michaux, directeur général France du titre qui a débarqué en septembre dernier en s'adossant à Prisma Media. "Pour Business Insider, l'idée n'est pas de rebondir sur toutes les actualités mais de dénicher la particularité pertinente pour notre lectorat d'une information pour la traiter au format snacking (court, multimédia)", détaille-t-il.
Un parti pris qui a convaincu près de 500 000 visiteurs uniques trois mois après son démarrage. Même son de cloche du côté de Mashable avec France 24 dont le site a été inauguré en mars 2016 face au constat que la vitrine américaine attirait un trafic français. "Pour un nouveau pure player, c'est très difficile de s'installer sur ce marché à moins d'être positionné sur une niche", témoigne Vincent Fleury, directeur des environnements numériques France Médias Monde. La niche, France 24 l'a trouvée dans le traitement de l'actualité à destination des Millennials "et de tous ceux qui consomment les médias comme des millennials" via "une marque établie auprès de cette cible". Le credo : " Informer, inspirer et divertir afin d'émerger sur un marché encombré sur les lequel tous les acteurs souhaitent créer une verticale pour s'adresser à cette cible ".
S'appuyer sur un groupe média local
Outre-Atlantique, le choix du partenaire média français est aussi crucial, comme l'explique Dominique Busso : "Confier sa marque média à une tierce personne est engageant. Il est donc primordial de trouver le bon partenaire." Fondateur de NetMediaEurope (éditeur de ITespresso, Ubergizmo) entre autres activités média, l'homme d'affaires a approché, en 2014, la direction du titre fondé en 1917 afin d'obtenir une licence de cette "belle marque" à exploiter en marque blanche via sa start-up média 360 Business Media. Ce modèle du licensing est le plus répandu dans les déclinaisons média internationales et s'appuie la plupart du temps sur un puissant groupe de presse local. Ce dernier en fait une marque de son portefeuille de titres (contrairement à 360 Business Media qui s'efface derrière Forbes France), à l'instar de Business Insider qui a rejoint le portefeuille de Prisma Media aux côtés de titres tels qu'Harvard Business Review ou National Geographic. Un projet logique donc pour le groupe français qui possède "une forte culture de la licence américaine", mais un projet long. Il aura fallu plus d'un an au total pour construire Business Insider France, ayant fait "l'erreur d'annoncer une date de lancement fixe", selon Hubert Michaux.
Autre scénario pour France 24, approché en 2014 par le directeur de la rédaction de l'époque Jim Roberts qui "connaissait et appréciait le média et les valeurs de la France qu'il véhiculait" se souvient Vincent Fleury. La filiale télévisuelle de France Médias Monde, détenu par l'État français, est liée au site d'actualité (dans lequel Turner Broadcasting a investi 15 millions de dollars en mars dernier) par "un partenariat qui définit les paramètres de responsabilité de chacun : France 24 sur le volet rédactionnel et Mashable sur le volet monétisation". À l'époque, l'aval par le service public d'un tel projet média (financé en partie par le fonds Google dédié à l'innovation) avait d'ailleurs fait vivement réagir les patrons d'entreprises de presse qui accusaient le gouvernement de léser des pure players locaux au profit de mastodontes américains.
Exploiter la marque pour le marché
Si la plupart des médias se lancent en France avec des traductions d'articles (le Journal Du Net avec certains articles de Business Insider), le modèle n'est que partiel. "Seuls 10 à 15 % des contenus sur Forbes France sont issus de traduction", témoigne Dominique Busso, car "le succès repose sur la capacité à distiller l'ADN de la marque dans un contenu produit localement pour une audience locale".
Pour comprendre "la ligne éditoriale, les mécaniques d'écriture, les angles et le ton Business Insider", Prisma Media a accueilli dans ses locaux un collaborateur new-yorkais durant trois semaines. À l'inverse, une équipe de France 24 s'est rendue à New York afin de discuter des modalités du partenariat et de s'imprégner de la culture Mashable. Pour concrétiser ces projets, les médias locaux ont dû constituer des équipes sur mesure.
Chez Prisma Media, Business Insider France a pris la forme d'"une start-up au sein du grand groupe, avec ses propres bureaux, son équipe éditoriale et de développeurs dédiée, et ce jusqu'à ce que le site atteigne le million de visiteurs uniques". Pour Forbes France, Dominique Busso a appliqué le modèle éditorial qui a fait le succès du titre outre-atlantique : une quinzaine de journalistes dirigée par Jean Rognetta (contre une centaine à New York) et plus de 60 contributeurs parmi lesquels le fondateur de KissKissBankBank Vincent Ricordeau ou l'industriel Charles Bombardier (un chiffre qui grimpe jusqu'à 1 800 pour l'édition américaine). L'homme d'affaires a également fait le choix de différer le lancement du magazine papier, prévu avant l'été 2017 d'abord sous format trimestriel ou supplément et uniquement sur abonnement et en distribution sélective (événements, business lounges, hôtels) en raison d'une "diffusion difficile en France qui pousse à en préférer une sélective mais qualifiée, bien que destinée à être élargie". La licence Forbes, d'une durée de huit ans, prévoit également la possibilité d'exploiter le format de conférence "30 under 30" actuellement à l'étude.
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