Gilles Babinet (Captain Dash): "Démocratiser la culture de la data"
Toutes les activités produisent des données abondantes, mais pas toujours simples à analyser. Gilles Babinet, président et cofondateur de Captain Dash, nous explique comment la mise en perspectives des données de l"entreprise aide à prendre les bonnes décisions.
- Qu'est-ce que l'analyse de la data apporte dans le processus de transformation des entreprises ?
"La datavisualisation permet de démocratiser la donnée et la rendre accessible à différents cercles dans l'entreprise."
La donnée peut créer des niveaux de transparence qui génèrent de l'efficacité. L'entreprise du XX e siècle était tayloriste et bureaucratique. Celle du XXI e siècle est plus horizontale et assez scientifique, en ce sens qu'elle s'appuie sur la data pour expérimenter de nouvelles solutions avec des boucles de rétroaction courtes. C'est notamment le sens de l'AB Testing. Pour aller dans cette direction compliquée mais plus efficace, il faut trouver les bonnes méthodes et des indicateurs faciles à comprendre. Chez Captain Dash, nous récupérons les données des entreprises ou des organisations, qu'elles soient structurées ou pas, puis nous synchronisons rapidement celles dont les équipes ont besoin pour comprendre leur business. La datavisualisation permet de démocratiser la donnée et la rendre accessible à différents cercles dans l'entreprise. Il faut pouvoir aller au-delà des contrôleurs de gestion ou des directions qui ont traditionnellement ce talent de faire parler la donnée. Pour la plupart des collaborateurs, voir une courbe ou un graphique est beaucoup plus parlant qu'un fichier Excel partagé. Si on sait mettre la data en situation et dans un contexte, on peut réussir à évoquer des situations assez complexes et aider à prendre les bonnes décisions.
- Toutes les entreprises, même les moins avancées dans leur transition numérique, ont-elles intérêt à recourir à la datavisualisation ?
La donnée reproduit le modèle de l'entreprise. Si l'entreprise est en silo, la donnée sera en silo. Même dans ces situations, aborder la question de la transformation à partir d'un dashboard peut être intéressant car cela crée une culture de la transparence et de transversalité. Beaucoup des dashboards que nous réalisons sont affichés dans les services de ressources humaines ou dans des halls d'entreprises. Depuis la création de l'entreprise, en 2009, nous avons vu beaucoup d'expériences différentes et nous avons aussi beaucoup appris de nos clients. Nombreux sont ceux qui ont complètement changé leur mode de fonctionnement et augmenté leurs performances grâce aux datas. La datavisualisation permet aussi de partager les bonnes pratiques. Si un réseau bancaire de 2000 agences est capable de montrer que certaines sont plus performantes que d'autres, cela peut donner envie au directeur d'une agence moins performante de passer un coup de fil à son collègue plus performant et d'échanger sur leurs méthodes de travail. Il y a encore beaucoup de domaines où les gens n'ont aucune vision de leur performance. Ils ne peuvent donc pas se comparer par rapport à la moyenne de leur métier ou de leur secteur d'activité.
- Quelles données est-il pertinent d'utiliser ?
On peut utiliser les données propriétaires (celles qui sont physiquement à l'intérieur de l'entreprise) et les données de l'entreprise déléguée (qui appartiennent à l'entreprise mais que l'on retrouve par exemple dans Google Analytics). On peut y agréger des données macro fournies par les instituts d'études ou les données publicitaires, ou encore des données issues de l'opendata (Insee, Etalab...). Finalement, peu importe ! L'objectif est d'acquérir une culture de la data pour engager la transformation de l'entreprise.
- Quel est le degré de maturité des entreprises françaises sur ce sujet ?
Dans notre pays, la culture de la data n'est pas encore installée ! On en est au tout début et les choses progressent assez lentement. J'ai tendance à penser que cela devrait être plus rapide mais cette rupture dépend beaucoup de la culture des managers et des entreprises. Beaucoup de dirigeants sont tout à fait prêts à accélérer dans ce domaine mais cela soulève beaucoup d'enjeux de compétences aux différents niveaux de l'entreprise. Il faut donc aider les collaborateurs à se servir de ces outils. Dans cette nouvelle manière de travailler, il est aussi important de pouvoir définir des Key Strategic Objectives (KSO), comme le font déjà les Gafa. Même sur des sujets pas forcément bien quantifiés, cela permet d'avoir une perspective, de trouver les moyens de construire des stratégies qui s'appliquent dans tous les domaines de l'entreprise.
- En matière de compétences, comment la France se situe-t-elle par rapport à d'autres pays ?
Sur des domaines assez simples, comme l'analytics internet, on trouve davantage d'expertises dans les TPE au Royaume Uni, où l'e-commerce et les réseaux sociaux sont très développés, que chez les grands comptes français. Sur les algorithmes ou le traitement des données, il y a, quelques cas intéressants en France.
Entrepreneur du digital, Gilles Babinet a créé plusieurs sociétés dans divers secteurs : Escalade Industrie, Absolut Design (design et développement de sites web), Musiwave (services de musique mobile), Eyeka (services de co-création aux marques)... En 2009, il fonde avec Bruno Walther Captain Dash, qui offre aux directions marketing des outils pour créer des dashboard centralisant l"ensemble des données de l'entreprise. Après avoir présidé le Conseil national du numérique (2011), il a été nommé en 2012 Digital Champion de la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux du numérique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le numérique, dont Big data, penser l'homme et le monde autrement (Le Passeur, 2015).
- Les recrutements de Chief Digital Officers ou Chief Data Officers permettront-ils d'acquérir cette culture de la data ?
Les Chief Digital Officers ou Chief Data Officer peuvent faire de la pédagogie dans l'entreprise, répondre aux questions autour de la collecte de la donnée... C'est dans cet esprit que ces postes doivent se développer. D'ailleurs, selon un récent travail d'analyse que je viens de réaliser en partenariat avec Les Echos, on s'aperçoit que la situation a bien progressé en un an. Pour autant, c'est au CEO d'avoir une vision de l'entreprise de demain et de faire en sorte de casser les silos. Si la data n'a pas d'impact sur l'organisation, elle perd une grande partie de son sens. Le problème de fond, c'est que la transformation digitale reste trop lente du fait des problèmes de culture, d'expérience, de génération...
- Quels types de datavisualisations peuvent aider les directeurs marketing ?
"Avec le Big Data, le marketing tel que nous le connaissons a vocation à disparaître pour une culture beaucoup plus globale et une expérience plus intégrée."
Cela peut être des choses très simples mais qui ne sont pas utilisées très souvent. Puisque l'omnicanal est une vraie révolution, il est intéressant de mettre en relation les différents investissements de l'Inbound Marketing avec le trafic et les ventes générées sur les différents canaux. On peut aussi créer des corrélations entre la météo et les ventes, voir les résultats d'une campagne de publicité nationale sur différentes cibles socio-démographiques... On connait tous la maxime de l'homme d'affaires américain John Wanamaker : " La moitié de l'argent que je dépense en publicité est gaspillée. Le problème, c'est que je ne sais pas laquelle ". Nous rencontrons de nombreux directeurs marketing qui gèrent des budgets de centaines de millions d'euros et se résignent encore à ne pas savoir. La data peut les aider à rendre leurs investissements marketing plus productifs.
- Quel rôle cela peut-elle avoir sur la relation client et le taux de transformation des ventes ?
On peut toujours mesurer le comportement du consommateur final pour essayer de diminuer le taux d'attrition et faire progresser les ventes, mais la question de la relation client s'inscrit plus largement au coeur de la culture digitale de l'entreprise et de la compréhension commune des objectifs. Certains secteurs de la grande consommation sont encore complètement dans la culture de la palette. Quand on commence à dessiner la relation avec le client final à partir de la donnée, cela change complètement la manière de travailler.
- Quels pans du marketing seront les plus impactés par la généralisation de la culture de la data ?
La puissance du Machine Learning dans les tâches basiques aura de grosses répercussions sur les métiers. Sur certains types de diagnostics, ces technologies d'intelligence artificielle, qui sont une prolongation du Big data, obtiennent déjà des taux de réussite bien supérieurs à ceux des humains. Avec le Big Data, le marketing tel que nous le connaissons a vocation à disparaître pour une culture beaucoup plus globale et une expérience plus intégrée. On voit déjà que ce niveau d'expérience fonctionne le mieux chez les acteurs les plus intégrés. L'un des facteurs d'efficacité de Google, c'est que nous ne voyons même plus que nous cliquons sur des liens sponsorisés, tellement ils sont intégrés. Les grands métiers de la communication et du marketing devront sans doute repenser totalement leur façon de fonctionner et leur raison d'exister car les annonceurs communiqueront davantage dans le rebond, avec des communications très verticalisées. Le Brand Content n'est peut-être d'ailleurs pas une étape ultime, mais plutôt intermédiaire dans ces évolutions.
- La data suscite souvent des peurs chez les utilisateurs. Faut-il craindre le développement de datablockers, sur le modèle des adblockers ?
C'est à la régulation de traiter les questions de comportements non éthiques. D'ailleurs, si on devait bloquer la data, que bloquerait-on ? Les mails, les FTP, les chats ? Cela n'a pas grand sens... Pour ne pas laisser de trace numérique, certaines personnes refusent de se faire géolocaliser et finissent souvent par avoir des informations moins pertinentes. Face à ce constat, on finit par se lasser et par accepter d'être géolocalisé.
- L'Union européenne a adopté en avril un nouveau règlement général sur la protection des données personnelles. Témoigne-t-il d'une réelle ambition de l'Europe dans le numérique ?
Ce texte, qui entrera en vigueur en mai 2018, est assez structurel sur le traitement des données à caractère personnel et des règles relatives à la libre circulation des données, même si sa portée a été largement atténuée avant l'adoption de sa version définitive par le Parlement européen. Il y a une vraie volonté de la Commission d'investir les sujets qui touchent au numérique mais ce n'est jamais suffisant et les réflexions sur ces nouvelles compétences ne sont pas harmonisées.
- Constatez-vous cette même volonté à l'échelon national ?
C'est un des drames de la France. J'en ai déjà parlé dans les rapports de l'Institut Montaigne auxquels j'ai participé, notamment Pour un " New Deal " numérique, paru en 2013, et Big data et objets connectés, faire de la France un champion de la révolution numérique, en 2015. Quand je vois la puissance de compréhension de la nouvelle génération, cela me conforte encore plus dans ma conviction qu'il faut réussir à dépasser le gap générationnel. Tout cela reste principalement un problème d'éducation.
- Sur quels sujets le Serial entrepreneur que vous êtes travaille-t-il en ce moment ?
Je travaille énormément sur le potentiel de l'Afrique, un continent en plein développement qui ne souffre pas des pesanteurs liées aux étapes intermédiaires des modèles anciens. Lors du symposium Africa4tech qui se déroulera du 2 au 5 novembre au Maroc, nous voulons montrer qu'il y a un modèle digital africain sur l'énergie, la santé, l'agriculture et l'éducation. L'innovation africaine peut insuffler une nouvelle vision du numérique. Il faudrait créer un grand partenariat avec l'Afrique pour miser sur le futur.
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