Edwy Plenel : "Depuis 15 ans, Mediapart réhabilite le journalisme d'intérêt public"
À l'occasion du 15e anniversaire de Mediapart, sa figure de proue et cofondateur, Edwy Plenel, se livre, en exclusivité pour Emarketing.fr, sur la genèse et les grandes réussites du média indépendant depuis sa création.
Emarketing.fr : En 2008, Mediapart était lancé. Qu'est-ce qui vous a poussé à fonder ce média ?
Edwy Plenel : Il y avait deux défis à relever. Le premier concernait la révolution numérique et la crise qu'elle provoquait dans la presse généraliste de qualité. Nous voulions donc créer un laboratoire pour montrer que nous pouvions proposer une presse de référence, sérieuse, rigoureuse, novatrice, inédite et totalement digitale. Par son succès commercial et éditorial, Mediapart a réussi à relever ce premier défi. Le second concernait l'indépendance du média. En 2008, lorsque nous avons élaboré ce projet, nous étions à l'aube des crises qui ont abouti au paysage actuel dans lequel des hommes richissimes, extérieurs aux métiers de l'information, ont pris le contrôle des médias privés. Il fallait donc montrer que nous étions capables de fonder un journal de journalistes qui ne vit que par le soutien de ses abonnés, sans aucune autre recette : sans publicité, sans mécène, sans accord avec les plateformes numériques, sans subvention étatique... Ces deux défis ont reflété l'essence même de Mediapart, auquel personne ne croyait à l'époque, qui était de dire que l'information avait une valeur et que les gens étaient prêts à payer si elle était indépendante, intègre et participative. Nous avons ainsi été pionniers mondiaux sur le modèle d'abonnements digitaux payants qui, aujourd'hui, a été adopté par tout le monde.
En 2019, l'ensemble du capital de Mediapart a été acquis par la SPIM (Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart). De même, comme vous l'avez évoqué, avec son slogan "Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter", Mediapart est à contre-courant des autres groupes de presse par son modèle sans publicité. Cela est-il nécessaire selon vous pour conserver l'indépendance du média ?
Oui, je le pense car derrière ces grands mots comme l'indépendance, il y a un mot plus simple : la confiance. Nous avons réussi à créer la confiance avec le public et c'est ce qui explique la réussite exceptionnelle de Mediapart en 15 ans. Les lecteurs voient bien qu'il n'y a aucun intérêt extérieur au métier de journaliste, aucune influence économique, aucun conflit d'intérêts... Pour pérenniser le modèle Mediapart, nous avons effectivement considéré qu'il était important de sanctuariser le capital du journal, en le rendant inviolable et non cessible. Et c'est ce que nous avons fait avec la création, en 2019, de la SPIM (Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart) et du FPL (Fonds pour une Presse Libre). Ces deux organismes sont au service de l'intérêt général et protègent, dans le cadre de sa mission d'intérêt général, l'indépendance de Mediapart. Les dons que le FPL reçoit sont utilisés, non pas pour Mediapart, mais pour l'écosystème de la presse afin d'aider les médias indépendants. Ce fonds n'est, cependant, pas sous le contrôle de Mediapart. C'est important pour garantir l'indépendance et pour éviter tout conflit d'intérêts.
Mediapart a réalisé un chiffre d'affaires de plus de 21 millions d'euros en 2022. Est-ce au-delà de toutes vos espérances lorsque vous avez lancé le média en 2008 ?
En réalité, cela fait trois ans que notre chiffre d'affaires dépasse, chaque année, les 20 millions d'euros. L'année dernière, nous avons réalisé 12 % de rentabilité. Mediapart est bénéficiaire depuis 2010. Ce sont des résultats exceptionnels car nous affichons comme seule et unique recette les abonnements des lecteurs. Aujourd'hui, Mediapart est dans le quinté de tête en nombre d'abonnements numériques dans l'Hexagone. Si vous enlevez le magazine de consommation Que choisir et le quotidien sportif L'Équipe, nous sommes dans le trio de tête juste derrière Le Monde et Le Figaro. En seulement 15 ans, c'est exceptionnel ! De plus, aucun artifice de recrutement de ces abonnés n'est déployé par Mediapart, contrairement au Monde ou au Figaro qui ont des partenariats avec Google ou avec les opérateurs téléphoniques. Quant à l'ampleur de cette réussite, je mentirais en disant que je l'avais prévue. J'étais certain que nous avions raison, mais j'étais loin d'imaginer que nous arriverions à réunir 220 000 abonnés, comme c'est le cas aujourd'hui.
À ce stade, quels sont les nouveaux objectifs de Mediapart ?
Selon moi, si nous ne commettons pas d'erreur et si nous continuons d'être au rendez-vous de l'attente du public, rien ne nous empêche d'atteindre 250 000 ou même 300 000 abonnés. Et pourquoi pas, un jour ou l'autre, atteindre le demi-million d'abonnés. Dans mon souvenir, nous avions moins de 10 000 abonnés la première année et aujourd'hui, nous sommes à plus de 220 000. Il n'y a aucun plafond de verre pour la réussite de Mediapart. D'ailleurs, je me souviens de notre première campagne de communication, lancée à la fin de l'année 2008, imaginée à partir d'une déclaration péremptoire d'Alain Minc. Il disait que l'information devait être gratuite sur internet et que le compte économique de Mediapart allait s'effondrer. Dans cette campagne ironique, nous avions repris cet extrait en commentant "Il s'est toujours trompé, abonnez-vous !", comme s'il était une boussole qui indiquait le sud.
À vos yeux, quels sont les plus grands succès de Mediapart durant ces 15 années ?
Je pense qu'il y a trois principaux succès. Tout d'abord, le succès éditorial. Depuis 15 ans, nous avons réhabilité le journalisme d'intérêt public, d'enquête et d'impact qui fait la réputation de Mediapart par ses nombreuses investigations et ses différentes révélations. Depuis notre création, nous avons publié 6 300 enquêtes, soit plus d'une par jour. À l'instar des affaires Bettencourt, Cahuzac, Kadhafi-Sarkozy et bien d'autres révélées par Mediapart, certaines sont très célèbres et ont bouleversé le paysage politique français. Ensuite, le deuxième succès concerne nos résultats économiques comme nous l'avons déjà évoqué. Enfin, la troisième plus grande réussite de Mediapart est moins connue mais se joue sous les yeux de tout le monde : il s'agit de la transmission. Le défi des fondateurs du journal dont je fais partie était de transmettre un savoir-faire, une tradition et des valeurs à une nouvelle génération. La plupart des 140 salariés de Mediapart ont, aujourd'hui, entre 25 et 45 ans. Cette transmission est la réussite la plus sensible et la plus personnelle. Elle se traduit par le partage de toutes les valeurs internes de Mediapart. Par exemple, le salaire le plus haut, au sein de notre entreprise, ne dépassera pas le triple du salaire le plus bas. De même, nous appliquons les mêmes principes sociaux et féministes (parité, bienveillance...) que nous défendons dans nos colonnes. Cette culture de l'entreprise représente, pour moi, un succès fondamental de Mediapart.
Pour célébrer les 15 ans de Mediapart, avez-vous déployé une campagne de communication ?
Oui, tout d'abord, nous organisons une tournée dans toute la France de 15 dates qui permettra aux lecteurs de venir à la rencontre de la rédaction de Mediapart. Le premier évènement s'est tenu à Paris le 25 mars dernier. Pour l'occasion, la campagne d'affichage Sans nous, vous ne l'auriez pas su a été déployée dans les stations de métro en Île-de-France. Nous voulions montrer l'utilité de notre journalisme d'impact. Pour cela, nous avons conçu, avec l'agence de communication Adesias, plusieurs affiches imaginées sous forme de quiz mettant en exergue toutes les révélations que nous avons réalisées. Les questions "Un ministre chargé de lutter contre la fraude fiscale qui fraude le fisc pendant 20 ans, vous y auriez cru ?" ou, encore, "Un ancien président mis en examen pour association de malfaiteurs, vous y auriez cru ?" précèdent ainsi le slogan "Sans nous, vous ne l'auriez pas su". La campagne s'accompagne de messages audio diffusés sur des podcasts de Radio France et d'une vidéo virale diffusée sur les réseaux de Mediapart. Elle sera à nouveau déployée dans toutes les villes où nous viendrons à la rencontre des lecteurs et des abonnés du journal. Parallèlement, une offre spéciale permettant de s'abonner à Mediapart pendant un an pour seulement 15 euros a été proposée pendant une semaine. Celle-ci se renouvellera à chaque date de notre tournée.
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L'année dernière, Mediapart lançait le jeu vidéo Rubicon : a conspiracy of silence sur le phénomène des lanceurs d'alertes. D'autres initiatives similaires ont-elles été imaginées ?
Cela correspond à notre univers d'inventions en ligne composé de développeurs, d'artistes, de vidéastes... Nous avons réalisé un film l'an dernier (Media Crash - qui a tué le débat public ?) qui est sorti au cinéma. Celui-ci a rencontré un grand succès auprès des spectateurs. Nous allons prochainement sortir un documentaire sur les guets-apens homophobes, une réalité très ignorée par les médias et les autorités. Montrer des réalités ignorées fait partie de nos principales missions. Plusieurs ouvrages seront également publiés, cette année, par les éditions du Seuil dont un notamment répertoriant 15 grandes enquêtes menées par Mediapart depuis 15 ans. La sélection de ces dernières a été faite de manière participative car ce sont les lecteurs qui les ont choisies. Ce livre paraîtra en juin. Pour toutes ces différentes créations, nous nous sommes imposé une exigence de qualité et de rigueur.
Enfin, vous avez récemment déclaré que vous alliez prochainement passer la main. Quel(s) message(s) transmettez-vous à vos successeurs ?
Nous organisons effectivement une transition en douceur. Les cofondateurs ont progressivement passé la main. François Bonnet qui était directeur éditorial est aujourd'hui le président du FPL, Marie-Hélène Smiéjan qui était directrice générale vient de laisser sa place pour devenir présidente de l'association pour le droit de savoir. De mon côté, un processus interne est en cours pour que la transition ne se traduise pas par le fait du prince. Elle doit correspondre à ce qu'est devenu Mediapart et doit donc se concrétiser de manière harmonieuse. J'ai annoncé à l'avance cette mise en retrait progressive, qui devrait être effective en 2024, pour montrer qu'il ne s'agit pas d'une rupture mais d'une procédure organisée et préparée. J'ai un seul message à transmettre à nos successeurs : "L'inquiétude est l'antichambre de l'espérance", pour reprendre le néologisme de l'écrivain portugais Fernando Pessoa. Je pense qu'il faut toujours savoir se mettre en inconfort. L'intranquillité est la base du métier de journaliste et il me semble nécessaire de l'intégrer au sein de la pratique interne d'une entreprise.
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