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Jean Viard : "On a basculé dans une société du temps libre"

Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris. Ses domaines de recherches sont les temps sociaux, mais aussi l'aménagement du territoire, l'agriculture et les comportements politiques. Il livre son analyse sur les principales évolutions de la société.

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Jean Viard : 'On a basculé dans une société du temps libre'
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Quelles sont, selon vous, les grandes tendances de la société de consommation ?

Jean Viard : Nous étions depuis 150 ans dans une idéologie du progrès, où, sans arrêt, il fallait aller plus vite, plus haut, etc. Et puis, petit à petit, la qualité de vie a primé sur le progrès. C'est ça le basculement, même si cela n'empêche pas le progrès technologique. Et puis, la pandémie a remis la science au milieu des sociétés. On s'est rendu compte qu'elle pouvait nous sauver et cela a impacté aussi notre rapport à la nature. Ce qui a changé, c'est la pénétration du sentiment écologique dans l'économie. D'ailleurs, 30 % des jeunes considèrent que la bataille écologique est la première des batailles. Comme celle de l'énergie d'ailleurs. L'objectif, c'est de reconstruire une terre habitable. Nous assistons à une immense rupture anthropologique dans une société où l'homme n'a jamais été aussi libre. L'individu s'est autonomisé, autant l'homme que la femme. Les hommes s'occupent de plus en plus des enfants et les femmes font de plus en plus des carrières... La question est de savoir comment ces grands bouleversements vont s'articuler avec la grande guerre climatique pour faire quelque chose de positif. C'est cela l'enjeu.

Est-ce que les jeunes, dont vous venez de parler, aspirent à de nouvelles valeurs, de votre point de vue ?

J. V. : La jeunesse aujourd'hui n'a pas de grandes idéologies politiques. La génération précédente, qui est la mienne, revendiquait une conviction de citoyenneté. On était de gauche, on était de droite, on était révolutionnaire. On entrait dans une idéologie un peu comme en religion. Les jeunes aujourd'hui font des opérations coup de poing. Ils votent moins, mais ne sont pas moins engagés. C'est la génération de l'égalité homme-femme, du refus du racisme...

Quel rôle jouent les marques dans notre société ? Et ont-elles un rôle à jouer d'ailleurs ?

J. V. : Moi, je suis très proche de la pensée de Raphaël Llorca (auteur de Le roman national des marques : le nouvel imagi­naire français). Il a raison : ce sont les marques qui portent aujourd'hui les identités nationales, voire régionales, d'ailleurs. Et, au fond, les politiques sont devenus des gestionnaires financiers. La politique, n'ayant plus de grandes idéologies, a perdu une grande partie de sa fonction. Alors que de Gaulle parlait de la France à tous les coins de rue, Emmanuel Macron ne cherche pas à incarner la France au sens où il faudrait qu'il soit à la fois paysan et ouvrier, vieux et jeune, homme et femme, montagnard et paysan de la plaine... Il ne joue pas avec ça.

La famille aussi a évolué dans sa structure. Quel est l'impact sur la société de consommation ?

J. V. : Le problème, c'est que 63 % des bébés naissent hors mariage. Et 30 % des familles sont recomposées. Nous vivons avec des familles tribus qui ne sont plus institutionnelles. Mais, ça ne veut pas dire qu'elles ne sont pas très solidaires et dans l'entraide. Par exemple, sur le marché du travail, la tribu familiale est le premier réseau pour trouver un boulot, bien avant France Travail. La tribu familiale est très solide, mais elle n'est pas institutionnelle. On a envie d'être libres, dans notre couple, dans notre travail... On n'est même plus convaincus qu'il nous faille un CDI pour vivre, même si les autoentrepreneurs ou les indépendants travaillent 40 % de plus que les salariés... On ne sait pas comment sera notre retraite... Les Français ne sont plus prêts à concéder aux institutions la direction de leur vie. Donc, quelque part, on n'a jamais été aussi libres. Mais la liberté, ça augmente le risque de rater.

Que fait-on de cette liberté ?

J. V. : Des tas de choses. On part en vacances, on voyage, on consomme de la culture, on surfe sur Internet, on regarde des séries. Les Français n'ont jamais eu autant d'outils d'information. Certaines émissions TV attirent des millions de téléspectateurs qui écoutent des intellectuels leur expliquer leur vision du monde. Nous sommes dans une société qui se cultive énormément. Et puis, à l'opposé, il y a une société qui est en refus, géographiquement loin et qui n'a pas de réseau, pas les codes... Mais en même temps, il n'y a jamais eu autant de gens qui sont installés à la campagne. Dans tous les villages, il y a de nouveaux habitants, qui ont fait des études et ont choisi de vivre là. Du coup, ils réinventent un micromaillage du territoire, un réseau de solidarité. Face à ce changement profond, il y a parfois un sentiment négatif, un sentiment d'effondrement parce qu'on passe d'un modèle culturel à un autre... On passe de l'idéologie du progrès à la guerre climatique, donc on change de monde. Et quand on change de monde, s'il n'y a pas de leader, à quoi se raccrocher ?

Un mot sur les seniors. Que pensez-vous de la place qu'ils occupent dans la société ?

J. V. : Entre 60 et 80 ans, une tranche de vie sociale, démocratique, éducative s'ouvre aux seniors. C'est ça qui est nouveau dans nos sociétés. À partir de 60 ans, les gens s'engagent, ils sont élus locaux, administrateurs d'associations et ils votent... Ils constituent une classe démocratique extraordinaire. Chaque génération a sa fonction sociale.

Quel est l'impact des évolutions récentes des conditions de travail et de la perception du travail dans notre société ?

J. V. : Le discours sur le travail s'est développé avec la recherche industrielle, puis, petit à petit, nous avons basculé dans une société du temps libre. Ce qui est passionnant, c'est de réussir à redonner au travail sa densité, sa fonction. Le travail, c'est ce qui nous relie les uns aux autres pour donner de la force à l'humanité, pour lui permettre de tenter de maîtriser le monde et, si possible, de sortir de la guerre climatique. Et comment redonner de la force ? Il faut que le travail redevienne une valeur forte, mais à l'intérieur d'une société du temps. Le temps utile au travail, c'est un vrai sujet. Si le télétravail augmente la productivité, c'est parce qu'il y a beaucoup moins de réunions et moins de temps perdu. Et il n'y a pas d'âge pour aller travailler, cela dépend des métiers. Le taux de Français au travail, entre 14 et 64 ans, n'a jamais été aussi élevé en France.

Cela engendre-t-il un risque de détachement par rapport à l'entreprise ? On est moins souvent rassemblés, tous ensemble, sur un lieu de travail.

J. V. : C'est un vrai sujet de préoccupation. L'entreprise est la structure qui emporte la confiance des citoyens bien avant les politiques, et de très loin. Les PME ont un taux de confiance énorme et les grands groupes ont marqué des points pendant la pandémie. Quand vous demandez aux Français ce qui symbolise la République, ils répon­dent une école, une mairie et, en troisième, une entreprise. Pourquoi ? Parce que c'est le lieu du travail, des amitiés, des amours parfois... Le sentiment d'utilité, c'est aussi le sentiment d'exploi­tation, bien sûr. Tout cela change et, dans les entreprises, on évolue vers un modèle de jours par semaine de télétravail. On sent que ce modèle est possible, car il maintient les équilibres.

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