[Saga digitale] Kodak : non, le numérique ne l'a pas tué
Le numérique est souvent pointé du doigt comme le seul coupable de la mort de Kodak. Et si le responsable de cette Bérézina industrielle n'était pas celui qu'on pense ? Analyse avec Tips Tank, cabinet conseil en innovation digitale.
Je m'abonnePendant 100 ans, Kodak a régné sans partage sur le monde de la photographie. Créée en 1880 par George Eastman, inventeur du négatif et longtemps considéré comme le Henri Ford de la photo, la marque domina sa catégorie en détenant jusqu'à 90% du marché, avec des ventes dépassant 10 milliards de dollars en 1981 et un effectif de près 70 000 employés dans le monde.
Des succès en cascade
Ce fut l'époque glorieuse où Kodak enchaîna les innovations et les réussites commerciales. Du Brownie, l'appareil photo pour enfant à 1 dollar en 1900, à l'Instamatic en 1963, vendu à plus de 50 millions d'exemplaires, en passant par la légendaire pellicule Kodachrome créée en 1935, rien ne semblait lui résister.
En 1985, Leo J. Thomas, directeur général adjoint de Kodak et directeur de sa recherche, déclarait au Wall Street Journal " Il est très difficile de trouver quoi que ce soit dont la marge bénéficiaire soit comparable à celle de la photographie couleur... et qui soit légal. " En effet, avec une marge de 80%, l'argent coulait à flot.
La bourrasque numérique
Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'à la fin des années 90 qui virent l'arrivée des premiers appareils photographiques numériques. Dès lors, tout alla très vite. Avec une adoption fulgurante de cette nouvelle technologie par le grand public, les ventes d'appareils argentiques chutèrent dramatiquement pour ne quasiment plus rien représenter en 2005 provoquant, par extension, l'effondrement du business de la pellicule argentique et par là même l'effondrement de Kodak.
Si l'histoire s'arrêtait là, on dirait que Kodak n'a pas vu venir le virage du numérique et que ce manque d'anticipation le conduisit à sa perte.
S'adapter aux technologies de ruptures
Cependant la vérité est un peu différente car ce n'est pas le numérique qui a tué Kodak, mais son incapacité à adapter son business model aux technologies de ruptures.
En effet, peu le savent mais c'est la R & D de Kodak qui est à l'origine de l'invention de l'appareil numérique. Grassement dotée, prolifique et compétente, la recherche était financée avec ce qu'on appelait le " Eastman Nickel ". Sur chaque dollar de pellicule vendue, cinq cents étaient destinés à la recherche. Et c'est en décembre 1975 qu'un jeune ingénieur de 26 ans, Steven Sasson, inventa l'appareil photographique numérique.
Trois ans plus tard, le premier appareil photo numérique est breveté par Kodak mais il termine sa pourtant très prometteuse carrière sur l'une des innombrables étagères du département R & D car la marque et ses dirigeants refusèrent de le mettre sur le marché de peur qu'il ne provoque l'arrêt de la vente des pellicules.
Et c'est bien là le noeud du problème et la cause de la chute de ce géant : ne pas avoir su quoi faire face à l'inéluctable alors que sa seule option était de redéfinir le business model de l'entreprise et de prévoir la transition de l'ancien au nouveau modèle.
S'adapter aux technologies de rupture est un défi ardu pour les sociétés qui nécessite d'être à l'écoute de son marché, de ses tendances, de comprendre les attentes et les comportements de ses consommateurs et surtout d'avoir une vision claire de ce qu'est sa marque.
Des faux pas stratégiques
Kodak pensait être un vendeur de solutions photographiques alors qu'il était un acteur de l'imagerie.
Preuve de ce manque de vision, la marque avait déjà raté d'autres virages que celui du numérique. En effet, en 1945 elle avait éconduit un certain Chester Carlson qui lui avait proposé un brevet révolutionnaire. Trois ans plus tard, sur la base de ce même brevet, le malheureux ingénieur fonda... Xerox.
Et en 1950, c'est un autre ingénieur qui fut à son tour éconduit, un certain Edwin H. Land qui venait proposer à Kodak un procédé de photographie instantanée. De ce refus naquit Polaroïd.
Et l'histoire ne s'arrêta pas là ! Lorsque Kodak voulu s'attaquer à ce marché en 1976, la marque enfreignit le brevet de Polaroïd et après 10 ans d'une âpre bataille juridique, elle fut condamnée à lui verser 1 milliard de dollars.
Cette série de faux pas stratégiques majeurs atteignit son sommet en 2007 lorsque Kodak décida de vendre sa division santé d'imagerie médicale pour 2,5 milliards de dollars, afin de réduire sa dette et de rattraper son retard dans le domaine des appareils numériques. En effet, la même année, Apple sortait l'Iphone qui annonçait la fin programmée des appareils photos numériques !
Innovation n'est rien sans vision...
On ne peut donc pas dire que Kodak ne vit pas le numérique venir. Non seulement il fut l'inventeur de cette innovation de rupture mais il en fut également un acteur extrêmement prolixe en matière d'inventions. Sur les près de 20 000 brevets que la marque déposa, plus de 1 000 étaient centrés sur la technologie numérique. Comble de l'ironie, ils furent vendus fin 2012 pour 525 millions de dollars à un consortium composé d'Amazon, Apple, Google, Facebook, Microsoft, Samsung...
Moralité : ce n'est donc pas le numérique qui tua Kodak mais son incapacité à se transformer dans un monde qui va de plus en plus vite et où, à peine sortie, une innovation peut déjà être obsolète, chassée par celle qui prendra sa place.
Proverbe chinois : " Dans un bateau qui navigue à contre-courant, qui n'avance pas recule. "